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Toutefois cet ouvrage est heureusement le moins connu parmi ceux qui font la gloire de La Fontaine. Ses Fables1 l'élevèrent au-dessus de lui-même, tant par la pureté irréprochable de leur morale que par l'inimitable perfection de leur style. Il était dans ses contes le poëte de sa société, il est le poëte de tous les temps, de tous les états, de tous les âges dans ses fables. L'enfant s'y amuse, l'homme s'y instruit, le lettré les admire. Elles ne doivent rien aux inspirations contemporaines, et elles furent cependant goûtées et appréciées à leur apparition comme elles le sont de la postérité. Ici ce n'est plus seulement au seizième siècle ni au moyen âge que le poëte emprunte, pour les transformer, leurs traditions malicieuses. Il reprend à sa source le vieil apologue de l'Orient, grossi dans son cours par les inventions successives des Grecs, des Romains, des modernes; il se fait l'héritier universel du bon sens populaire; il recueille avec soin toutes ces tables, les transcrit, les met en vers, comme il le dit modestement dans son titre; et ce ne sont plus les fables de Vishnou-Sarmah, d'Ésope, de Phèdre, de Babrius, encore moins de Planude; le public leur a donné leur vrai nom, et a contraint les éditeurs de le leur restituer, ce sont les fables de La Fontaine.

En effet, l'originalité poétique ne consiste pas à inventer le sujet, mais à découvrir la poésie du sujet. Les poëtes les plus créateurs n'ont presque jamais inventé autre chose. L'invention de La Fontaine, c'est sa manière de conter, c'est ce style admirable, c'est cette imagination heureuse, qui jette partout l'intérêt et la vie. « Il ne compose pas, dit la Harpe, il converse. S'il raconte, il est persuadé, il a vu. C'est toujours son âme qui vous parle, qui s'épanche, qui se trahit; il a toujours l'air de vous dire son secret, et d'avoir besoin de vous le dire; ses idées, ses réflexions, ses sentiments, tout lui échappe, tout naît du moment. » C'est dans cette bonne foi, dans cette apparente crédulité du conteur, dans ce sérieux avec lequel il mêle les plus grandes choses aux plus petites que consiste la qualité propre et distinctive de La Fontaine, son inimitable

4. Elles parurent en trois recueils : les six premiers livres en 4668; les cinq suivants en 1678 et 1679; le douzième et dernier en 1694.

naïveté. On s'imagine entendre un homme assez simple pour ajouter foi aux contes dont on a bercé son enfance. Non-seulement il y croit, mais il espère bien vous y faire croire aussi. Son érudition, son éloquence, sa philosophie, tout ce qu'il a d'imagination, de mémoire, de sensibilité est mis en œuvre pour vous intéresser au débat de Dame Belette avec Jeannot Lapin. De là ce phénomène qu'on n'avait pas vu depuis l'Odyssée, cette singulière mais incontestable alliance de la plus haute poésie avec les récits les plus naïfs; de là vient encore que, selon l'expression de Molière, nos beaux esprits n'effaceront pas le bonhomme.

Il a de plus qu'eux tous l'amour et l'intelligence de la campagne. La Fontaine n'eut jamais de cabinet particulier ni de bibliothèque; il se plaisait à composer dans la solitude des champs là, il étudiait du cœur cette nature qu'il devait peindre.

Je puis dire que tout me riait sous les cieux....
Pour moi le monde entier était plein de délices.
J'étais touché des fleurs, des doux sons, des beaux jours:
Mes amis me cherchaient, et parfois mes amours.

Cette nature qu'il aime n'est pas un objet banal et indécis, tel que les poëtes de cabinet la retracent d'après de vagues ouïdire: ses tableaux ont des couleurs fidèles, qui sentent, pour ainsi dire, le pays et le terroir. Ces plaines immenses de blé où se promène de grand matin le maître et où l'alouette cache son nid, ces bruyères et ces buissons où fourmille tout un petit monde, ces jolies garennes, dont les hôtes étourdis font la cour à l'aurore parmi le thym et la rosée, c'est la Beauce, la Sologne, la Champagne, la Picardie 1; La Fontaine est le poëte de la vieille France, comme le gardien fidèle de son vieux et charmant langage. Mais ces vastes plaines unies et peu poétiques en apparence, de même que cette langue plus vive que colorée de nos provinces du Nord, prennent sous sa plume un charme attendrissant comme le souvenir du village

4. Sainte-Beuve, Portraits et Caractères, article La Fontaine.

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natal. Nous pouvons renvoyer à notre poëte ces vers qu'il adresse à la duchesse de Mazarin:

Vous portez en tous lieux la joie et les plaisirs :
Allez en des climats inconnus aux zéphirs,

Les champs se vêtiront de roses.

Ce sentiment si vrai de la nature rapproche La Fontaine de l'antiquité mieux que n'eût pu faire l'érudition: il comprend comme Théocrite et Virgile les voix secrètes des eaux et des bois; il aime comme Horace un tranquille sommeil au bord d'une source pure, et il les chante avec autant de grâce. La mythologie même est pour lui comme pour eux un symbole plein de vie. Sa Psyché, son Adonis respirent une langueur voluptueuse et tendre ; ils se voilent d'une sorte de demi-jour doux et pénétrant, tout différent de l'éclatante lumière que Racine répand sur les sujets grecs : c'est une beauté plus négligée, qui trouve dans son abandon un attrait nouveau1. Il semble que sa muse se soit peinte elle-même :

Par de calmes vapeurs mollement soutenue,
La tête sur son bras et son bras sur la nue,
Laissant tomber des fleurs et ne les semant pas.

