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autour de lui. Or, Casimir Delavigne a toujours excellé à couvrir de brillants détails des idées peu originales : c'est ce qu'il tit dans les Messéniennes. De là l'enthousiasme passager qui les accueillit. Tout le monde aima ces poésies, qui n'étaient que les idées de tout le monde de là aussi leur médiocrité durable. Elles sont, comme les premières Odes de M. V. Hugo, l'œuvre d'un rhétoricien très-distingué.

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Au contraire, le génie de Béranger1 était doué d'une originalité frappante. « Mes chansons, c'est moi, » dit-il avec raison. Il est vrai que c'est aussi le peuple, avec ses souvenirs, ses sentiments, ses instincts, même ses préjugés et ses faiblesses; le peuple, dit-il encore, c'est ma muse. A chaque événement je l'ai étudié avec un soin religieux, et j'ai presque toujours attendu que ses sentiments me parussent en rapport avec mes réflexions pour en faire ma règle de conduite. » Béranger était peuple lui-même, ainsi que ses amours; ses plus doux souvenirs le reportaient à des plaisirs simples, à des souffrances qui deviennent elles-mêmes des plaisirs, à ce grenier où l'on est si bien à vingt ans, aux pieds de cette Lisette qui seule a le droit de sourire quand il lui dit ; Je suis indépendant. Tandis qu'on voyait

Carlins et bassets

Caresser Allemands et Russes
Couverts encor de sang français,

lui ne savait qu'aimer sa patrie; il se proclamait vilain, et très-vilain. Cette union intime d'un homme et d'un peuple donne à l'œuvre qui l'exprime toute la puissance d'une opi nion commune et toute la vivacité d'une impression indivi duelle. Béranger est le plus français, comme aussi le plus achevé de nos poëtes contemporains. Il est national comme le furent Rabelais, Montaigne, Régnier, Molière, la Fontaine. Il a comme eux ce bon sens exquis, cette malice bourgeoise ennemie de toute enflure et de toute fausse grandeur.

4. Pierre-Jean de Béranger est né à Paris, le 19 août 1780. Il a publié cinq recueils de chansons : le premier à la fin de 1815, le second à la fin de 1821, le troisième en 1825, le quatrième en 1828, le dernier, précédé d'une charmante et instructive préface, en 1833.

Comme pour nos anciens trouvères qui chantaient euxmêmes leurs poëmes, l'instinct de la foule est pour Béranger une poétique vivante qui ne lui permet pas de s'égarer. C'est elle qui l'a forcé « de renoncer à la pompe des motș, » c'està-dire d'être simple et vrai, même dans la grandeur. « Le peuple n'est pas sensible aux recherches de l'esprit, aux délicatesses du goût, soit! mais par là même il oblige les auteurs à concevoir plus fortement, plus grandement, pour captiver son attention. » C'est elle encore qui l'a habitué « à résumer ses idées en de petites compositions variées et plus ou moins dramatiques, compositions que saisit l'instinct du vulgaire, lors même que les détails les plus heureux lui échappent. > Béranger appelle modestement cela mettre de la poésie en dessous; mais il ne dissimule pas que c'était la méthode de la Fontaine. C'est aussi l'heureux privilége du chansonnier, parmi nos poëtes contemporains. Mieux que tous il sait donner à chacune de ses pièces cette unité vitale qui fait sortir tous les détails de la conception primitive. Il n'est pas une de ses chansons qui n'ait pour centre une idée vraie, ingénieuse, touchante, dont chaque couplet est un rayonnement. L'expression naturelle de cette unité, c'est le refrain, espèce de pivot autour duquel tournent tous les détails. Le refrain est pour Béranger ce qu'est le sonnet pour Pétrarque, une forme non inventée sans doute, mais conquise et appropriée à la nature de ses conceptions. C'est une espèce de rime d'idées, qui enchaîne les choses, comme la rime ordinaire enchaîne les sons.

Grâce à sa vocation de poëte populaire, Béranger devenai donc un poëte éminemment artiste. Il nous l'a dit plus haut, il avait observé le peuple, et cette étude l'avait convaincu qu'il est possible, qu'il est nécessaire de faire descendre dans les rangs les plus humbles de la société les trésors de l'imagination et de la pensée. Il osa donc franchir les bornes tracées par Collé, Panard et Désaugiers; il laissa en arrière les procureurs avides et la barque à Caron. C'est dans le style le plus grave que le peuple veut qu'on lui parle de ses regrets et de ses espérances. La chanson dut s'agrandir avec le rôle des masses qui la répètent. « s'élever à la hauteur des impres

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sions de joie et de tristesse que les triomphes ou les désastres produisaient sur la classe la plus nombreuse. » C'est ce que fit la muse de Béranger; véritablement démocratique, elle ennoblit le peuple en l'exprimant; elle lui parla une langue digne de ses destinées futures, et lui reconnut, comme prélude ou comme complément de ses autres droits, son droit à la poésie. Plusieurs des chansons patriotiques de notre poëte, un grand nombre de ses chansons morales sont de véritables odes. L'antiquité n'a rien de plus beau que Mon âme, le Dieu des bonnes gens, le Cinq mai. La Bonne vieille, Mon habit, égalent en grâce touchante certaines odes célèbres d'Horace; et aucune littérature n'a rien de comparable à cette foule de malins couplets politiques, dont on peut apprécier diversement la tendance, mais non l'inimitable perfection. Cet élan lyrique, cette délicatesse de sentiment, cette verve d'esprit, Béranger a su les rendre populaires et les graver dans la mémoire des artisans de nos villes, de manière à pouvoir, seul de tous nos poëtes, se passer au besoin du secours de la presse.

