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Wieland se préparait à traduire Shakspeare; Bodmer mettait en allemand le Paradis perdu de Milton; il publiait, de concert avec Breitinger et ses jeunes amis, une feuille périodique analogue au Spectateur d'Addison, intitulée le Peintre des mœurs, et battait en brèche la citadelle classique de Gottsched, qui ripostait aussi par un journal. Les débats s'animaient entre les deux écoles: les esprits se passionnaient, et les questions littéraires préoccupaient vivement le public.

Un auxiliaire puissant vint faire triompher la cause que soutenait Bodmer. Lessing fut sous ce rapport le Diderot de l'Allemagne comme l'écrivain français, il voulut bannir du théâtre toute pompe ambitieuse, mais il en bannit en même temps l'idéal, il tomba dans l'affectation du naturel, la pire des affectations: la plupart de ses pièces ne sont que la reproduction des choses réelles, le procès-verbal de la nature au lieu d'en être le tableau vivant et expressif. Toutefois sa Dramaturgie contient une foule de vues originales sinon toujours justes; et lorsque, s'élevant au principe même de l'imitation, il traça hardiment le rôle de la poésie en opposition avec celui de la peinture, dans son admirable Laocoon, il arracha un cri d'admiration à toute la jeune Allemagne. « Avec quelle allégresse, dit Goethe, nous saluâmes ce rayon lumineux qu'un penseur de premier ordre fit tout à coup jaillir du sein des nuages. Il faut avoir tout le feu de la jeunesse pour se représenter l'effet que produisit sur nous le Laocoon de Lessing. » En même temps, un homme, dont le nom est impérissable comme celui de l'art, porta le coup mortel au faux goût de l'antiquité en éclairant le véritable. Winckelmann interrogeait les œuvres du ciseau grec avec une intelligence pleine d'amour, et initiait ses compatriotes à la poésie par le sentiment de la sculpture. Quel enthousiasme pour la pure beauté classique! quelle adoration de la forme quelle ferveur de paganisme dans ces belles pages où il commente lui aussi l'admirable groupe de Laocoon, ou bien le chefd'œuvre plus pur encore de l'Apollon du Belvédère ! L'école de Gottsched était vaincue sur son propre terrain : l'Allemagne était plus classique que les pâles imitateurs de la France.

Gothe et Schiller; caractères généraux de la littérature

aliemande.

La littérature allemande présente ce spectacle, moins rare qu'on ne pense, d'une nation chez qui la critique précède et enfante le génie. Les hommes illustres dont nous avons parlé avaient été l'avant-garde de la grande armée germanique: Schiller et Goethe en furent à eux seuls le corps de bataille. Avec eux, la poésie allemande se montre dans sa perfection, et réalise complétement l'idéal que lui avait tracé d'avance sa large critique. Tout précepte factice, toute loi de convention est ici renversée : ces protestants poétiques ont brisé pour jamais le joug de la tradition. Mais le génie ne sera pas pour cela sans règle. Chaque œuvre porte en elle-même les lois organiques de son développement : ce sont, comme Montesquieu l'a dit des lois en général, les rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses. Si, par exemple, ils se rient du fameux précepte des trois unités, c'est qu'ils sondent plus profondément encore la racine des choses, pour saisir le principe vrai dont est né ce précepte. « On n'a rien compris, dit Goethe au fondement de cette loi. La loi d'ensemble (das Fassliche) est le principe; et les trois unités ne valent qu'autant qu'elles l'atteignent. Quand elles deviennent un obstacle à l'ensemble, c'est une folie de les vouloir observer. Les Grecs eux-mêmes, de qui vient cette règle, ne l'ont pas toujours suivie dans le Phaeton d'Euripide et dans d'autres pièces, il y avait changement de lieu : ils aiment donc mieux exposer parfaitement leur sujet que de respecter aveuglément une loi peu essentielle en elle-même. Les pièces de Shakspeare pèchent autant qu'il est possible contre l'unité de temps et de lieu; mais elles sont pleines d'ensemble: rien n'est plus facile à saisir, à embrasser; et c'est pour cela qu'elles auraient trouvé grâce même devant les Grecs. Les poëtes français ont cherché à obéir exactement à la loi des trois unités, mais ils pèchent contre la loi d'ensemble, puisqu'ils n'exposent pas un sujet dramatique par le drame, mais par le récit.

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4. Eckermann's Gespräche mit Goethe. B. I S. 201.

La création poétique est donc libre, mais responsable. Aussitôt, comme si la fécondité était la récompense de la justesse, voici le théâtre allemand qui se remplit de caractères vrais et vivants. La scène s'élargit sous leurs pas pour qu'ils s'y développent à l'aise : l'histoire avec ses grandes proportions et ses terribles enseignements peut désormais y pren dre place. J'y retrouve la guerre de Trente ans dans ses plus frappantes figures (Wallenstein) : j'entends le tumulte des camps, le désordre d'une armée fanatique et indisciplinable; voici des paysans, des recrues, des vivandières, des soldats. L'illusion est au comble, l'enthousiasme éclate parmi les spectateurs. Ailleurs, c'est la vie féodale dans toute sa sauvage et héroïque indépendance : j'admire le vieux Gœtz à la main de fer, dernier débris d'une époque qui meurt, mourant lui-même dans son château en ruine. Je vois la liberté des Pays-Bas périr sur l'échafaud d'Egmont : j'entends le frémissement sourd de tout un peuple qui gronde, menace et tremble. Ici c'est le chant des montagnards de la Suisse (Guillaume Tell): voici le beau lac des Quatre-Cantons, et ces rochers sauvages, asile d'une austère et patriotique probité. La liberté renaît sans emphase, sans lieux communs, et, par un art infini, le héros du drame c'est une nation. La vie morale a retrouvé sa place au théâtre. Les hommes ici ne sont plus d'une seule pièce, décidément bons ou mauvais, selon les exigences d'une action de vingt-quatre heures. Ils sont inconséquents sur la scène comme dans la vie : ils doutent, ils hésitent, ils se démentent. Le temps est un élément essentiel de la vérité dramatique : l'action, n'étant plus contrainte d'économiser sordidement les heures, s'arrête quelquefois, comme chez les Grecs, pour donner le loisir de bien goûter une situation. Certains moments lyriques viennent, comme des points d'orgue habilement placés, faire entendre au spectateur la musique de l'âme, et diffèrent les jouissances de la curiosité au profit de celles du sentiment.

