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monument poétique, auquel chaque âge apporte, pour ainsi dire, sa pierre. C'est voir naître et grandir l'épopée, c'est étudier en quelque sorte l'histoire naturelle de l'imagination.

Les vies des saints contemporains d'Arthur nous présentent ce roi sous les couleurs de la réalité historique. C'est un chef barbare et violent, toujours en guerre avec ses voisins, soit pour repousser l'injustice, soit pour l'exercer à son profit. Il pille un monastère et accepte l'intervention du clergé il enlève la femme d'un chef voisin, et éprouve lui-même une semblable infortune1. Loin d'être le monarque universel, il n'est pas même le seul prince du petit royaume de Galles. Il combat les Saxons: mais ses victoires retardent seulement leurs conquêtes. Gildas, qui vivait à la même époque, résume assez exactement les exploits d'Arthur en ces termes : « La victoire restait tantôt aux Bretons, tantôt à leurs ennemis, jusqu'à la bataille de Hills, près de Bath, où les Bretons obtinrent un avantage signalé. Ce succès se borna toutefois à suspendre le progrès de l'invasion. Kerdic, le chef saxon, s'arrêta aux limites méridionales des comtés de Southampon et de Somerset. Voilà le vrai Arthur, l'Arthur de l'histoire.

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C'est chez les bardes mêmes du sixième siècle que commence l'apothéose. Tantôt ils célèbrent Arthur avec la modération qui convient à une mémoire récente; tantôt, emportés par l'enthousiasme lyrique, ils l'environnent déjà de quelques rayons fabuleux. Le chef breton, transfiguré par l'imagination de ses propres bardes, comme autrefois Alexandre par celle de ses historiographes, devient pour eux un personnage mythologique, mais non encore chevaleresque. Il n'y a point encore ici de table ronde, de tournois, d'amour, ni surtout de saint Graal.

Contes populaires des Bretons armoricains.

La tradition d'Arthur fit un progrès décisif dans la Bretagne française. Du sixième au douzième siècle, le peuple armoricain ne cesse de chanter la glorieuse légende. M. de

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La Villemarqué a publié, en 1842, une série de documents qui prouvent la perpétuité de cette tradition poétique parmi nos compatriotes de l'Ouest. Les Contes populaires des anciens Bretons, recueil formé soit d'après les vieux livres gallois, soit d'après les récits qui charment encore les veillées des campagnes, nous montrent le cycle chevaleresque d'Arthur flottant, comme toute véritable épopée, sur une nation entière, telle qu'une vaste atmosphère d'harmonie.

Ici pour la première fois le héros gallois est devenu l'idéal de la chevalerie. Il parcourt le monde en le délivrant des géants et des monstres : il tient cour plénière à Caerléon, en Galles, aux grandes fêtes de l'année, et réunit autour de sa personne la fleur des rois, des barons et des chevaliers de l'Europe. Nous reconnaissons près de lui les compagnons que lui donnèrent jadis les bardes cambriens, Keu, le sénéchal; Beduier, l'échanson; Gauvain, l'ambassadeur. Nous y trouvons de plus un personnage armoricain qui joue un trèsgrand rôle dans cette histoire : c'est Hoël, roi de la petite Bretagne, du pays même où la légende du monarque breton a reçu ses plus riches développements. Enfin l'innovation essentielle de l'ouvrage, c'est le nouveau lien qu'Arthur y établit parmi ses compagnons :

Fit roy Arthur la ronde table,

Dont les Bretons disent maint fable.

La table ronde était le domaine de l'égalité. Tous les convives y étaient assis et servis sans distinction, quels que fussent d'ailleurs leurs rangs et leurs titrès.

Il n'y avait pas un Français, pas un Normand, pas un Angevin, pas un Flamand, pas un Bourguignon, pas un Lorrain, pas un bon chevalier de l'orient à l'occident, qui ne se crût tenu d'aller à la cour d'Arthur; tous ceux qui recherchaient la gloire y venaient de tous les pays, tant pour juger de sa courtoisie que pour voir ses États; tant pour connaître ses barons que pour avoir part à ses riches présents. Les pauvres gens l'aimaient; les riches lui rendaient de grands honneurs; les rois étrangers lui portaient envie et le craignaient,

car ils avaient peur qu'il ne conquît tout le monde et ne leur enlevât leur couronne.

Geoffrol de Monmouth et les trouvères français.

Vers le milieu du douzième siècle, un archidiacre d'Oxford, Walter Calenius, ayant été faire un voyage en Armorique, en rapporta un très-ancien livre écrit dans la langue du pays, en celtique, et contenant un recueil des plus vieilles traditions de ce peuple. Il en fit présent à Geoffroy de Monmouth,· évêque de Saint-Asaph, dans le pays de Galles, et Geoffroy le mit en latin'. Quelques années après, en 1155, maître Wace, clerc de Caen, né dans l'île de Jersey, composa une longue histoire en vers français de huit syllabes qu'il appela le Brut, et où il raconta à son tour les faits et gestes des rois de la Grande-Bretagne, presque depuis la ruine de Troie jusqu'à l'an de Jésus-Christ 680, et cela sans préjudice d'une seconde histoire en vers, non moins longue, où sont consignés les règnes des ducs de Normandie, jusqu'à là sixième année du règne de Henri II'.

Après Wace, les trouvères français de la fin du douzième siècle s'emparèrent d'Arthur et de la table ronde pour en faire le sujet spécial de leurs récits. Comme Wace, ils abandonnèrent la longue strophe monorime, et y substituèrent les vers de huit syllabes rimés deux à deux, à la façon des fa

1. Galfredi Monemutensis Origo et Gesta regum Britanniæ.... Cette transmission des traditions bretonnes, ce voyage du vieux livre armoricain avaient excité longtemps l'incrédulité des plus savants critiques. Tous les doutes ont dû tomber devant les travaux de M. de La Villemarqué.

