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à M. de Barante. L'auteur ne s'abstient pas de manifester son opinion personnelle sur les événements qu'ii raconte, seulement il sait donner à ses réflexions une forme dramatique qui n'interrompt point le récit. « Lorsque j'ai été obligé, ajoute-t-il, de suppléer à leur insuffisance par des vues plus générales, j'ai cherché à les autoriser, en reproduisant les traits généraux qui m'y avaient conduit par induction. Enfin j'ai toujours conservé la forme narrative, pour que le lecteur ne passât pas brusquement d'un récit antique à un commentaire moderne, et que l'ouvrage ne présentât pas les dissonances qu'offriraient des fragments de chroniques entre-mêlés de dissertations. » C'était un premier et très-habile essai de fusion entre les deux systèmes.

Sismondi appartient également aux deux écoles, mais sans s'élever dans l'une ni dans l'autre au rang des écrivains que nous venons de nommer. Son principal mérite, et c'est un mérite considérable, consiste dans son immense savoir. Son Histoire des Français surtout est encore supérieure sous ce rapport à celles des Républiques italiennes. Sismondi connaît toutes les sources, il a tout lu, tout discuté, tout apprécié: ce livre est désormais un ouvrage indispensable. Son point de vue philosophique est loin de mériter les mêmes éloges. Sévère et inébranlable dans ses opinions, il applique au passé l'inflexible niveau de ses idées, et frappe sans exception, sans indulgence, tout ce qu'il n'y trouve point conforme. Il fait volontiers un crime au moyen âge de n'avoir pas deviné son idéal de droit public et d'économie nationale; il ne peut pardonner au seizième siècle de ne pas connaître la tolérance philosophique du dix-huitième. On s'étonne qu'avec tant de science du passé Sismondi n'en ait pas davantage le sentiment; qu'il ne voie pas que ces temps ne pouvaient être que ce qu'ils ont été. Cette disposition du juge nuit au style du narrateur; on peint mal ce qu'on ne goûte pas. Sismondi

♦, Né en 1773, à Genève; mort en 1842.-OEuvres principales: Histoire des Français, 31 vol. in-8 (1821-1844); Histoire des républiques italiennes du moyen age, 16 vol. in-8 (1807-4808); De la littérature du midi de l'Europe, 4 vol. in-8 (1813); Nouveaux principes de l'économie politique, 2 vol. in-8 (1819).

n'anime point ses tableaux par la chaleur de l'imagination. On sent d'ailleurs qu'il ne domine pas assez toute sa matière à la fois. Il n'a pas séparé le travail de la rédaction de celui des recherches; il a écrit chaque siècle avant d'avoir étudié le suivant : c'était se priver de gaieté de cœur des lumières qu'une époque reflète sur l'autre : c'était écrire l'histoire avec les mêmes inconvénients qu'un contemporain, mais non avec les mêmes avantages. Le langage même de cet écrivain génevois n'est pas toujours parfait : c'est un des rares auteurs qu'on lit avec plus plaisir dans une traduction1.

De tous les historiens qui ont cherché à réunir le double mérite d'un aperçu philosophique et d'une fidèle peinture, le plus hardi, le plus brillant, le plus capricieux est M. Michelet'. La vue d'ensemble à laquelle il aspire n'est pas seulement, comme chez ses devanciers, le rapport de causalité qui enchaîne les faits, c'est une véritable philosophie de l'histoire. A travers les phénomènes il cherche à saisir la loi qui les domine, et, dans ses généralisations puissantes, il voudrait, du haut d'une idée, dérouler toute l'histoire comme la conséquence dérive d'un principe. Il porte la même force d'imagination dans les détails du récit. L'histoire telle qu'il la conçoit n'est plus, comme il le dit lui-même, une pure narration, mais une résurrection. Il est vrai que ses morts aussi renaissent parfois transfigurés. Avec une fantaisie aussi créatrice, sa science inépuisable est un danger de plus; le passé est si riche pour lui qu'il y voit facilement tout ce qu'il y désire. M. Michelet, trop historien pour n'être que poëte, est aussi trop poëte pour n'être qu'historien. C'est au moins un écrivain des plus originaux, des plus attachants. Le charme de ses ouvrages consiste à mêler l'auteur à tous les faits qu'il raconte; vous avez toujours là, près de vous, un homme, un ami, qui vous communique sans mesure son imagination, son attendrissement, son esprit. Michelet a transporté dans l'histoire l'humour que nos voisins n'avaient introduit que dans la fiction. Toujours jeune sous ses précoces cheveux blancs,

4. La traduction anglaise de l'Histoire des Français, faite sous les yeux de l'auteur, passe pour excellente.

%. Né en 1798, à Paris; mort en 1873.

