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Dieu qui prolongeait ses jours, elle lui éleva de tous côtés de nouveaux temples; une architecture jusqu'alors inconnue et toute chrétienne d'expression fit succéder de belles cathédrales gothiques aux vieilles et lourdes basiliques romanes: on eût dit, suivant l'expression d'un chroniqueur contemporain, que le monde se réveillait, et, dépouillant tout à coup sa vieillesse, se revêtait tout entier d'une blanche robe d'églises1. Alors les Normands devenus Français commencent leurs courses héroïques, et vont porter en Italie, en Angleterre, en Palestine leur fabuleuse valeur; alors un prêtre conçoit une idée plus grande que celle de Charlemagne, il rêve l'unité politique du monde, en lui donnant pour tête l'autorité spirituelle. L'Europe entière se lève à l'appel de Rome, et, comme la Grèce dans ses temps héroïques, elle prouve sa cohésion en marchant sous un seul chef contre l'Asie, et sa vie chrétienne en reportant l'invasion aux musulmans barbares. Cependant les mœurs se forment, l'opinion publique renaît, et avec elle toute une série d'institutions et de rapports. Chose étrange et admirable! la législation de Charlemagne avait été impuissante pour créer un empire; au moyen âge, des croyances, des préjugés même suppléent à l'absence des lois et font vivre la société. Dans l'interrègne entre le monde romain et les États modernes, une idée gouverna l'Europe; un sentiment tint la place d'une constitution. Les tribus germaniques avaient apporté de leurs forêts la conscience de la liberté individuelle, le dévouement volontaire de l'homme à l'homme, l'inviolable fidélité au serment, en un mot le culte

. «Erat enim instar ac si mundus ipse, excutie do semet, rejecta vetus tate, passim candidam ecclesiarum vestem indueret. » Glaber, I, III, 4 (apud Scriptores rerum francicarum, X.)

L'architecture est l'art dominant et expressif du moyen âge, celui qui le premier en révèle la pensée toute spiritualiste. A la ligne horizontale, principe de l'art païen, se substitue la ligne verticale, comme génératrice de tous les nouveaux ornements. L'édifice monte vers le ciel, au lieu de s'élargir complaisamment sur la terre. Le pilier massif fait place à un faisceau d'élégantes nervures. Les colonnes s'amincissen: pour s'élancer davantage. De plus elles se serrent pour exagérer la hauteur en diminuant l'intervalle; el les deux portions de la voûte qu'elles soutiennent, ainsi rapprochées, au lieu de se continuer en arrondissant leur courbe, se coupent à angle plus ou moins ouvert et donnent naissance à l'ogive.

et souvent la superstition de l'honneur. Aussitôt s'établit, comme par enchantement, un ordre politique dont l'honneur est le lien, où tout est à la fois dépendant et libre, enchaîné par une parole. Pour compléter cette organisation, sur elle plane un idéal nouveau qu'elle doit s'efforcer d'atteindre, le noble rêve de la chevalerie, c'est-à-dire la valeur jointe à la loyauté, la protection du faible par le fort, enfin le culte des femmes, exerçant le double empire de la faiblesse et de la beauté.

Renaissance de la poésie; jongleurs et trouvères.

Alors une poésie fut possible, car il existait une société. Cette poésie eut le bonheur de naître non pas des traditions plus ou moins fidèles du passé, mais des circonstances nouvelles où se trouvaient les hommes. Ce qui avait manqué autrefois à la poésie des Romains, un développement spontané en l'absence d'une littérature plus parfaite, ne manqua pas au moyen âge, grâce à l'oubli momentané des modèles antiques. Sans doute il eût été malheureux pour la pensée moderne d'abdiquer à jamais l'héritage de Rome et d'Athénes; mais il était bon qu'elle n'en jouît pas trop tôt, qu'elle ne le recueillît qu'à sa majorité, alors que, formée dans une salutaire ignorance de la grande fortune qui l'attendait, elle se serait créé elle-même de puissantes ressources. C'est ce qui arriva au quinzième et au seizième siècle, où le moyen âge, grandi entre les mains du christianisme et de la féodalité, reçut enfin le trésor de la sagesse antique.

Au reste, moins la poésie romane chercha à imiter la grecque, plus elle lui rassembla. On vit reparaître ces longs chants héroïques, composés par un poëte inconnu, confiés exclusivement à la mémoire des hommes, répétés avec des additions, des variantes, et qui, après avoir été longtemps commne suspendus au milieu d'un peuple, viennent enfin se déposer sous la plume plus ou moins élégante d'un lettré.

Les jongleurs (joculatores), comme les aèdes grecs, s'attachèrent d'abord à la personne des princes. Nous en trouvons

déjà à la suite de Charlemagne et de Louis le Débonnaire1. Les chants héroïques qu'ils composèrent pour célébrer la victoire remportée en 868 par Charles le Chauve sur le comte Gérard sont attestés par les chroniques'. Les jongleurs normands chantent les hauts faits de Charlemagne et de Roland, avant la fameuse bataille de Hastings qui soumit l'Angleterre à Guillaume le Conquérant en 1066. Ces chanteurs étaient magnifiquement récompensés par leurs nobles patrons : les uns devinrent assez riches pour fonder des hôpitaux; les autres obtinrent la permission et sans doute les moyens d'ache ter et de posséder des fiefs nobles. Les évêques, les abbés, les abbesses elles-mêmes eurent de bonne heure des jongleurs à leur service car Charlemagne le leur défendit par un capitulaire de l'an 788, ce qui n'empêcha pas que dans les siècles suivants plusieurs évêques n'en eussent à leur solde; il est vrai qu'ils les prêtaient charitablement aux monastères de leurs diocèses3.

