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que ne suis-je un homme devant toi, rien qu'un homme! Čela vaudrait alors la peine d'exister. C'est le Moïse de M. Alfred de Vigny :

Hélas! je suis, seigneur, puissant et solitaire :

Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.

Son amour pour la forme, pour la beauté plastique, l'accompagna jusqu'à son dernier soupir. Sa dernière parole fut pour demander qu'on laissât entrer la lumière: Dass mehr Licht hereinkomme! Vingt-sept ans plus tôt Schiller était mort en prononçant aussi une parole expressive. Ses amis lui demandant comment il se trouvait Toujours mieux, : « répondit-il, toujours plus tranquille. » Ces deux illustres amis donnaient de loin à la France, comme la plus précieuse de leurs leçons, un exemple devenu rare pour elle la poésie, chez eux, n'était pas un rôle, encore moins un métier; c'était la disposition sérieuse et profonde de leur âme : elle ne les quittait qu'avec la vie.

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De ces deux influences, celle qui dut agir sur la littérature française avec le plus d'énergie fut naturellemsnt celle de Schiller. Les Français ne s'oublient pas volontiers eux-mêmes dans leurs œuvres; ils marquent ordinairement leurs écrits du cachet de leur personne. En Allemagne même elle sembla prévaloir. Goethe paraît avoir prononcé le jugement de la plupart de nos poëtes contemporains, quand il disait des siens: Ce qui manque au plus grand nombre de nos jeunes poëtes, c'est que leur disposition, leur état personnel (Subjectivitat) n'ont rien de remarquable, et qu'ils ne savent pas trouver dans le monde extérieur (im Objectiven) la matière de leurs chants. Tout au plus en trouvent-ils une qui leur ressemble; mais qu'ils choisissent un sujet pour lui-même et à cause de ses qualités poétiques, quand même il ne serait pas l'expression de leur manière d'être personnelle, c'est à quoi il ne faut pas même penser1. » Lord Byron, au dire du même critique, est encore de l'école de Schiller; mais il lui

4. Eckermann's Gesprache, B. I, S. 469.

est supérieur pour la connaissance du monde. Quant à Goethe, il a eu plus d'admirateurs que de véritables disciples. Parmi nous, l'homme qui, sans atteindre à son admirable universalité, nous semble, dans la poésie lyrique, reproduire quelque chose de son amour pour la forme, pour la beauté, est un poëte pour lequel Gœthe lui-même professait la plus haute estime, c'est M. Victor Hugo.

Si nous cherchions en Allemagne autre chose qu'une des principales sources du courant d'idées qui vint bientôt envahir la France, nous devrions nous arrêter longtemps sur des ouvrages célèbres à juste titre. Il ne suffirait pas de nommer, comme nous le faisons ici, la jeune pléiade des poëtes de Gættingue, disciples et adorateurs du génie de Klopstock, pour qui, dans le lieu de leurs réunions, ils conservaient un fauteuil d'honneur. L'un d'entre eux, Bürger, est devenu populaire même parmi nous, par ses Ballades pleines d'un merveilleux terrible. Hoffmann l'est plus encore par ses Contes fantastiques, et Musæus par ses Légendes. Le tragique Werner donna à ses personnages toute la vaporeuse immatérialité des songes. De tels ouvrages concoururent à jeter hors des limites du réel l'imagination jusque-là si sobre de nos poëtes. Les frères Schlegel prétendirent renouveler l'empire de la critique, et, pour détruire nos préjugés français, lancèrent contre nous bien des préjugés germaniques. Ils nous rendirent du moins le service de nous faire réfléchir sur nos admirations. Rien ne fait plus penser, comme l'a très-bien dit Goethe, qu'un ouvrage fait par un homme de talent dont on ne partage pas les opinions. Tieck, l'un des adeptes de leur école, poëte et romancier fécond, admirable critique, a été l'historien, le peintre, le rénovateur du moyen âge, et n'a pas peu contribué à répandre l'amour et l'intelligence de cette poétique époque. Dans un autre genre, nous ne sommes pas moins redevables à Herder, l'un des esprits les plus originaux de l'Allemagne, homme d'un savoir immense, tour à tour philosophe, historien, théologien, philologue, critique, antiquaire, poëte et traducteur. On ne peut douter que malgré tous leurs défauts, ses Idées sur la philosophie de l'histoire n'aient exercé sur nous une grande influence. Enfin Niebuhr, renouvelant avec

une érudition immense des attaques déjà tentées contre la foi aveugle à l'histoire traditionnelle de Rome, a opéré une véritable révolution dans le domaine de la science, et ouvert à l'histoire conjecturale, dont il est le fondateur, une carrière qui ne se fermera pas.

