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grande œuvre de Charlemagne, l'immence service qu'il rendit à la civilisation renaissante en arrêtant les invasions du Nord, s'est transformée dans les chansons de geste. Ce sont les Sarrasins qu'il repousse. Les trente-trois campagnes du grand roi contre les Saxons n'ont laissé de souvenir que dans le titre d'un seul ouvrage, le Guiteclin (Witikind) de Jean Bodel; c'est habituellement avec les Sarrasins d'Espagne, de Septimanie, d'Italie, d'Orient que nos poëtes le mettent aux prises. C'est une habitude chez eux de transformer en musulmans tous les peuples auxquels il fit la guerre ; de même que, pour donner à la lutte religieuse son expression la plus glorieuse et sa personnification la plus poétique, c'est à Charlemagne qu'ils attribuent volontiers tous les succès remportés sur les ennemis du nom chrétien. Ainsi la grande victoire de Poitiers, l'expulsion des Arabes de toute la Septimanie, sont enlevées à Charles Martel et à Pépin, pour être mises au compte de leur illustre successeur.

Chanson de Boland; Chronique de Turpin.

La plus ancienne et la plus remarquable épopée de ce cycle, c'est la fameuse Chanson de Roland ou de Roncevaux. Elle remonte, sous sa forme primitive et élémentaire, jusqu'au temps de Louis le Débonnaire. Le biographe anonyme de ce prince, qu'on cite sous le nom d'Astronomus, atteste que les héros qui périrent dans cette retraite étaient déjà de son temps l'objet des chants du peuple 1. La première rédaction qui nous en est restée a été écrite au onzième siècle par le trouvère normand Turold. Ce poëme, plus voisin de sa forme première, moins surchargé d'additions que les autres chansons de geste, présente à la lecture un plan d'une simplicité noble, d'un ton héroïque et quelquefois sublime. Ici nul épisode, nulle complication parasite: cinq chants suffisent au rouvère pour développer cette pathétique légende, cette dé

4. Publiée pour la première fois par M. Francisque Michel, en 4837, et par F. Génin, en 1850.

2. Voyez les Grandes Chroniques de France, t. II, p. 45,

faite triomphante d'un paladin vaincu par la trahison et par sa téméraire valeur.

L'Espagne est domptée; Saragosse seule résiste encore; mais le roi sarrasin qui la défend, Marsille, propose de rendre la ville et de recevoir le baptême. Un chevalier, Ganelon, est envoyé vers lui pour traiter de sa soumission. Mais Ganelo n est un traître; il s'engage envers le roi païen à faire tomber dans une embuscade Roland et l'élite des chrétiens qui formeront l'arrière-garde au moment de la retraite. Le complot s'exécute. Déjà Charlemagne a repassé les monts, lorsque Roland et ses compagnons sont attaqués à l'improviste dans la vallée de Roncevaux. Le preux guerrier pourrait aisément rappeler le gros de l'armée à son aide; il porte à sa ceinture un cor d'ivoire, un olifant (Elephas), dont le son formidable retentirait jusqu'à l'empereur: mais il dédaigne cette mesure de prudence que lui suggère Olivier, son frère d'armes. « Le combat s'engage: qui pourrait décrire et nombrer les exploits de Roland, de l'archevêque Turpin, d'Olivier? Ici tout est grandiose, et le champ de bataille et les héros. Cette phalange indomptable, qui ne recule jamais, jonche le sol de cadavres; mais elle périra sous les coups d'ennemis sans cesse renaissants. Enfin Roland fait résonner son cor; et l'empereur, qui en reconnaît le son, revient à travers les montagnes pour secourir son brave neveu. Mais il est déjà trop tard : tous les chrétiens ont péri; Olivier vient de succomber après des prodiges de valeur; Roland et l'archevêque mettent une dernière fois en fuite la tourbe des infidèles; mais épuisés de forces et de sang, ils meurent à leur tour, la face tournée vers l'ennemi, au moment où paraît leur vengeur.

Nous avons cité plus haut' un fragment de ce noble récit, celui de la mort de Roland. Nos lecteurs n'ont pas manqué d'admirer la fière allure de cette poésie primitive. Rien n'est beau comme cette mort héroïque du guerrier abandonné sur la montagne, seul avec son épée, à laquelle il adresse ses adieux, et qu'il cherche à briser pour la sauver de la honte

1. E. Geruzez, Histoire de la littérature française, p. 16. 2. Pages 65 et 66.

de tomber entre les mains des mécréants. Il frappe contre le rocher avec sa noble Durandal, et c'est le rocher qui se brise; et les paysans des Pyrénées montrent encore aujourd'hui au voyageur la brèche gigantesque qu'on nomme la Brèche de Roland. C'est ainsi que la tradition de ces vieux âges laissait partout de profondes traces, et, à défaut d'un langage digne d'elle, faisait de la nature elle-même l'expression de ses fortes pensées.

A côté des grandes images, on rencontre dans ce poëme des sentiments d'une élévation héroïque. Je n'en citerai qu'un exemple qui me semble comparable à un trait admiré de l'antiquité. On sait que Léonidas aux Thermopyles exhortait ses compagnons à prendre leur dernier repas, leur promettant qu'ils dîneraient ensemble chez Pluton. Dans une des recensions du poëme français, Turpin, blessé mortellement, rappelle aux siens le bonheur d'avoir fait fuir l'ennemi loin de leur champ de mort, il les exhorte à poursuivre leur avantage et leur promet de reposer cette nuit dans le ciel. Il faut lire cette pensée dans les termes de l'original, dont la simplicité me semble ici sublime.

