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rime excédante. Elle serait ainsi d'allure moins traînante et beaucoup plus moderne; mais pourquoi la loi observée partout ailleurs par Molière serait-elle violée ici? Comme l'un des points d'interrogation des vers 952 et 955 est évidemment fautif, nous devons croire que c'est le premier, le remplacer par une virgule et construire diamants, ainsi que nouvelle, comme régime direct. Le vers 952 et les deux qui suivent se rattachent aux précédents par les rimes; le dernier vers qui, au contraire, s'en détache par une rime nouvelle, forme une interrogation indépendante et qui s'applique à l'ensemble de ce qui vient d'être dit à la nouvelle de la mort du chef ennemi et au don des diamants. Ce vers peut ainsi commencer un nouveau groupe de rimes, suivant la règle générale.

En supprimant le premier point d'interrogation pour le seul respect de la métrique, on rend à ce passage, avec la ponctuation qui convient, les diverses intonations que Molière avait voulu y mettre.

CONCLUSION TOUCHANT LA RIME. LA CONCORDANCE.

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XXI. Ainsi donc, nous sommes, avec Molière, bien loin des rimes mêlées et de la liberté de La Fontaine. Ces exceptions mêmes, que nous avons signalées, à la règle générale de l'indépendance absolue des groupes de rimes ne sauraient nous faire noter une différence entre les stances de Molière et celles de la versification lyrique. Il n'est pas rare que deux stances, qui se suivent d'un même mouvement poétique, s'enchaînent l'une à l'autre par la syntaxe de leurs phrases. Malherbe luimême nous offrirait plus d'un exemple de cette liaison :

Il faut aller tous nus où le destin commande;
Et de toutes douleurs la douleur la plus grande,
C'est qu'il faut laisser nos amours:

La phrase continue à la strophe suivante :

Amours qui, la plupart infidèles et feintes,
Font gloire de manquer à nos cendres éteintes,...
(Éd. Lalanne, XIV, v. 16-20)

Si je passe en ce temps dedans votre province,
Vous voyant sans beautés, et moi rempli d'honneur,
Car peut-être qu'alors les bienfaits d'un grand prince
Mariront ma fortune avecque le bonheur :

Ayant un souvenir de ma peine fidèle,

Mais n'ayant point à l'heure autant que j'ai d'ennuis,
Je dirai Autrefois cette femme fut belle,
Et je fus autrefois plus sot que je ne suis.

(11, v. 21-28)

On sait que, chez Victor Hugo, c'est devenu un procédé dont il a parfois abusé. Combien de stances qui sont unies les unes aux autres par le même que, par le même si, par le même puisque, et dont le sens ne s'achève qu'à l'expiration du souffle lyrique!

Mais la stance ou la strophe doit toujours être considérée comme l'unité rythmique de la versification lyrique. « On admet généralement qu'elle doit offrir un sens complet. L'arrêt du sens à la fin de chacune des périodes rythmiques a pour effet de concourir à son unité. Aussi ne saurait-on se départir de ce principe que pour des considérations lyriques qui échappent à toute règle précise (1). » Nos stances et nos strophes sont donc

(1) Le Goffic et Thieulin, Nouveau Traité de Versification française, pp. 92-93. Les fameuses strophes d'André Chénier sur le Jeu de Paume, dont les auteurs citent un fragment, sont une véritable monstruosité de notre versification lyrique, quelle qu'en puisse être la valeur littéraire. On devrait les considérer comme des vers libres astreints à des mesures et à des rimes régulières, mais aussi peu répartis en strophes que possible.

soumises, en principe, à cette loi de concordance entre la phrase poétique et la période rythmique. Toutes deux commencent, se développent et finissent ensemble.

Or, si on voulait considérer Molière comme poète lyrique, on trouverait que sa versification, dès que le style s'élève avec la pensée, est une de celles où cette loi de concordance est le mieux observée. Trouverait-on, par exemple, dans les stances libres des Chœurs d'Esther, des Messéniennes de Casimir Delavigne ou des Méditations de Lamartine, beaucoup d'exemples de concordance plus parfaite que dans ces vers d'Alcmène et de Jupiter :

1.

ALCMÈNE.

C'est de ce nom pourtant que l'ardeur qui me brûle
Tient le droit de paroître au jour,

Et je ne comprends rien à ce nouveau scrupule

Dont s'embarrasse votre amour.

JUPITER.

2. Ah! ce que j'ai pour vous d'ardeur et de tendresse Passe aussi celle d'un époux,

3.