Si maintenant, nous élevant au-dessus des détails que nous avons à peine effleurés, nous cherchons à résumer en quelques mots les caractères dominants de la littérature allemande, nous trouvons qu'elle reproduit la physionomie du peuple qui l'a créée. Comme lui, elle aime à séparer la pensée de l'action; elle se réfugie dans le domaine des idées et renonce volontiers au gouvernement des choses pour conquérir la liberté de la méditation : de là sa hardiesse et sa grandeur, de là aussi cette absence du contre-poids salutaire de la réalité. L'action irrite les opinions, la méditation les calme de là cette haute impartialité du génie allemand qui n'exclut rien, mais cherche à concilier tous les contrastes au sein des plus vastes systèmes. Les hommes se rapprochent pour agir; ils s'isolent pour penser: les Allemands ont peu l'esprit et le goût de la société. Leur tact est moins délicat t; ils craignent moins le ridicule : leurs écrits ont plus d'origi.. nalité et d'indépendance. Ils atteignent de plus hautes vérités; ils tombent plus souvent dans l'erreur. On ne va ni vite ni loin quand on marche tous ensemble; mais quand on marchə seul, on risque plus de s'égarer. Le divorce entre la pensée et la vie réelle laisse à celle-ci toute sa cordialité naïve et parfois vulgaire; de là, cette bonhomie nationale, cette franchise un peu rude, mais toujours sincère; de là cet attachement aux vieux souvenirs de la patrie, au moyen âge, qui en est le berceau, et qu'on aime par le cœur, lors même que la raison le repousse. L'Allemagne est religieuse, mais mystique. Elle admet la foi, mais à condition que la foi ne gênera point sa seule et chère liberté : c'est toujours la patrie de Luther. Organe de tous ces contrastes, la littérature allemande est à la fois rêveuse et passionnée, sublime et bourgeoise, savamment naïve et laborieusement populaire. Avec toute la séve de la littérature d'Athènes, elle n'en a pas la simplicité : elle ressemble plutôt à celle d'Alexandrie.

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Il n'est peut-être pas un de ces caractères qui ne soit contraire à ceux de la France. C'est dire d'avance que la tentative d'acclimater chez nous cette plante du Nord dut en grande partie échouer. Mais elle pouvait, elle devait nécessairement et cela seul est un service immense produire dans notre littérature un ébranlement des vieux préjugés, et nous engager, par l'émulation, à redevenir vraiment Français, comme nos voisins étaient redevenus Allemands. En fait, elle nous encouragea à secouer le joug de la formule, de la règle vaine établie par l'usage et qui ne repose point sur la raison. Or, c'est là, nous l'avons dit, le but où semblent se diriger toutes les forces vives de notre siècle.

Mouvement romantique en Angleterre; Walter Scott les lakists; Byron.

L'Allemagne, avant d'envahir la France, s'adjoignit l'Angleterre et l'entraîna à sa suite.

A l'aspect de la résurrection du génie germanique, la Grande-Bretagne sentit s'émouvoir son vieux sang saxon longtemps engourdi dans ses veines. Elle se ressouvint du grand siècle d'Élisabeth, se reprit à adorer son Shakspeare, à relire ses vieilles ballades, remises au jour par l'évêque Percy. Walter Scott, le chantre national de l'Écosse, fut aussi le chantre du moyen âge, le dernier des ménestrels. Poëte, il fit revivre

Le haubert et l'écu, l'écharpe et le cimier,
La fée et le géant, le nain et l'écuyer 1.

Prosateur, il créa le roman historique; il enseigna par son exemple quel charme la peinture des événements et des mœurs du passé pouvait rendre aux combinaisons usées de la fiction romanesque, à la peinture abstraite et générale des passions et des caractères.

De tous les rôles de la poésie moderne, Walter Scott a

Shield and lance, and brand, and plume, and

Fay, giant, dragon, squire, and dwarf. »

choisi le plus brillant, le plus populaire, le moins difficile peut-être, s'il était jamais facile d'avoir du génie. A un siècle curieux du passé et inquiet d'un mystérieux avenir, ce fut le passé qu'il rendit: il berça les angoisses du cœur par ses récits pleins d'intérêt. Du reste, il ne s'élève point dans les hautes régions de la pensée jamais il ne nous enflamme d'enthousiasme et ne nous attendrit par le pathétique. Il écrit pour la masse du public et s'abstient sagement de toute pas sion exceptionnelle, de tout sentiment auquel la majorité des hommes pourrait demeurer étrangère. Content d'inspirer à ses lecteurs les affections qu'un homme bon, brave, généreux, éprouve naturellement dans les circonstances ordinaires de la vie, il n'essaye pas même de faire naître en eux cette exaltation qui dédaigne les choses du monde, ni cette profonde sensibilité qui désenchante des plaisirs.

Cet élan vers l'idéal, qui donnait à la muse allemande tant de puissance et de charme, se retrouva en Angleterre dans l'école des lacs (lakists)', chez Wordsworth, Coleridge, Southey, Wilson. Coleridge avait fréquenté les universités allemandes; il passait, en Angleterre, pour le seul homme qui comprît parfaitement Kant et Fichte. Il avait traduit plusieurs pièces de Schiller. Wordsworth semblait réaliser l'idée que l'imagination aime à se faire du poëte inspiré. Il regardait la poésie comme une religion, une espèce de platonisme chrétien fondé sur l'harmonie morale de l'univers. Pour lui et pour ses confrères, toute la nature était vivante, l'Océan avait une âme qui parlait en secret à la leur. « La cataracte retentissante les poursuivait comme une passion; le rocher élevé, la montagne, la forêt sombre et profonde, leurs couleurs et leurs formes étaient pour eux un désir, un sentiment et un amour'. A cette inspiration panthéistique, qui était celle

4 Ainsi nommée parce que les principaux poëtes qui la composaient avaient habité les lacs de Westmoreland et de Cumberland.

2.

a The sounding cataract

Haunted me like a passion; the tall rock,

The mountain, and the deep and gloomy wood,
Their colours and their forms, were then to me

An appetite, a feeling and a love. »

Wordsworth, Tintern Abbey.

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