En effet, ce drame nouveau, ou plutôt renouvelé, qui semble tout donner au naturel, accorde plus encore à l'idéal. Les détails, qui sont la vérité de l'histoire, a dit un habile criti

que', en sont aussi ía poésie. Ici l'école allemande professe un principe de la plus haute portée, et qui semble emprunté aux méditations les plus profondes de ses philosophes, c'est celui de la beauté universelle de la vie, de l'identité du beau avec l'être. Nos esthétiques, dit Goethe, parlent beaucoup de sujets poétiques ou antipoétiques : au fond, il n'y a pas de sujet qui n'ait sa poésie; c'est au poëte à savoir l'y trouver. Ce grand homme, incapable d'une partialité étroite, reconnaît le mérite de la raison, qui fait le fond de la poésie française: il le propose pour modèle à ses compatriotes, mais il réserve néanmoins les droits imprescriptibles de l'imagination. Les Français ne songent point, dit-il, que la fantaisie a ses propres lois, auxquelles la raison n'a rien à voir. Le domaine de l'imagination serait bien borné, si elle ne pouvait évoquer à la vie les choses qui seront toujours problématiques pour la raison 2. »

Schiller et Goethe se partagent cet empire de la nouvelle poésie et en représentent supérieurement les deux principales puissances; l'un, lyrique et passionné, répand son âme sur tous les objets qu'il touche: chez lui, toute composition, ode ou drame, n'est toujours qu'une de ses nobles idées, qui emprunte au monde extérieur sa forme et sa parure. Il est poëte surtout par le cœur, par la force avec laquelle il s'élance et vous entraîne. Goethe est surtout épique : il peint sans doute les passions avec une admirable vérité, mais il les domine; comme le dieu des mers dans Virgile, il lève au-dessus des vagues irritées son front sublime de calme. La personnalité de Goethe est si vaste, qu'on n'en aperçoit pas les bords; elle embrasse toutes les formes de la vie, et paraît se confondre avec elles. Goethe devient tour à tour contemporain de tous les âges, il ressuscite avec bonheur la fatalité des tragiques grecs ou la brillante beauté d'Hélène, aussi bien que l'enthousiasme guerrier et les pieuses terreurs du moyen âge. Il laisse son âme passer successivement par toutes les transformations. Chacune de ses pièces est un nou

4. M. Villemain, Tableau du dix-huitième siècle. 2. Eckermann, Gesprache, B. I, S. 366.

vel aperçu de l'histoire et du monde, c'est une tente sous laquelle le poëte a séjourné une nuit. Faust seul, cette œuvre si grande, si complexe, si incompréhensible dans son ensemble, si admirable dans ses détails, est le travail de toute sa vie, le tableau complet de sa pensée.

Goethe aime la nature plus encore que l'histoire; il la contemple avec respect, avec passion : il l'étudie non en poëte, mais presque en adorateur1. Il veut tout savoir, tout connaître de ce qui a rapport aux sciences physiques, non par curiosité, mais par amour. Un panthéisme ardent, un sentiment de la vie universelle semble former le fond de sa croyance. C'est lui qui, à la vue du lac de Lucerne, conçut le sujet de Guillaume Tell; c'est lui qui recueillit pour Schiller et lui transmit fidèlement toutes les couleurs locales qui, dans cette tragédie, contrastent d'une manière si étonnante avec le faire habituel du poëte de Marbach 2. Cette passion de la nature, si précieuse dans un poëte, porte pourtant avec elle un danger. Goethe semble avoir raconté sa propre destinée dans sa ballade du Pêcheur. Un pauvre homme s'assied sur le bord d'un fleuve un soir d'été, et tout en jetant sa ligne, il contemple l'eau claire et limpide qui vient baigner doucement ses pieds nus. La nymphe de ce fleuve l'invite à s'y plonger; elle lui peint les délices de l'onde pendant la chaleur, le plaisir que le soleil trouve à se rafraîchir dans la mer, le calme de la lune quand ses rayons se reposent et s'endorment au sein des flots; enfin, le pêcheur, attiré, séduit, entraîné, s'avance vers la nymphe, et disparaît pour toujours'. Goethe aussi a été séduit, absorbé par la contemplation de la nature. L'homme disparaît quelquefois dans la froide impartialité du contemplateur. Lui-même se prend à soupirer pour ces joies naïves de l'âme qu'il a échangées, l'imprudent docteur Faust, pour les plus hautes intuitions de la pensée. « O nature, s'écrie-t-il,

1. Eckermann's Gesprache, B. I, S. 305.

2. «< Schiller n'avait pas ce coup d'œil qui saisit la nature. Ce qu'il y a de local et de suisse dans son Tell, c'est moi qui le lui ai raconté (habe ich ihm alles erzahlt). Mais il avait un si merveilleux esprit, que, même d'après un récit, il pouvait faire quelque chose qui eût sa réalité. » Eckermann's Gespræche, B. I, S. 305. der Fischer, Staël, Allemagne, chap. xin.

3. Ballade IV.

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