toujours spirituel sous son immense érudition, il est de ces hommes qui ne vieillissent point. Le seul effet du temps sur lui, comme autrefois sur Voltaire, c'est de lui donner plus de malice, plus d'âpreté, peut-être plus d'aigreur. Le prophète du passé s'est laissé entraîner dans la lutte de nos passions contemporaines. Il a commencé l'histoire comme un poëme : il menace de la finir comme un éloquent pamphlet. M. Thiers' a été plus fidèle au culte sévère de l'histoire... Nature vive et spirituelle aussi, mais avant tout positive et pratique, il fait de plus en plus prédominer en lui l'homme d'affaires sur l'artiste, Polybe sur Hérodote. Doué d'un admirable bon sens, d'une merveilleuse facilité à tout voir, à tout comprendre, à tout expliquer, il semble porter la clarté avec lui; la lumière l'accompagne jusque dans les questions les plus difficiles lois, commerce, finances, tactique militaire, tout devient aisé, intéressant pour le lecteur dès que M. Thiers y a touché. On se sent heureux et presque fier de comprendre sans effort ce qu'on jugeait inabordable. Le don particulier de cet esprit facile c'est de s'approprier par une méditation rapide, ce qu'il emprunte à tout le monde. C'est ainsi qu'au début de sa carrière il sut interroger les principaux acteurs du grand drame révolutionnaire. « Vieux débris de la Constituante, de l'Assemblée législative, de la Convention, du Conseil des cinq-cents, du Corps législatif, du Tribunat; girondins, montagnards, vieux généraux de l'Empire, fournisseurs des armées révolutionnaires, diplomates, financiers, hommes de plume, hommes d'épée, hommes de tête, hommes de bras, M. Thiers passait en revue tout ce qu'il en restait, questionnant l'un, tournant autour de l'autre pour le faire parler, prêtant l'oreille gauche à celui-ci, l'oreille droite à celui-là; et puis réunissant, coordonnant dans sa tête tous ces propos interrompus, il rentrait chez lui, se couchait sur le Moniteur, et ajoutait une page de plus à cette belle Histoire de la Révo

4. A la fin de la Restauration, M. Michelet n'avait encore publié que son Tableau chronologique de l'histoire moderne, 1825; ses Tableaux synchroniques de l'histoire moderne, 1828; les Principes de la philosophie de l'histoire, iraduite de la Sciença nuova de Vico; et le Précis de l'histoire moderne, 4828. 2. Né en 1797, à Marseille.

lution française1» qui parut de 1823 à 1827, et fut placée dès l'abord aux premiers rangs de nos grands travaux historiques. On a accusé dans l'auteur cette impartialité de l'intelligence on a prétendu qu'indifférent au crime et à la vertu, l'historien n'avait d'admiration que pour le succès, et ne commençait à blâmer ses idoles successives qu'à l'instant de leur chute. Il y a exagération dans cette critique; mais peut-être faut-il avouer que, dans le premier ouvrage de M. Thiers, le plaisir de comprendre empiète un peu sur le devoir de juger. Ne nous plaignons pas trop de ce défaut. Tant d'hommes aujourd'hui possèdent la qualité contraire!

Au-dessous des historiens illustres que nous n'avons fait qu'indiquer, il en est vingt autres qui mériteraient d'être cités aussi. Nous ne faisons point un catalogue; il nous suffit de signaler les chefs d'école, ceux qui représentent une idée ou une tendance nouvelle. Nous devons néanmoins ajouter que jamais en France l'histoire n'avait été généralement cultivée avec plus d'ardeur, comprise avec plus d'intelligence, écrite avec plus d'intérêt.

CHAPITRE XLVIII.

L'ÉCOLE ROMANTIQUE.

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Les Orientales et les Feuilles

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M. Alexandre

Le Cénacle. · La préface de Cromwell.
d'automne.
Le drame; Shakspeare; Hernani; Marion Delorme.
Dumas. - Conclusion.

MM. de Vigny, de Musset, Sainte-Beuve, Deschamps

Le Cénacle.

Nous avons, dans nos études précédentes, atteint et quelquefois dépassé la seconde moitié de la Restauration. Alors

1. Galerie populaire des contemporains illustres, par un homme de rien (M. de Loménie).

la question morale est décidée : les principes religieux et sociaux, dont le rétablissement semble la tâche de notre siècle, sont affirmés par des voix éloquentes. La question de forme se pose avec plus de netteté; l'école romantique promulgue et pratique ses théories. Le public lui-même est attentif, et trouve entre deux révolutions politiques, le loisir de se passionner pour un problème de littérature.

Par le fait, il était déjà résolu. La poésie de Béranger et de Lamartine n'était pas celle de l'école impériale; Chateaubriand jouissait depuis longtemps de toute sa gloire; on pent dire que la révolution littéraire était accomplie. Que restait-il donc à faire? Reconnaître ce qui existait déjà, l'ériger en système, le formuler, l'exagérer même. La littérature nouvelle était victorieuse sur toute la ligne, mais il fallait une fanfare un peu bruyante pour informer le public de son triomphe. Elle commença à sonner vers 1827. Les poëtes de la défunte Muse française étaient dispersés; le faisceau politique qui les avait réunis était rompu. Autour de M. V. Hugo et dans l'abandon d'une intimité charmante, il s'était formé un trèspetit nombre de nouveaux amis; deux ou trois des anciens s'étaient rapprochés. On devisait les soirs ensemble; on relisait les vers qu'on avait composés. Le vrai moyen âge était étudié, senti dans son architecture, dans ses chroniques, dans sa vivacité pittoresque; il y avait un sculpteur, un peintre parmi ces poëtes, et Hugo, qui de ciselure et de couleur, rivalisait avec tous les deux.... L'hiver on eut quelques réunions plus arrangées, qui rappelèrent peut-être par moments certains travers de l'ancienne Muse. » Et l'auteur des lignes que nous venons de citer, témoin et acteur de ces soirées intimes, se reproche d'avoir trop poussé à l'idée du Cenacle en le célébrant1.

C'est toujours dans des sociétés de ce genre qu'on se donne le courage de l'exagération. L'homme de lettres y a deux sortes d'opinions: les siennes, qu'il endort, et celles de la coterie, qu'il affiche. L'opinion officielle du Cenacle fut le romantisme le plus hardi, le plus flamboyant. On l'étala avec

1. Sainte-Beuve, Critiques et portraits, t. I, p. 363.

LITT. FR.

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