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conde, qui en a 28 sur 31, ne produisent, quant à la mesure, l'effet d'une versification vraiment libre. Nous devons aussi mettre de côté, croyons-nous, les vers de 7 syllabes qui, dans une fable, se détachent de l'ensemble des mesures parce qu'ils ne sont en contact qu'entre eux, dans des groupes plus ou moins importants, et particulièrement au commencement (1) ou à la fin (2) de la pièce. Quant à ceux qui viennent réellement altérer, par leur contact avec d'autres vers, cette demi-régularité qui résulte de l'emploi exclusif des mesures paires de 12, de 10 et de 8 syllabes, combien en trouve-t-on dans les Fables? A peine une cinquantaine, sur 10,000 vers environ !

«La cadence des vers de 7 syllabes, dit Quicherat (3), brise celle des vers de 8, et n'est point analogue à l'harmonie du vers de 12 les vers de 7 ont une marche sautillante qui leur est propre, et ils veulent être isolés. » On peut voir que, si La Fontaine ne les isole pas complètement, du moins il ne déconcerte presque jamais l'oreille en les rapprochant des vers de 8 syllabes, avec lesquels ils s'accordent le moins. C'est pour éviter celte discordance qu'il écrit avecque en trois syllabes, au quatrième des vers qui suivent :

Dans le cristal d'une fontaine
Un Cerf se mirant autrefois
Louoit la beauté de son bois,
Et ne pouvoit qu'avecque peine
Souffrir ses jambes de fuseaux,...

(VI, 9; v. 1-5)

Le contact entre les deux vers n'a lieu que 10 fois

(1) Cf. I, 12; vi, 17; viii, 13; ix, 1, 15.

(2) Cf. 1, 16; II, 17; iv, 11; v, 14; IX, 16.

(3) Traité de Versification française, 2e édition, p. 210.

dans les Fables; encore ne sont-ils que 3 fois unis l'un à l'autre par le sens (1) et ne trouve-t on jamais un vers de 7 syllabes entre deux vers de 8.

Enfin, les vers d'un nombre de syllabes inférieur à 7 n'apparaissent qu'à l'état d'exception. Les Fables ne contiennent que 27 vers de 6, de 4, de 3 ou de 2 syllabes, et pas un seul de 5 ni d'une syllabe.

En résumé, des vers de 12 et de 8 syllabes mêlés entre eux, le plus souvent sans aucun autre vers, parfois avec des vers de 10, beaucoup plus rarement avec des vers de 7 syllabes, et presque jamais avec des vers plus petits, tel est le type, devenu classique, de versification irrégulière que La Fontaine donna, en 1668, quand il publia les six premiers livres des Fables; et c'est bien là, en ce qui concerne la mesure, ce que nous appelons le Vers libre.

(1) Voici les 10 passages (les trois derniers sont ceux où les deux vers sont unis l'un à l'autre par le sens): II, 6, v. 40-41; III, 9, v. 7-8; iv, 20, v. 8-9; v, 10, v. 6-7; vi, 9, v. 10-11, 14-15; XII, 26, v. 14-15; v, 10, v. 10-11; x, 14, v. 37-38; XII, 26 (Le Soleil et les Grenouilles, fable éliminée par La Fontaine de son recueil de 1694), v. 22-23. · Cf. iv, 22, v. 65-67.

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Et les petits, en même temps,

Voletants, se culebutants,

Délogèrent tous sans trompette.

« Dans l'édition de 1678, l'imprimeur avait mis: se culbutans, qui est la véritable orthographe de ce mot; mais dans l'Errata joint à cette édition, La Fontaine rétablit se culebutans. Chamfort a donc eu tort de dire : « Voletants, se culbutants. Ce vers de sept syllabes entre deux vers de huit syllabes donne du mouvement au tableau, et exprime le sens dessus dessous avec lequel la petite famille déménage. » Avis aux commentateurs imprudents qui ont plus d'imagination que d'exactitude. Gail s'est permis cette correction:

Voletants et se culbutants. »

(Édition H. Regnier, T. 1, p. 358, note 21.)

Le vers de 7 syllabes n'est qu'une seule fois en contact avec le vers de 6 (1, 17, v. 4-5). Les deux vers sont séparés par un point.

MESURES DU VERS CHEZ MOLIÈRE : le remercîment au roI.

