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leur dépendance mutuelle c'était la classification qu'avait adoptée Bacon; elle se rattachait à la méthode du dix-septième siècle; enfin historiquement, en exposant les progrès des sciences et des lettres depuis la Renaissance. C'était pressentir la disposition que semble préférer notre époque.

Cette triple chaîne des mêmes vérités, qui se renoue trois fois dans une préface, manque, non pas de clarté, mais peutêtre de grandeur. Le Discours préliminaire forme trois édifices au lieu d'un seul, et trois édifices indépendants l'un de l'autre. De plus, d'Alembert n'a point emprunté à Bacon l'enthousiasme éloquent et presque poétique de son exposition. Le spectacle magnifique de toutes les sciences naissant l'une après l'autre de l'esprit humain qui s'éveille, puis ap paraissant aux yeux dans leur ensemble comme un arbre immense courouné de ses mille rameaux, ne peut exciter l'enthousiasme du savant géomètre. C'est avec vérité, mais sans enthousiasme, qu'il raconte le progrès de la civilisation depuis le seizième siècle. D'Alembert était tout intelligence: il n'écoutait pas assez en écrivant les généreuses inspirations de son âme. Son esprit même porte la peine de ce divorce: il y perd quelque chose de son éclat.

Condillac.

Voltaire, Diderot, d'Alembert dans l'Encyclopédie, tous les philosophes qui marchaient sous leur drapeau, étaient des hommes d'action plutôt que des métaphysiciens. Ils s'occupaient bien plus de gouverner les esprits et de renverser les croyances du passé que d'établir régulièrement et dogmatiquement un système. C'est toutefois un besoin pour une époque de réunir en corps de doctrine les principes sur lesquels elle s'appuie, de se créer un symbole qui soit la théorie de toute sa conduite. L'abbé de Condillac1 se chargea de formuler celui du dix-huitième siècle. Prenant son point de départ dans les opinions de Locke, il s'efforça d'être encore plus 4. Né à Grenoble en 1745; mort en 1780. OEuvres principales: Essai sur l'origine des connaissances humaines; Traité des systèmes; Traité des sen

sations.

méthodique, plus rigoureux, d'une clarté plus transparente et plus limpide que lui. Son système est une espèce d'algèbre où la simplicité n'est due qu'à l'abstraction. Comme dans les sciences exactes, l'auteur élimine toutes les conditions de la réalité, il fait une âme humaine de pure convention et semble l'éclairer d'une vive lumière, parce qu'il en a retranché toutes les parties obscures. Condillac était poursuivi du besoin de tout ramener à l'unité; mais au lieu d'espérer l'unité véritable au sommet, il s'empressa d'en établir une factice à la base. Il la plaça dans la sensation. La pensée, avec tous ses développements, ne fut que la sensation transformée. Locke avait au moins admis, à côté de ce premier fait passif, la réflexion, qui laisse soupçonner quelque chose de l'activité réelle de l'âme; la réflexion disparut du système de Condillac, qui acquit ainsi un nouveau degré de simplicité apparente, mais l'âme s'anéantit par là même sous sa main. Les encyclopédistes vantèrent une métaphysique dont leur instinct irréligieux pressentait les conséquences; et les gens du monde, ravis de comprendre quelque chose dans une matière réputée si obscure, surent gré à Condillac de leur avoir permis de devenir philosophes.

L'Encyclopédie était l'œuvre officielle et discrète du parti philosophique; les ouvrages de Condillac se bornaient à poser des principes inoffensifs en apparence. Des mains plus téméraires et plus franches en dévoilèrent hardiment les conclusions.

Helvétius; d'Holbach.

Helvétius, élégant fermier général, homme probe, désintéressé, bienfaisant, que Voltaire, dans ses flattenses réminiscences de l'histoire, avait surnommé Atticus, se mit en tête de faire un livre; et, pour y parvenir, il recueillit dans les réunions des philosophes qu'il conviait à sa table les doctrines, les aperçus, les paradoxes: habile à provoquer des discussions intéressantes, il savait mettre en jeu tantôt la verve bouillante de Diderot, tantôt la sagacité de Suard, ou la raison spirituelle et piquante de l'abbé Galiani; puis il fondait en un corps de doctrine ces opinions diverses dont il

se faisait ainsi le fidèle rapporteur. Le résultat de ces conversations écoutées, analysées, résumées par Helvétius, c'est le livre de l'Esprit, c'est-à-dire le matérialisme en métaphysique, en morale l'intérêt personnel. D'après Helvétius, l'homme ne diffère de la brute que par la conformation de ses organes, et la vertu n'est que l'égoïsme sagement entendu. Ce franc et brutal résumé de leurs opinions effraya les philosophes eux-mêmes : ils trouvèrent l'ouvrage paradoxal, et Voltaire gronda contre la logique inexorable de son disciple.

Elle devait aller plus loin encore chez un autre Mécène des encyclopédistes. Le baron d'Holbach, qui réunissait chaque semaine à sa table l'élite des hommes de lettres, et qu'on avait surnommé le maître d'hôtel de la philosophie, publia sous le pseudonyme de Mirabaud, le code d'athéisme le plus complet, le plus logiquement absurde qu'on eût encore imaginé. « Ce livre, dit Goethe dans ses Mémoires, nous parut si suranné, si chimérique et (qu'on me passe l'expression) si cadavéreux, que la vue même nous en était pénible : peu s'en faut que nous n'en eussions peur comme d'un spectre. Le Système de la nature était le dernier mot de la philosophie sensualiste : c'était la plus complète, la plus froide négation de tout ce qu'il y a de grand, de noble, de vrai dans le cœur de l'homme. Le dix-huitième siècle ne pouvait descendre plus bas; il était enfin parvenu au fond de l'abîme.