4.

Et vous ne savez pas, dans des moments si doux
Quelle en est la délicatesse.

Vous ne concevez point qu'un cœur bien amoureux
Sur cent petits égards s'attache avec étude,

Et se fait une inquiétude

De la manière d'être heureux.

En moi, belle et charmante Alcmène,

Vous voyez un mari, vous voyez un amant;
Mais l'amant seul me touche, à parler franchement,
Et je sens, près de vous, que le mari le gêne.

5. Cet amant, de vos vœux jaloux au dernier point,
Souhaite qu'à lui seul votre cœur s'abandonne,
Et sa passion ne veut point

De ce que le mari lui donne.

6. Il veut de pure source obtenir vos ardeurs,

Et ne veut rien tenir des noeuds de l'hyménée,

7.

Rien d'un fâcheux devoir qui fait agir les cœurs,
Et par qui, tous les jours, des plus chères faveurs
La douceur est empoisonnée.

Dans le scrupule enfin dont il est combattu,
Il veut, pour satisfaire à sa délicatesse,
Que vous le sépariez d'avec ce qui le blesse,
Que le mari ne soit que pour votre vertu,
Et que, de votre cœur, de bonté revêtu,
L'amant ait tout l'amour et toute la tendresse.
(I, 3; v. 577-607.)

Voilà le type de la versification d'Amphitryon quand la poésie et le style s'élèvent. De tels vers forment des stances absolument parfaites. Ailleurs, nous l'avons vu, si dans la vivacité d'un dialogue fréquemment coupé, il arrive qu'un groupe, pris à part, soit ordonné avec moins d'unité, il n'en constitue pas moins, par la forme extérieure, une combinaison de la versification lyrique. C'est une stance plus libre, beaucoup plus libre, mais c'est toujours une stance.

Un dernier rapprochement pourra servir de conclusion à cette étude de la rime chez Molière et chez La Fontaine. Essayons de donner à une fable de La Fontaine, dont nous avons déjà analysé les rimes mêlées (Les Membres et l'Estomac), la forme de la versification Moliéresque. Rien de plus facile :

LES MEMBRES ET L'ESTOMAC.

Les petits sont sujets à des fautes extrêmes.
Un jour les membres, las de nourrir l'estomac,
Dirent que tout leur gain allait dans ce bissac,
Et, croyant se venger, se punirent eux-mêmes.
Qu'il travaille s'il veut manger!

Chacun à son devoir ne veut plus se ranger :
Les pieds cessent d'aller, les mains cessent de prendre,
Et, lorsque l'estomac voulut les avertir

Qu'ils se repentiraient de le laisser pâtir,

Aucun d'eux ne voulut l'entendre.
Pendant que l'on s'applaudissait
D'avoir fait un si beau divorce,
Plus l'estomac s'affaiblissait,

Moins les membres avaient de force.
Enfin, quand de gronder les membres furent las,
Voulant prendre un air moins farouche,
Les pieds ne purent faire un pas,

Ni les débiles mains aller jusqu'à la bouche,
Et manque de secours l'estomac rétréci

Étant mort par leur faute, ils moururent aussi.

Ce n'est plus du La Fontaine, hélas ! mais ce sont des stances libres, écrites, comme celles de Molière, pour le théâtre. Nous n'avons pas eu, en effet, la peine d'essayer cette traduction. Nous l'avons trouvée toute faite dans Boursault (Esope à la Ville, II, 5).

Boursault, qui n'était pas un sot, a-t-il voulu vraiment rivaliser avec La Fontaine par ces fables qu'il a mises dans la bouche d'Ésope? Nous ne le croyons pas. La fable devenant, dans Esope à la Ville et dans Esope à la Cour, une tirade, dite par un acteur dont le rôle est d'ailleurs en alexandrins à rime plate, Boursault a cru pouvoir traiter les mêmes sujets que La Fontaine sous une forme différente. A cette versification en rimes mêlées que La Fontaine avait créée pour le récit familier, Boursault substituait les stances libres dont il avait trouvé dans la versification d'Amphitryon, si harmonieuse et si dramatique, un modèle parfait. Son seul tort a donc été d'oublier que le fabuliste grec n'avait plus rien à conter en français, après La Fontaine. Mais l'admiration respectueuse de ce grand maître ne s'imposait pas aux contemporains comme à nous autres. Major e longinquo reverentia! Et, à vrai dire, n'a-t-il pas fallu que notre oreille se fût faite à toutes les hardiesses

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