V. Avant la publication des Fables, Molière avait écrit sa pièce, qui parut en Janvier de cette même année 1668. Connaissait-il quelque chose du recueil? C'est assez vraisemblable, puisque nous savons, par la Préface de La Fontaine (1), que plusieurs fables (probablement répandues par des copies manuscrites) avaient déjà été accueillies par le public avec indulgence.

En tout cas, il connaissait les Contes, dont les deux premières parties, parues avant 1668, présentaient, dans les deux pièces les plus considérables: Joconde (1, 1) et La Fiancée du Roi de Garbe (II, 14), ainsi que dans Le Gascon puni (II, 13), un essai de versification très irrégulière.

Bien plus, Molière s'était essayé lui-même, cinq ans auparavant, en 1663, à écrire des vers libres, dans le Remerciment au Roi (2), dont voici le début :

Votre paresse enfin me scandalise,

Ma Muse; obéissez-moi :

Il faut ce matin, sans remise,

Aller au lever du Roi.

Vous savez bien pourquoi ;
Et ce vous est une honte

De n'avoir pas été plus prompte

A le remercier de ses fameux bienfaits;

Mais il vaut mieux tard que jamais.

Faites donc votre compte

10 syllabes.

7

8

7

6

782

8

6

D'aller au Louvre accomplir mes souhaits. 10

(v. 1-11)

C'était un essai malheureux. Parmi les 11 vers de ce

(1) Edition H. Regnier, T. 1, p. 8. Cf. Notice, p. xcv. (2) Edition Despois-Mesnard, T. 1, p. 295.

début, on en trouve de 5 espèces différentes de 12, de 10, de 8, de 7 et de 6 syllabes. Le reste à l'avenant. Dans cette pièce, qui n'a que 102 vers, il faut passer 17 fois, c'est-à-dire près de 2 foi- plus souvent que dans les 10,000 vers de La Foutaine, d'un vers à un autre qui se trouve d'une syllabe plus long ou plus court. Exemples:

Et, ceux que vous pourrez connoître,
Ne manquez pas, d'un haut ton,
De les saluer par leur nom....

8 syllabes.

7

8

(v. 34-36)

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Molière avait réussi à faire des vers libres tellement libres qu'ils n'avaient plus rien de la versification que la rime. Le rythme y est aussi insensible que dans certaines pièces modernes où le poète semble demander pardon de la liberté grande qu'il a prise de rimer ses ligoes.

VI. Molière écrivait alors pour être lu et non déclamé. Son royal lecteur a pu goûter quelque plaisir à cette prose rimée et familière qui faisait diversion à la pompe majestueuse des alexandrins et des vers lyriques. Mais l'homme de théâtre qu'était Molière ne pouvait songer à transporter à la scène cette versification sans rythme.

(1) Cf. v. 28-29, 29-30, 52-53, 53-54, 57-58, 101-102.

Ses comédiens n'étaient pas comme ceux d'aujourd'hui, qui aident si volontiers l'auteur d'une pièce en vers à faire croire au spectateur qu'il a écrit en prose. Ils étaient de leur temps, du temps de Monsieur Jourdain, qui avait fini par distinguer si nettement la prose des vers. Bien que façonnés par Molière lui-même à une déclamation moins chantante et plus terre à terre que celle de l'Hôtel de Bourgogne, ils n'eussent jamais compris que des vers dussent se dire comme : « Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit,» et ils eussent essayé, bien en vain, d'imprimer une allure cadencée à des vers comme ceux-là, qui sont dénués de toute cadence.

Molière n'a jamais songé à leur imposer une telle besogne. Écrivant pour la scène, il ne pouvait enlever au vers dramatique un rythme qu'il donnait instinctivement même à la prose. Qu'il suffise de rappeler les vers blancs qu'on a relevés en si grand nombre dans L'Avare, et surtout dans Le Sicilien.

C'est ainsi que sa phrase devient en quelque sorte le cadre exact et régulièrement divisé de la pensée; et les idées se groupent avec d'autant plus d'aisance ou s'opposent entre elles avec d'autant plus de relief et de vigueur que la symétrie des mesures en fait plus pleinement sentir la juste distribution.

MESURES DU VERS DANS L'AGÉSILAS DE CORNEILLE.

VII. Dans l'intervalle, le grand Corneille, qui était devenu le vieux Corneille, avait fait jouer, en 1666, Agésilas, intitulé, dans l'édition originale, tragédie en Vers libres rimez. « On prétend, dit Voltaire dans la préface d'Agésilas, que la mesure des vers nuisit beaucoup

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