Dès lors on put prévoir une énergique réaction contre ces détestables doctrines. L'homme ne peut condamner à un éternel silence la voix de la vérité qui crie au fond de son cœur. La société regardait autour d'elle-même avec anxiété. Le roi Frédéric essaya de réfuter ce funeste livre; Voltaire jeta un cri d'alarme. L'un et l'autre étaient impuissants; l'auteur du Système n'avait fait qu'appliquer rigoureusement leurs principes.

Les premiers coups des philosophes avaient été dirigés contre la religion; ils ne tardèrent pas à attaquer la royauté; le principe d'autorité fut ébranlé sous ses deux formes, et Voltaire dépassé dans toutes ses violences. Le patriarche de Ferney avait dit et probablement cru que la cause des rois était celle des philosophes; il reçut de ses disciples d'auda

cieux démentis. D'Holbach et ses collaborateurs confondirent dans leurs invectives le despotisme monarchique avec la puissance sacerdotale. Jusqu'alors le mot d'ordre philosophique avait été « Plus de prêtres!» On disait maintenant : Ni prêtres ni rois absolus! Peuples lâches! » s'écriait dans son Histoire des deux Indes le déclamateur Raynal, «< imbécile troupeau! vous vous contentez de gémir, quand vous devriez rugir!.

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Voltaire s'effrayait de toute cette fermentation, autant que Voltaire pouvait s'effrayer. Sa crainte prenait quelquefois une teinte de joie sinistre, qui caractérise d'une manière curieuse et l'homme et la situation. Tout ce que je vois, dit-il dans une de ses lettres, jette les semences d'une révolution, qui arrivera immanquablement, et dont je n'aurai pas le plaisir d'être le témoin. La lumière s'est tellement répandue, qu'on éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux : ils verront de belles choses'.

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Jean-Jacques Rousseau exprimait la même prévision avec une grave et sérieuse éloquence : « Ne vous fiez pas, disait-il, à l'ordre actuel de la société, sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu'il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque devient sujet.... Nous approchons de l'état de crise et du siècle des révolutions. »

Écrivains du parti religieux; d'Aguesseau; Bollin ;

Saint-Simon.

Avant de fixer nos regards sur l'homme qui osa opposer, comme une digue aux égarements de son siècle, son génie, sa passion éloquente et ses propres égarements, ce grand et malheureux Rousseau, il convient d'examiner quels efforts le parti religieux avait tentés contre l'envahissement des écri

1. Lettre du 2 avril 1764, au marquis de Chauvelin.

2. Émile, liv. III, p. 383 (édition Desper); voyez aussi la note de Rousseau.

vains de l'école sensualiste, quelles œuvres il avait produites en face de leurs œuvres.

Si l'on cherche dans le parti voué à la défense du catholicisme une controverse véritable, une réfutation directe des principes et des opinions préconisés par les novateurs, on est étonné de son silence ou de sa faiblesse. Nonnotte, Burigny, Houtteville et tant d'autres qui s'attachèrent à combattre Voltaire, étaient ridicules par le défaut de talent, lors même qu'ils avaient raison'. L'abbé Guénée seul, dans ses Lettres de quelques Juifs, se montra digne d'une pareille tâche. Supérieur à Voltaire par la connaissance de la langue et des antiquités hébraïques, il l'égala quelquefois par la vivacité moqueuse de ses plaisanteries. C'était sans doute un beau triomphe que de faire rire aux dépens de Voltaire; mais quand on avait à défendre la Bible et les fondements de la religion, c'était trop peu que le talent de faire rire. D'autres, comme Bergier, réfutèrent les doctrines nouvelles avec force et gravité. Mais ils manquaient de verve, de passion, d'éloquence: ils ne furent pas lus. La France n'avait plus de Bossuet.

Quelques écrivains, sans se livrer à la controverse contre les idées philosophiques, demeurèrent fidèles aux principes de l'orthodoxie, et les exprimèrent plus ou moins dans leurs ouvrages. Il faut placer à leur tête les vénérables restes de la vieille école janséniste, héritiers et continuateurs du dixseptième siècle à travers le dix-huitième, de même que SaintÉvremont, Saint-Réal et autres avaient perpétué sourdement, dans le dix-septième siècle, les traditions sceptiques de l'âge précédent. On doit nommer d'abord le chancelier d'Aguesseau2, orateur agréable, mais sans génie, « dont l'éloquence tant vantée au palais n'était qu'une rhétorique élégante. Son savoir et sa piété se consumèrent en vaines querelles sur une bulle, et ne servirent pas à défendre les grands principes que des mains hardies commençaient à ébranler3. »

4. Villemain, Tableau du dix-huitième siècle, t. II, xvi leçon. 2. Né à Limoges en 1688; mort en 1751.

OEuvres principales: Instructions à son fils; mercuriales, plaidoyers, requêtes; mémoires, mélanges, méditations et correspondance.

3. Villemain, Tableau, t. I, leçon x.

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