Béranger s'était dignement préparé à cette tâche. Des travaux sérieux, de longues études de style avaient plus que comblé les lacunes de son éducation d'enfant. Plusieurs de ses premiers essais sont dans le genre noble. M. Sainte-Benve cite, comme les ayant sous les yeux, une Méditation datée de 1802 et empreinte d'une haute gravité religieuse, deux idylles qui renferment des détails dignes des œuvres connues du public. Enfin le poëte méditait une épopée, Clovis, et s'exerçait ainsi à prendre le ton héroïque du Vieux drapeau et de la Sainte alliance des peuples. Il cultivait la langue poétique avec un soin extrême : « Tu es un homme de style, se disait-il au milieu de ses premiers travaux. Aussi acquit-il promptement cette précision savante, cette irréprochable pureté qui semble n'être plus de notre âge, et qu'on dirait volontiers toute grecque, toute attique, si elle n'était en même temps toute française. Béranger lui-même semble avoir conscience de cette parenté de son génie avec le génie antique :

En vain faut-il qu'on me traduise Homère;
Oui, je fus Grec; Pythagore a raison.
Sous Périclès j'eus Athènes pour mère.

LITT. FR.

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I résolvait d'avance par son exemple le problème des innovations littéraires dont on allait bientôt faire tant de bruit.

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• Non, disait-il, les Latins et les Grecs mêmes ne doivent pas être des modèles; ce sont des flambeaux. D'un autre côté

il chantait :

Redoutons l'anglomanie:
Elle a déjà gâté tout.

N'allons point en Germanie
Chercher des règles de goût.

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Aussi, quand une jeune école eut levé l'étendard de l'indépendance, Béranger « applaudit, mais en blâmant un peu 1. › Il est un dernier point de vue sous lequel nous ne pourrons louer sans restriction notre poëte populaire: un assez grand nombre. de ses chansons ne peuvent être amnistiées ni par la morale ni par le respect que nous devons à la religion catholique. Ici Béranger lui-même est réduit à plaider les circonstances atténuantes : « Je dirai, sinon comme défense, au moins comme excuse, que ces chansons (il parle de celles qui sont trop légères), folles inspirations de la jeunesse et de ses retours, ont été des compagnes fort utiles données aux graves refrains et aux couplets politiques. Sans leur assistance, je suis tenté de croire que ceux-ci auraient bien pu n'aller ni aussi loin, ni aussi bas, ni même aussi haut; ce dernier mot dût-il scandaliser les vertus de salon.

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« Quelques-unes de mes chansons ont été traitées d'impies, les pauvrettes! par MM. les procureurs du roi, avocats généraux et leurs substituts, qui sont tous gens très-religieux à l'audience. Je ne puis à cet égard que répéter ce qu'on a dit cent fois. Quand de nos jours la religion se fait instrument politique, elle s'expose à voir méconnaître son caractère sacré : les plus tolérants deviennent intolérants pour elle 2. »

Cette double apologie ne nous semble pas tout à fait concluante. Nous nous permettrons donc, en prenant congé de l'auteur, de faire pour lui ce que nous l'avons vu faire tout à

1. Préface des Chansons nouvelles et dernières.

2. Même préface.

l'heure pour les novateurs littéraires, d'applaudir, mais en

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Charles Nodier; Paul-Louis Courier.

Dans cette première période de la Restauration, la prose eut, comme la poésie, ses habiles écrivains et ses auteurs éloquents. Chacun des deux partis rivaux paye encore ici son tribut à l'histoire littéraire : les opinions royalistes nous donnent Charles Nodier; l'opposition, Paul-Louis Courier; le parti religieux ultramontain, l'abbé de Lamennais; le libéralisme, Benjamin Constant.

Les deux premiers de ces écrivains sont surtout des hommes de style: Nodier', charmant conteur, savant philologue, curieux naturaliste, bibliophile passionné, éparpilla sur mille sujets divers son incroyable facilité, et porta partout la grâce un peu apprêtée de sa diction. Sans but bien sérieux, sans convictions bien profondes, il aima le paradoxe comme un bon avocat aime une cause difficile; pour lui la forme est tout; les grâces du langage furent sa plus sincère passion. . C'est partout et à tout propos, dans la description d'un paysage comme dans l'analyse d'une passion, dans la révéla

4. Né en 1783; mort en 1844.

2. Nodier avait tant écrit, qu'il ne savait pas lui-même le nom de tous ses ouvrages. Ce qu'il a publié suffirait pour composer une bibliothèque. Les plus connus de ses romans sont : Jean Sbogar, Thérèse Aubert, le peintre de Salzbourg, Mo de Marsan, Smarra ou les Démons de la nuit, Songes romantiques. Parmi ses ouvrages philologiques, on peut citer son Examen critique de la langue française et son Dictionnaire des onomatopées.

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