Outre les Contes Populaires des Anciens Bretons, le savant littérateur a publié aussi, sous le titre de Barzas-Breiz, ou Chants Populaires de la Bretagne, un recueil dont il raconte ainsi l'origine :

<< Ma mère avait rendu la santé à une pauvre chanteuse mendiante; émue par les prières de la bonne paysanne qui cherchait un moyen de lui exprimer sa reconnaissance, et l'ayant engagée à dire une chanson, elle fut si frappée de la beauté de la poésie bretonne qu'elle ambitionna, depuis cette époque, ce touchant tribut du malheur. »

2. Le Roman du Brut a été publié par M. Le Roux de Lincy, en 1836. 2 vol. in-8. Le Roman de Rou, par M. Fr. Pluquet, en 1827. 2 vol. in-8. 7

LITT. FR.

bliaux. Leurs poëmes se lisaient et ne se chantaient plus; ils n'avaient donc que faire de la mélopée monotone des vieilles chansons de geste. C'est dans le mètre de huit syllabes que furent composés tous les poëmes de la table ronde, dont les principaux sont ceux de Merlin, de Lancelot du Lac, du Chevalier à la charrette (Lancelot), d'Erec et Enide, de Tristan et du Chevalier au lion (Ivain) ‘.

Comparaison des Contes populaires armoricains avec
leurs imitations françaises.

Il est intéressant de comparer la poésie populaire des Armoricains avec la rédaction française de nos trouvères. C'est ainsi qu'on peut observer la dernière métamorphose de la tradition qui s'anime et s'épure au souffle chevaleresque du moyen âge. Prenons pour sujet de comparaison d'une part le poëme français intitulé le Chevalier au lion, par Chrétien de Troyes, de l'autre le premier des Contes publiés par M. de La Villemarqué : le savant éditeur nous suggérera lui-même la plupart des observations que nous allons mettre sous les yeux du lecteur. Le héros qui donne son nom au récit populaire est Ivain, ou Owen, comme l'appellent tous les monument celtiques.

Le conte qui célèbre les aventures de ce héros a été rédigé dans les premières années du douzième siècle, par un barde du Glamorgan, nommé Jeuann Vaour, à la prière du chef Greffiz ap Connaz, dont le règne fut le siècle d'Auguste de la littérature galloise; mais, comme tous les contes du cycle

4. L'histoire romanesque de Merlin est l'ouvrage d'un poëte français anonyme. Elle est inédite et se trouve, dit M. de La Villemarqué, dans la bibliothèque de la Société royale de Londres.

La plus ancienne rédaction française de Lancelot du Lac était du douzième siècle: elle s'est perdue dans ses transformations en prose, qui seules existent aujourd'hui. Le Chevalier à la charrette, qui a pour sujet un épisode de la vie de Lancelot du Lac, est l'ouvrage de Chrétien de Troyes, qui mourut vers 194. Ce poëme a été publié en 1849, par M. P. Tarbé, et, en 1850, par le docteur W. J. A. Jonckbloet.

Erec et Enide, Tristan et le Chevalier au lion appartiennent aussi à Chrétien de Troyes. Ce dernier poëme a été publié en Angleterre, par M. de La Villemarqué, en 1838.

M. Michelant a promis une édition complète des poèmes de Chrétien de Troyes.

d'Arthur, il n'est qu'une refonte d'anciens chants populaires. Il nous offre l'image de la société galloise à l'aurore de la chevalerie. Les mœurs des personnages portent l'empreinte d'une rudesse voisine de la barbarie : on n'y trouve pas encore ces sentiments de tendresse exaltée, cet amour raffiné et systématique qu'on remarque dans les ouvrages plus récents. Le conteur gallois commence par nous introduire à la cour d'Arthur à laquelle il prête une physionomie toute particulière et assez bourgeoisement pittoresque.

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L'empereur Arthur était à Caerléon-sur-Osk. Or un jour il était assis dans sa chambre, et avec lui se trouvaient Owenn, fils d'Urien, et Kenon, fils de Kledno, et Kai, fils de Kener, Gwennivar et ses femmes travaillant à l'aiguille, près de la fenêtre.

« Et l'on ne pouvait pas dire qu'il y eût un portier au palais d'Arthur, car il n'y en avait point1.... Or l'empereur était assis au milieu de la chambre, dans un fauteuil de joncs verts, sur un tapis de drap aurore, et il s'accoudait sur un coussin de satin rouge. Et il dit : « Si vous ne vous moquez pas de moi, seigneurs, je vais faire un somme, en attendant l'heure • du repas, et vous pouvez conter des histoires et vous faire servir par Kai une cruche d'hydromel et quelques viandes. » Et l'empereur s'endormit. »

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Le trouvère français Chrétien de Troyes, qui écrivit après 1160 un poëme en vers de huit syllabes sur le même sujet et sous le titre de Chevalier au lion, peint la cour d'Arthur sous des couleurs bien différentes. Le chef breton y figure en vrai roi: il y donne des leçons de prouesse et de courtoisie. Ses chevaliers, au lieu de s'attabler autour d'une cruche d'hydromel, se répandent dans les salles où les appellent les damoiselles, qui à leur tour dédaignant l'aiguille et les travaux de . Gwennivar, sourient aux récits galants des chevaliers et s'intéressent à leurs amours.

Cependant, chez le barde gallois, les chevaliers obéissent u roi endormi et content des histoires. Kenon raconte une

4. C'était une marque d'hospitalité chez les rois bretons que d'éloigner le portier, pour laisser un libre accès à tous les visiteurs.

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