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que le monde moderne lui doit tout, depuis l'agriculture jusqu'aux sciences abstraites, depuis les hospices pour les malheureux jusqu'aux temples bâtis par Michel-Ange et décorés par Raphaël; qu'il n'y a rien de plus divin que sa morale, rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte; qu'elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée, offre des formes nobles à l'écrivain et des moules. parfaits à l'artiste. » On le sent, l'auteur n'est pas un juge, mais un avocat. Il ne voit que les avantages de sa cause et il les fait ressortir avec une brillante imagination. Défenseur d'une doctrine contre laquelle l'âge précédent avait épuisé tous les traits du sarcasme, Chateaubriand offre la contrepartie de leurs assertions. Son caractère noble et chevaleresque en tout est fier d'avoir à protéger la religion délaissée. Il exagère l'apothéose comme on avait exagéré l'attaque; il prouve moins qu'il ne peint et n'attendrit. Mais pour le but spécial qu'il se proposait d'atteindre, émouvoir et peindre, c'était déjà prouver.

Les Martyrs (1809) furent la mise en œuvre des théories littéraires développées dans le Génie du Christianisme. Le poëte voulut placer dans un récit épique le monde chrétien en face du paganisme et montrer la supériorité poétique du premier. Il voulut opposer la parole de la Genèse à celle de l'Odyssée, et Jéhovah à Jupiter. C'est à Rome que cette pensée vint frapper son esprit; là elle était en quelque sorte vivante; elle semblait germer d'elle-même au milieu des ruines du cirque et des catacombes. Les martyrs de l'Église naissante, la persécution de Dioclétien offraient à Chateaubriand le rapprochement le plus frappan, des deux croyances. Mais avec quel sentiment poétique n'en a-t-il pas saisi les rapports! Peut-on voir rien de plus beau que le tableau d'une famille grecque et d'une famille chrétienne (Ier et II livres), rien de plus caractérisé que la peinture des Francs et de leur victoire sur les Gaulois et les Romains (VI livre), de plus terrible que la tempête du XVIII livre, de plus gracieux que Cymodocée, de plus passionné que l'épisode de Velléda, de plus frappant que la description d'Athènes, de Rome, de Jéru

salem? Nul poëte ancien ni moderne ne surpasse Chateaubriand dans ses descriptions. Il réunit deux qualités précieuses et ordinairement séparées, l'exactitude la plus fidèle et l'imagination la plus brillante. Il voit d'abord un objet avec les yeux du corps, et son regard est perçant comme celui de l'aigle; puis vient l'imagination, qui répand sur les lignes sévères du dessin primitif ses plus riches couleurs.

Avant d'écrire les Martyrs, Chateaubriand avait voulu visitér lui-même les lieux qu'il devait peindre; il avait vu la Grèce, la Palestine (1806), et jeté sur le papier les souvenirs de son voyage. A son retour, l'Espagne et son Alhambra lui avaient fourni le plus parfait peut-être de ses ouvrages, le charmant récit intitulé le Dernier des Abencerages. Puis l'histoire, la politique semblèrent absorber le poëte: mais le poëte domina même dans les travaux de l'historien et de l'homme d'État.

En politique, dit-il lui-même dans ses Mémoires, la chaleur de mes opinions n'a jamais excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. » Le sentiment, l'imagination et, il faut le dire, la vanité furent toujours les seuls guides de Chateaubriand.

Tous ses ouvrages en effet laissent désirer une raison plus haute. Ils renferment des pressentiments plutôt que des idées; et ces pressentiments se mêlent et se heurtent avec mille contrastes. Lui-même disait en 1822: « Je suis républicain par inclination, bourbonien pardevoir, et monarchiste par raison.» De même il est catholique par sentiment, par point d'honneur, par souvenir pieux de son enfance et de sa mère, plutôt que par une profonde et religieuse conviction. Chateaubriand est attiré par l'instinct du beau vers des perpectives sans cesse nouvelles. Son génie fécond fait germer en lui mille contradictions brillantes, sans pouvoir les concilier au sein d'une vérité suprême. Il aime à la fois la monarchie et la liberté, la raison et la foi, la régularité classique et l'inspiration rêveuse des temps modernes. Il hésite, il flotte dans une incertitude toujours généreuse, tonjours désintéressée. Il est

4. M. Sainte-Beuve partage cette opinion, et l'appuie par des citations curieuses. Voyez le Constitutionnel du 18 mars 1850.

l'avocat de toutes les causes malheureuses, le flatteur de toutes les infortunes, mais non l'arbitre calme et éclairé de tous les droits. Sa vie fut une opposition éternelle. Tous les éléments de la civilisation moderne s'agitaient confusément dans son âme, sans qu'aucun principe souverain et créateur ait jamais pu les coordonner1.

Ce défaut se réfléchit dans presque toutes ses œuvres, dont le plan est souvent vicieux, tandis que les détails en sont quelquefois admirables. Les Natchez, par exemple, resteront comme un singulier monument de ce manque d'unité et de décision, joint aux inspirations les plus fécondes et les plus touchantes. Le Génie du christianisme est une suite de brillantes descriptions, plutôt que le développement logique d'une idée. La langue même de cet écrivain est souvent bizarre dans sa magnificence. Elle vise sans cesse à l'effet et recherche les succès de détail. Si elle s'éloigne de la sécheresse et de l'abstraction où était tombée la prose du dix-huitième siècle, il s'en faut bien qu'elle remonte jusqu'à la belle simplicité du dix-septième.