Dit l'archevêque : « Pensez à l'exploiter.
Le champ est nôtre ! bien nous devons priser.
La mort m'approche, n'y a nul recouvrer,
En paradis, où sont les preux guerriers,
Sont les lits faits où nous devons coucher. »

Et ces hommes, qui n'attendent que la mort, s'occupent de se réunir tous dans leur future patrie; Roland va chercher l'un après l'autre ses vassaux blessés, il les apporte à l'archevêque pour qu'il les bénisse, et le vieillard mourant ouvre la vie éternelle à ses compagnons qui vont aussi mourir.

Lors vint aux comtes, ne les méchoisit (méconnut) mie,
Tous, un à un, les porta sans aïe (aide)

Devant Turpin, qui moult sut de clergie.

Turpin en pleure, lors n'a talent (envie) qu'il rie;
De Dieu les signe, en qui moult se confie,
Qu'il leur octroie la perdurable vie.

C'est ainsi que de l'inspiration chrétienne, la poésie épique du moyen âge savait tirer sans effort des beautés de premier ordre.

Nous devons dire ici quelques mots d'un autre ouvrage ana logue, composé certainement par un moine, et qui a joui d'une célébrité d'emprunt : c'est la chronique latine attribuée faussement à Turpin, archevêque de Reims, contemporain de Charlemagne. Elle a pour titre De vita et gestis Caroli magni; mais il s'en faut de beaucoup qu'elle en justifie toute l'étendue. Si on en excepte quelques phrases consacrées aux premiers exploits et à la mort de l'empereur, elle se réduit au récit de l'expédition entreprise contre les Sarrasins d'Espagne et à la déroute de l'arrière-garde française près de Roncevaux. Les préoccupations ecclésiastiques de l'auteur se révèlent dans le but qu'il assigne à l'expédition de Charlemagne le vrai motif, suivant lui, en fut un songe dans lequel saint Jacques de Compostelle avait commandé au monarque d'aller retirer ses reliques de la possession des Sarrasins. Elles se trahissent aussi dans la recommandation indirecte qu'il adresse aux princes de bâtir de nombreuses églises et de doter richement les monastères; sans cette précaution, assure-t-il, Charlemagne eût été infailliblement damné. C'est à tort que plusieurs critiques ont regardé cette légende monastique comme la source des poëmes carlovingiens. Il est prouvé qu'elle n'est au contraire qu'une compilation informe tirée des chants populaires dont elle détruit à la fois la hardiesse et la naïveté1.

Caractère féodal des chansons de geste.

Le second et le plus frappant caractère des chansons de geste, c'est l'inspiration féodale. Chantées dans les châteaux des fiers barons dont les ancêtres avaient lutté contre les derniers Carlovingiens et morcelé l'empire des Francs, elles devaient trouver un puissant écho, quand elles redisaient les

1. P. Paris, Berte uux grands pies, préface, p. nouard, Journal des savants, juillet 1832. Fauriel t. VIII, p. 390.

XXXV et suivantes. Ray-
Revue des Deux-Mondes.

combats acharnés et la valeur téméraire qui leur avaient conquis l'indépendance. Aussi les poëtes sont-ils ouvertement favorables aux grands vassaux qui entourent ou combattent le monarque. Lui-même joue un assez triste rôle dans leurs compositions, si toutefois on excepte la plus ancienne, la Chanson de Roland, où l'esprit féodal n'a pas encore supplanté l'admiration pour le roi. Dans toutes les autres, Charlemagne, formidable par sa puissance, est souvent odieux par sa conduite. Emporté, capricieux, crédule à l'excès, avare, timide, irrésolu, il a grand besoin des sages avis des vieux barons qui l'environnent et des bons coups de lance de ses preux compagnons. Sans cesse aux prises avec des vassaux révoltés, il faiblit souvent sous leurs héroïques efforts, et ne parvient à les vaincre que par trahison. On est tout étonné quand on lit sous un pareil portrait le nom de Charlemagne; on sent que cette glorieuse renommée porte ici la peine de la faiblesse et de l'incapacité de ses successeurs. Ce n'est pas à sa personne qu'en veulent les trouvères; ils dépeignent Charlemagne sous les traits qu'ils sont habitués à trouver dans le pouvoir royal. Ils ne flattent pas davantage Pépin et Charles Martel, Louis le Débonnaire et Charles le Chauve. Tous ces rois se ressemblent dans les chansons de geste, et ils n'ont pas lieu de s'applaudir de la ressemblance 1.

L'intérêt principal que nous offrent ces poëmes, c'est la fidèle peinture de la vie du moyen âge.) C'est dans ces longs récits, dit M. E. Quinet, que se retrouvent à leur place le monastère, les dames au clair visage, cueillant des fleurs de mai, ou du haut des balcons attendant les nouvelles; l'ermite au fond du bois, qui lit son livre enluminé; la demoiselle sur son palefroi pommelé; les messagers, les pèlerins assis à ta

4. Voici les titres des principales chansons relatives aux rapports féodaux entre Charlemagne et ses grands vassaux les Quatre fils Aimon, ou Renaud de Montauban, par Huon de Villeneuve. Le Roman de Viane (Vienne) ou Guérin de Montglaive, par Bertrans. Maugis d'Aigremont, par Huon de Villeneuve.-Beuves de Hanstone, dont on ignore l'auteur. Huon de Bor

deaux, par Huon de Villeneuve. - Doolin de Mayence, par le même. - Ogier te Danois. Nous avons deux poëmes sur ce sujet : l'un de Raymbert, l'autre d'Adams Le Roy. Raoul de Cambrai, dont l'auteur est inconnu.

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