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CHAPITRE XXXII.

LOUIS XIV ET SA COUR.

Caractère général de la littérature sous Louis XIV.- Tableau de la cour; Madame de Sévigné.

Caractère général de la littérature sous Louis XIV.

Corneille, Descartes, Pascal remplissent la première moitié du dix-septième siècle. Malgré la diversité qui fait leur génie, ces grands hommes ont entre eux une certaine parenté d'intelligence. Élan spiritualiste, simplicité dans la grandeur, verve contenue dans le sublime, tels sont les principaux caractères qu'ils possèdent en commun: on sent qu'une grave et majestueuse harmonie tend à s'établir entre les plus illustres représentants de la pensée française. Mais s'ils avaient déjà un lien d'unité dans l'esprit du siècle, ils n'avaient pas encore un centre dans le gouvernement. Cependant grandissait, au milieu des sanglantes frivolités de la Fronde, l'homme qui le premier devait donner à la France ce qu'elle désirait le plus, l'unité sévère qui fait sa force et sa gloire. La royauté, cette personnification matérielle d'un peuple, était alors la seule forme sous laquelle la nation pût se voir et se comprendre elle-même : Louis XIV fut l'expression la plus glorieuse de la royauté.

Sa personne semblait faite pour son rôle sa taille, son port, sa beauté et sa grande mine annonçaient le souverain; une majesté naturelle accompagnait toutes ses actions et commandait le respect. Il suppléait par un grand sens au défaut de son éducation. Il avait surtout l'instinct du pouvoir, le besoin de diriger, la foi en soi-même, si nécessaire pour commander aux autres. Aussi prit-il possession sans défiance de toutes les forces vives de la nation. Il entra dans son siècle comme chez lui. Sa maxime fut toute contraire à celle

des tyrannies vulgaires; il voulut unir pour régner. Il concentra au pied de son trône tout ce qui était influence ou éclat: noblesse, fortune, science, génie, bravoure, vinrent comme autant de rayons briller autour de sa couronne. Le peuple, fatigué de la guerre civile, s'attacha au roi comme à son défenseur; la bourgeoisie aima volontiers ce maître de ses maîtres, qui lui garantissait, à défaut d'autres égalités, celle de l'obéissance.

L'aristocratie abandonna encore une fois, comme sous François Ier, ses ennuyeux châteaux pour l'élégante domesticité de la cour. Mais cette fois sa présence ne fut plus menaçante pour le pouvoir royal. Richelieu avait brisé pour jamais son orgueil; et la réaction avortée de la Fronde, cette révolution parlementaire dont la noblesse fit une émeute, lui avait prouvé à elle-même son impuissance. Désormais elle ne sera plus rien qu'avec et par le roi. Elle pourra devenir pour la France un fardeau : du moins elle ne sera plus un danger.

C'est de la cour, c'est des marches du trône qu'il faut envisager le mouvement intellectuel du règne et en embrasser l'ensemble. L'homme qui dit : l'État, c'est moi, put dire aussi : Les lettres, les arts, la pensée de mon époque, c'est moi. Non que le siècle eût abdiqué en faveur des goûts et des opinions personnelles du monarque; mais parce que ce monarque représentait de la manière la plus frappante, dans une brillante personnalité, les opinions, les goûts, les aspirations de son époque.

D'abord cette royauté nouvelle veut se développer à l'aise, se créer à elle-même son enveloppe, et, pour ainsi dire, sa forme. Elle abandonne le Louvre, qu'elle vient pourtant de marquer de son empreinte, et où le médecin Claude Perrault a élevé cette imposante colonnade, à la fois si noble et si correcte: c'est à Versailles qu'elle va étaler toutes ses splendeurs. Le Louvre n'est qu'un palais, enveloppé et comme englouti par la grande cité populaire, où la royauté croit encore entendre les derniers murmures de l'émeute qui outragea son enfance; il lui faut une ville, et une ville qu'elle fasse, qu'elle remplisse seule. Saint-Germain, remarque Saint-Simon, offrait à Louis XIV une ville toute faite et que

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sa position entretenait par elle-même. Il l'abandonna pour Versailles, le plus triste et le plus ingrat de tous les lieux, sans vue, sans bois, sans eau, sans terre, parce que tout y est sable mouvant ou marécage. Il se plut à y tyranniser la nature, à la dompter à force d'art et de trésors. Il n'y avait là qu'un très-misérable cabaret; il y bâtit une ville entière. » Ce lieu, comme le dit spirituellement le duc de Créquy, est un favori sans mérite, qui devra tout au maître et ne lui en plaira que davantage.

Versailles est l'œuvre symbolique du règne de Louis XIV. Il en révèle la pensée, les grandeurs, l'immense et cruel égoïsme. La façade du levant, qui regarde Paris, présente un entassement irrégulier d'édifices, où le modeste château de Louis XIII, avec ses murailles de briques, est enveloppé par les nouvelles et vastes constructions. Trois cours d'inégale grandeur vous conduisent jusqu'au sanctuaire où repose la majesté royale. C'est au couchant que Versailles est vraiment lui-même. Là une façade immense s'étale avec une régularité parfaite; rien n'altère la sérénité de son développement. Plus de tourelles, de cages d'escaliers : rien qui rappelle la vieille architecture nationale. Un seul corps de bâtiment fait saillie au milieu de cette longue ligne droite. C'est là qu'habite le maître les deux ailes se reculent et gardent une respectueuse distance.