Chateaubriand procède de Bernardin de Saint-Pierre : ille continue en le surpassant par la richesse et la force de son imagination, par l'étendue et la diversité de ses connaissances; par la multiplicité des aspects sous lesquels il a senti et dépeint la vie. Il a fait, avec plus de puissance et d'éclat, pour le dogme catholique, ce que Bernardin avait fait pour le théisme. En même temps il a rouvert les sources vives de la poésie, taries par la sécheresse des imitateurs pseudo-classiques, et

1. Les Mémoires d'outre-tombe, admirés sur parole avant leur publication, n'ont pas répondu à l'attente du public. On a été surtout choqué de l'amourpropre excessif qui s'y révèle à chaque page. « Je lis les Mémoires d'outretombe, dit un de nos plus grands écrivains, et je m'impatiente de tant de grandes poses et de draperies.... L'âme y manque, et moi qui ai tant aimé l'auteur, je me désole de ne pouvoir aimer l'homme.... On ne sait pas s'il a jamais aimé quelque chose ou quelqu'un tant son âme se fait vide avec affectation !... Et pourtant, malgré l'affectation générale du style, qui répond à celle du caractère, malgré une recherche de fausse simplicité, malgré l'abus du néologisme, malgré tout ce qui me déplaît dans cette œuvre, je retrouve à chaque instant des beautés de forme grandes, simples, fraîches, de certaines pages qui sont du plus grand maître de ce siècle, et qu'aucun de nous, freluquets formés à son école, ne pourrions jamais écrire, en faisant de notre mieux. Georges Sand; lettre particulière citée par M. Sainte-Beuve.

il mérite la double gloire d'avoir donné le signal de la révolution littéraire, et commencé la restauration morale et religieuse du dix-neuvième siècle.

Tandis que Chateaubriand, trop grand pour tenir tout entier dans son parti, trop loyal pour fermer les yeux aux vérités qui débordaient sa cause, ressemblait à bien d'autres grands écrivains qui eurent plus d'intelligence que de caractère, et plus d'imagination que d'opinions arrêtées, deux autres auteurs se chargèrent de montrer avec une inflexible logique toutes les conséquences contenues dans le principe de l'autorité pure, qui se relevait de ses ruines. Nous voulons parler du comte de Bonald et du comte Joseph de Maistre.

Louis-Gabriel-Ambroise de Bonald', émigré en 1791, rentré en France en 1797, fut le théoricien, sinon le philosophe, du parti opposé à la révolution. Une synthèse hardie, une allure dogmatique, d'impérieuses formules, une argumentation dont l'apparence scientifique protége en vain les plus fragiles opinions, un style ferme, sévère et presque toujours excellent, tels sont les caractères qui nous frappent dans cet écrivain. M. de Bonald est une haute intelligence servie par des paradoxes'. Sa pensée, exprimée tour à tour par divers ouvrages', se révèle tout entière dans sa Législation primitive, qui les résume et les complète tous.

M. de Bonald est la contradiction vivante de J.-J. Rousseau; mais en combattant ses principes, il emprunte au Gé- nevois sa marche et ses procédés. C'est le même dogmatisme hautain, le même rigorisme dans les axiomes et les déductions. La Législation primitive est le Contrat social retourné. Rousseau avait mis la souveraineté dans le consentement

4. 4753-1840.

2. C'est à lui qu'appartient la célèbre définition de l'homme: One intelligence servie par des organes.

3. Théorie du pouvoir civil et religieux, 1796, mise au pilon par le Direc toire, et non réimprimée. Essai analytique sur les lois naturelles de l'ordre social, 1800. Du divorce, 1801. Recherches philosophiques sur les premiers objets des connaissances morales, 1818. Démonstration philosophique du prinsipe constitutif de la société, 1830, etc.

arbitraire du peuple; Bonald le place, à plus juste titre, dans la volonté de Dieu. Cette volonté souveraine nous est communiquée, selon lui, par le langage, qui n'est point une invention humaine, mais qui, donné par Dieu même au premier homme, avec toutes les vérités nécessaires, a été transmis d'âge en âge, emportant à travers les siècles le trésor divin des traditions. Altérée par le péché originel, cette révélation primitive s'est conservée dans le langage du peuple élu, dans les Écritures, dont il est le dépositaire, dans l'Eglise, qui en est l'interprète.

Les vérités renfermées dans cette tradition surnaturelle peuvent se résumer en une formule générale qui s'applique également à la religion, à l'État, à la famille. Il n'y a que trois choses dans le ciel et sur la terre, la cause, le moyen et l'effet. En métaphysique, la cause est Dieu; le moyen, le médiateur; l'effet, les hommes. En religion, la cause est l'Église; le moyen, le clergé; l'effet, les laïques. Dans l'État, la cause est le roi; le moyen, la noblesse; l'effet, le peuple. Ces trois éléments se retrouvent dans le même ordre au sein de la famille, le père, la mère, l'enfant; dans l'homme individuel, l'âme, les sens, le corps. Partout se présentent ces trois termes sacramentels qui ont partout entre eux le même rapport; << on doit donc établir cette proportion générale : la cause est au moyen ce que le moyen est à l'effet; ce qu'on peut, ajoute l'auteur, considérer comme une expression algébrique A: B: B: C, dont on fait l'application à toute sorte de valeurs.

On devine aisément quelles conséquences théologiques et politiques l'auteur peut tirer de cette invariable formule: nous n'avons ni l'obligation ni la possibilité de les discuter ici. Il n'est pas même nécessaire d'avertir de ce qu'il y a d'arbitraire et de peu philosophique dans cette ambitieuse proportion. Les amis de M. de Bonald ne peuvent s'empêcher d'avouer « qu'on trouve dans son livre des erreurs de raisonnement, par suite de l'autorité trop grande qu'il accordait à la combinaisor logique de certaines formes de langage; qu'il pousse trop loin la recherche des analogies; qu'il y a dans son intelligence une tendance trop prononcée à dogmatiser et à tout réduire

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