Il n'est pas jusqu'aux mœurs de la Fontaine qui n'aient quelque chose de naïvement païen. Elles sont plus libres que corrompues; il se laisse aller, comme Régnier, à ce qu'il appelle la bonne loi naturelle, et qui, toute bonhomie à part, n'est que le paresseux abandon du soin de conduire dignement sa vie. Il conçoit si peu l'austérité et la décence chrétiennes, qu'il songe sérieusement à dédier un récit graveleux au janséniste Arnauld, et offre pour les pauvres à son confesseur le bénéfice d'une édition future de ses contes. Il oublie qu'il a une femme à Château-Thierry, et rencontre, dit-on, son fils sans le reconnaître. Mais il faut en croire sa bonne vieille gardemalade, Dieu n'aura jamais le courage de le damner !

Louis XIV était moins indulgent pour le bonhomme. Rien

1. H. Martin, Histoire de France, t. XV, p. 68.

dans ses défauts ni dans ses qualités de roi ne le disposait à goûter ce trouvère demi-païen, qui n'avait d'ailleurs dans ses vers rien de pompeux, rien d'apprêté. Louis appréciait peu sans doute

Son art de plaire et de n'y penser pas

Et la grâce plus belle encor que la beauté.

D'ailleurs La Fontaine n'était pas fait pour la cour du roi. C'était l'homme des réunions plus libres, plus affranchies de l'étiquette. Fort aimable en conversation, quoi qu'on en ait dit, mais aimable à ses heures et avec ses amis, il faisait les délices de la petite cour du Maine à Sceaux, de celles de Bouillon, de Vendôme, où on lui laissait son franc parler et ses franches allures.

Je dois tout respect aux Vendômes (disait-il),
Mais j'irais en d'autres royaumes,

S'il leur fallait en ce moment

Céder un ciron seulement.

La Fontaine avait encore, nous l'avons dit, fait partie de la société intime de Fouquet. Ce fut un grief que Colbert ne lui pardonna pas, et qui contribua à l'exclure de la liste des faveurs royales. Les mêmes causes morales qui éloignaient Louis XIV de La Fontaine, rendirent le sévère et décent Boileau injuste envers son ancien ami. Il le bannit de son Art poétique, lui et la fable. Fénelon fut moins inexorable. Il écrivit en latin l'éloge du fabuliste, qu'il donna à traduire au jeune duc de Bourgogne, son élève. Cet enfant devint le bienfaiteur du vieux poëte. Le jour où La Fontaine reçut les derniers sacrements de l'Eglise, le prince lui envoya de son propre mouvement une bourse de cinquante louis; c'était tout ce qu'il possédait en ce moment. On aime à constater ce premier hommage de l'enfance envers le génie le plus naïf des temps modernes, et à voir le vieillard que le roi abandonnait protégé par un prince de dix ans.

Poëtes secondaires.

Au-dessous des quatre grands noms qui représentent la

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poésie du règne de Louis XIV, s'échelonnent une foule de poëtes dont il faudrait tenir compte, si nous écrivions l'histoire des auteurs et non celle des idées. Nous ne pouvons nous dispenser d'indiquer au moins ceux que la renommée a placés au second rang. Dans la tragédie, Thomas Corneille eut le malheur de porter un nom trop glorieux, et de faire double emploi en imitant faiblement son frère et Racine. Campistron chercha à reproduire la grâce de ce dernier modèle; il substitua partout la galanterie à l'amour : ce n'est qu'un apprenti qui calque timidement le dessin d'un grand maître. Duché, plus incorrect, est un peu plus animé, sans parvenir encore à être vraiment tragique. Lafosse fut plus heureux au moins une fois : son Manlius lui assure une renommée durable. Quinault, après avoir fait de mauvaises tragédies, se plaça au premier rang dans un genre secondaire, l'opéra, où l'un des mérites de la poésie est de se plier complaisamment aux exigences de la musique.

Les imitateurs de Molière réussirent mieux que ceux de Racine. Racine paya lui-même, en passant, son hommage à la comédie les Plaideurs, délicieuse esquisse dans le genre d'Aristophane, révélait dans le poëte une verve de plaisanterie qui s'unit plus souvent qu'on ne le croit au génie tendre et pathétique. Brueys et Palaprat ressuscitèrent sur le théâtre la vieille et excellente farce de Patelin, et composèrent quelques autres pièces estimées. Le comédien Baron, ou, sous son nom, le Jésuite La Rue, transporta sur la scène française l'Andrienne de Térence. Les comédies de Quinault et de Campistron sont très-supérieures à leurs tragédies. Boursault, si honorable pour sa modestie et son noble caractère, a laissé au répertoire quelques bonnes pièces à tiroir, le Mercure galant, Esope à la ville, et Ésope à la cour. Dufresny eut ou montra trop d'esprit pour être vraiment comique. Dancourt, dans sa stérile abondance, a écrit douze volumes de comédies, parmi lesquelles il en surnage à peine quatre. Le véritable héritier de Molière, c'est l'aventureux, le spirituel, le joyeux Regnard, Le Joueur, le Légataire, et les Ménechmes peuvent paraître sans honte après le Misanthrope. « Les situations de Regnard sont moins forte, mais plus comiques : ce qui les caractérise

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