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Jules Hardouin Mansard a construit ce palais; Lebrun le peuple de peintures. Avec son ampleur imposante, sa science de l'effet théâtral, il jette tout l'Olympe au pied du roi de France. La mythologie n'est plus qu'une allégorie magnifique dont Louis XIV est la réalité. Les nations vaincues y sont personnifiées : l'Allemagne, la Hollande, l'Espagne, Rome elle-même y plient humblement les genoux; mais nulle part n'apparaît la figure de la France; on n'y voit que celle de Louis.

Un troisième artiste a complété Mansard et Lebrun: Le Nôtre a créé une campagne pour cette maison. Des fenêtres de son incomparable galerie de glaces, Louis ne voit rien qu' ne soit lui-même. L'horizon entier est son ouvrage, car son jardin est tout l'horizon. Ces bosquets, ces avenues si droites,

ne sont que la prolongation indéfinie du palais; c'est une architecture végétale qui reproduit et complète l'architecture de pierre. Les arbres ne végètent que sous la règle et l'équerre; les eaux, amenées à grands frais dans ces lieux arides, ne jaillissent qu'en dessins réguliers. Mille statues de marbre et de bronze sont les tableaux mythologiques de ce château de verdure, et, comme ceux de Lebrun, présentent l'apothéose du roi et de ses amours.

La France a payé pour construire Versailles une somme qui équivaudrait aujourd'hui à quatre cents millions. Le luxe de la paix a été presque aussi fatal au peuple que les ambitions de la guerre. Mais le roi peut se contempler, s'admirer dans la naïveté de son égoïsme; il a créé autour de lui un petit univers dont il est le centre et la vie. C'est là le modèle qu'il propose aux artistes; c'est là le symbole que les poëtes et les écrivains vont tous plus ou moins reproduire1.

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Versailles, quoique rajeuni par l'heureuse pensée du dernier de nos rois, n'est encore que l'ombre de lui-même. Pour le retrouver tout entier, il faut le repeupler par l'imagination, lui rendre sa foule brillante et parée, ses fêtes splendides, telles que les montre Mme de Sévigné. « Que vous dirai-je? Magnificence, illumination, toute la France, habits rebattus et rebrochés d'or, pierreries, brasiers de feu et de fleurs, embarras de carrosses, cris dans la rue, flambeaux allumés, reculements et gens roués; enfin le tourbillon, la dissipation, les demandes sans réponses, les compliments sans savoir ce qu'on dit; les civilités sans savoir à qui l'on parle, les pieds entortillés dans les queues. Il faut revoir Versailles à travers les allusions transparentes de Bérénice :

De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur?
Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur?
Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,

4. Voyez sur le symbolisme de Versailles, deux chapitres des Fastes de Versailles, par H. Fortoul, et les pages où M. H. Martin les résume et en corrige l'expression et le goût, Histoire de France, t. V, p. 405 et suivantes.

Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat :
Cette pourpre, cet or que rehaussait sa gloire,
Et ces lauriers enfin, témoins de sa victoire,
Tous ces yeux qu'on voyait venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards,
Ce port majestueux, cette douce présence....
Ciel! avec quel respect et quelle complaisance
Tous les cœurs en secret l'assuraient de leur foi!
Parle peut-on le voir sans penser, comme moi,
Qu'en quelque obscurité que le sort l'eût fait naître
Le monde en le voyant eût reconnu son maître ?

Louis est en effet l'âme de sa cour comme de son palais. C'est lui qui inspire la grâce et l'esprit aux femmes, la valeur et la politesse aux hommes de guerre, l'émulation et presque le génie aux artistes. Les courtisans vivent et meurent de ses regards. Loin de fuir la représentation comme un fardeau, il est à son aise dans son rôle de roi; il le joue avec la satisfaction et le bonheur d'un grand artiste. Il entraîne autour de lui et distribue avec goût ce monde brillant qui lui appartient. Mieux que Mansard, Lebrun et Le Nôtre, il a fait luimême son Versailles, un Versailles vivant, plein aussi d'élégance et de majesté.

Il est aisé de pressentir le caractère de la littérature sous un pareil monarque. Entraînée dans la sphère royale, elle deviendra une partie du vaste ensemble monarchique. La fière indépendance des Pascal, des Descartes va faire place à cet esprit de suite qui manquait à Corneille. « Tout ce qui s'éloigne trop de Lulli, de Racine et de Lebrun est condamné, » dit La Bruyère1. La poésie sera taillée et émondée comme les ifs du tapis vert: Boileau continuera Le Nôtre. Au reste, les lettres ne réfléchiront pas seulement la régularité du grand règne, elles en recevront la politesse et la grâce. La société des femmes, ces longues causeries dont le fond n'est rien, où la broderie est tout, le besoin de tout dire, l'obligation de voiler certaines choses, les intrigues du cœur, la science des passions et des ridicules, la cour, en un mot,

1. Chapitre des grands.

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