D'autres jongleurs, sans être attachés à de grands personnages, erraient à leurs risques et périls, allant de ville en ville, de château en château, artistes ambulants, bohémiens de la poésie, tantôt richement récompensés, tantôt en proie à la misère et aux outrages, suivant les hasards du voyage, et aussi sans doute suivant l'inégalité de leurs talents ou de leur conduite. Ceux d'entre eux qui composaient ou savaient redire les plus beaux chants recevaient dans les nobles manoirs l'accueil le plus favorable. Pour concevoir l'empressement qu'on mettait à recevoir ces hôtes ingénieux, il faut se figurer la solitude et les longs ennuis des demeures féodales. Sur le sommet d'une colline d'un accès difficile s'élevait un château isolé, fermé de hautes murailles, où d'étroites meurtrières admettaient un jour pâle et triste. Tout autour, de misérables chaumières, des paysans grossiers et tremblants; au dedans Ja châtelaine avec ses filles entourées de jeunes pages nobles sans doute, quelquefois gracieux, mais toujours ignorants

4. La Rue, Essais historiques sur les bardes et les jongleurs, t. I, p. 444. 2, Albericus Trium Fontium, Chronica, ad annum 868.

3. Warton's History of English Poetry, t. I, p. 94.

comme elles. Les fils de la maison servent eux-mêmes comme pages dans un autre château. Quant au seigneur, il excelle à donner et à recevoir de grands coups de glaive, à monter un ardent destrier et à boire de grands hanaps de vin. Que faire en un tel gîte sinon la guerre ou l'amour? à moins d'imiter l'une et de raconter l'autre, de donner des tournois, ou d'écouter des jongleurs? Aussi lorsque pendant six mois d'hiver le château féodal était resté enveloppé de nuages, sans guerre, sans tournois, qu'il n'avait vu que peu d'étrangers et de pèlerins; quand s'étaient écoulés ces longs jours monotones, ces interminables soirées mal remplies par le jeu d'échecs, on attendait avec les hirondelles le retour désiré du poëte. Il arrivait enfin; on l'apercevait de loin le long de la rampe escarpée qui menait au château : il portait sa vielle attachée à l'arçon de sa selle, s'il était à cheval; suspendue à son cou, s'il cheminait à pied. Ses habits étaient bariolés de diverses couleurs; ses cheveux et sa barbe rasés au moins en partie; une bourse qu'on appelait la malette ou l'aumonière pendait à sa ceinture et semblait appeler d'avance la générosité de ses hôtes. Sans demeure, dès le soir de son arrivée, le baron, les écuyers, les damoiselles se réunissaient dans la grande salle pavée pour entendre le poëme qu'il venait d'achever pendant l'hiver. Alors se déployaient devant des auditeurs si bien disposés, si altérés de poétiques récits mille tableaux intéressants et merveilleux : le jongleur racontait les hauts faits d'Olivier, qui, navré à mort, se relève pour défier le géant, chef des Sarrazins; ou les larmes du cheval Bayard, que les écuyers ont saigné pour boire son sang, pendant que la famine est au château de Renaud; ou l'arrivée de la fille de l'émir dans la prison des chevaliers; ou la plainte de Charlemagne en entendant le cor de son neveu Roland. Ici point de dédains littéraires, point d'esprit critique ou moqueur. Tous se laissaient entraîner au courant du récit; ils suivaient de la pensée ces luttes imaginaires, ces aventures prodigieuses; ils goûtaient le plaisir délicieux de renouveler les émotions du combat sans en supporter les fatigues, de s'identifier avec le héros, de frapper avec lui de grands coups, sans jamais sentir la lance de l'ennemi percer leur heaume et

leur haubert. Entendre de tels chants, c'était doubler sa vie.

Quand l'automne approchait, le trouvère était au bout de son récit; il partait enrichi des présents de son hôte. On lui donnait de l'or, des chevaux, des habits. Les barons et les chevaliers se dépouillaient souvent pour lui de leurs plus riches vêtements:

Cils jongliors eurent bonne soldée.

Plus de cent marcs leur valut la journée.
Qui fut gentil de cœur sa robe dépouilla,
Et pour faire s'honneur à un d'els la donna'.

Quelquefois on le faisait chevalier, s'il ne l'était déjà. Souvent il emportait avec lui l'amour de la châtelaine. Puis, lui absent, le manoir avait perdu sa voix : tout retombait jusqu'à la saison nouvelle dans le silence et la monotomie accoutumés 2.

Formation des chants épiques.

Les poemes héroïques qui nous restent de cette époque et qui sont connus sous le nom de Chansons de geste ont une étendue très-imposante. Ils renferment en général vingt, trente, cinquante mille vers, qui se suivent par tirades de vingt à deux cents et quelquefois davantage, sur une seule rime ou assonance. A coup sûr de pareilles compositions ne sont pas l'œuvre de ces jongleurs errants, qui ne chantaient que des fragments épars. Cette longueur suppose la chance d'être lu indépendamment de celle d'être chanté. Les jongleurs n'eussent pas pris la peine de construire un long ouvrage dont personne n'eût pu contempler l'ensemble. Il est donc probable qu'il y eut d'abord sur les divers sujets qu'embrassent ces longues épopées des poëmes plus courts, plus simples, plus populaires, plus primitifs que ceux qui nous restent. Fauriel', à qui nous empruntons cette remarque, en a recueilli

4. Roman des Voeux du paon.

2. Ed. Quinet, Revue des Deux-Mondes, 1er janvier 1837. 3 De l'Origine de l'épopée chevaleresque au moyen age.

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