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tion espagnole Polyeucte triompha des beaux esprits, grâce au sublime chrétien. Corneille avait lu son chef-d'œuvre à l'hôtel de Rambouillet. Quelques jours après, M. de Voiture vint trouver le poëte et prit des tours fort délicats pour lui dire que Polyeucte n'avait pas réussi comme il le pensait, que surtout le christianisme avait infiniment déplu. Polyeucte au théâtre ne rencontra que des admirateurs. Le public, affranchi de la direction des ruelles, faisait acte de majorité.

Nous devons remarquer que la tragédie de Polyeucte fut l'une des dernières et la plus sublime forme du drame chrétien tel que l'avait conçu et essayé le moyen âge, tel que Calderon le reproduisit sur la scène espagnole. Ce fut un véritable mystère, animé et passionné par l'exaltation héroïque propre au génie de Corneille.

Après Cinna et Polyeucte le poëte ne pouvait plus grandir; il ne pouvait que varier et multiplier ses productions. Dans la Mort de Pompée (1641), il eut la gloire de lutter avec Lucain, son maître, et de le surpasser en créant sa fière Cornélie; dans le Menteur (1642), imité de la Verdad sospechosa d'Alarcon, il révéla la vraie comédie à Molière; avec Rodogune (1644), il ouvrit une nouvelle source de pathétique, la terreur. Héraclius (1647), qu'on a cru longtemps l'imitation d'une pièce espagnole, en est au contraire l'original; Calderon en fit entrer les incidents et les personnages dans une assez médiocre féerie (En esta vida todo es verdad y todo mentira) donnée en 1664. Mais D. Sanche d'Aragon (1650) ne fut que la reproduction trop fidèle d'un modèle imparfait (el Palacio confuso) de Lope de Vega. Corneille cherchait alors moins à perfectionner le théâtre français qu'à en étendre les limites.

Vous connaissez l'humeur de nos Français, dit-il : ils aiment la nouveauté, et je hasarde non tam meliora quam nova, dans l'espérance de les mieux divertir. » Cette ambition fut couronnée du plus heureux succès dans Nicomède (1650). Il y sut, par un hardi mélange du familier et du sublime, ouvrir à l'ironie les portes de la tragédie. Après avoir, dans ses œuvres précédentes, glorifié si souvent les Romains, il les écrase cette fois par la supériorité toute morale d'un jeune héros, élève et héritier d'Annibal. La muse de Corneille, grandie au

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milieu de ses vieux Romains, peut dire ici d'elle-même, comme sa Cornélie :

Veuve du jeune Crasse et veuve de Pompée,
Fille de Scipion, et, pour dire encor plus,
Romaine, mon courage est encore au-dessus.

Dans Nicomède, dédaignant tout appui secondaire, elle ne fait appel qu'au seul sentiment de l'admiration. C'est l'élément cornélien dans toute sa pureté. On conçoit cependant ce qu'a de dangereux cette élimination hardie du pathétique ordinaire. Il ne suffit pas d'élever les âmes, il faut les intéresser, les émouvoir. Corneille l'oublia trop dans les tragédies qui terminèrent sa longue carrière. De là surtout les échecs qui l'attristèrent. Quand une fois la splendeur de son génie fut éclipsée par l'âge, l'art, qui chez Corneille avait toujours été très-inégal, ne suffit plus pour animer ses conceptions imparfaites. L'ange des hautes pensées était remonté vers le ciel.

Si nous voulons maintenant considérer la manière générale et le style de ce grand homme, nous ne pourrons mieux faire que d'emprunter au plus artiste de nos critiques le jugement où il les a si bien appréciés.

Les personnages de Corneille, dit M. Sainte-Beuve, sont grands, généreux, vaillants, tout en dehors, hauts de tête et nobles de cœur. Nourris la plupart dans une discipline austère, ils ont sans cesse à la bouche des maximes auxquelles ils rangent leur vie; et comme ils ne s'en écartent jamais, on n'a pas de peine à les saisir; un coup d'œil suffit: ce qui est presque le contraire des personnages de Shakspeare et des caractères humains en cette vie. La moralité de ses héros est sans tache: comme pères, comine amants, comme amis ou ennemis, on les admire et on les honore. Aux endroits pathétiques ils ont des accents sublimes qui enlèvent et font pleurer. Mais ses rivaux et ses maris ont quelquefois une teinte de ridicule.... Ses tyrans et ses marâtres sont tout d'une pièce comme ses héros, méchants d'un bout à l'autre, et encore, l'aspect d'une belle action, leur arrive-t-il quelquefois de faire volte-face, de se retourner subitement à la vertu.... Les

à

hommes de Corneille ont l'esprit formaliste et pointilleux, ils se querellent sur l'étiquette; ils raisonnent longuement et ergotent à haute voix avec eux-mêmes jusque dans leur passion.... Ses héroïnes, ses adorables furies se ressemblent presque toutes leur amour est subtil, combiné, alambiqué, et sort plus de la tête que du cœur. On sent que Corneille connaissait peu les femmes....

<< Le style de Corneille est le mérite par lequel il excelle, à mon gré.... Il me semble, avec ses négligences, une des plus grandes manières du siècle qui eut Molière et Bossuet. La touche du poëte est rude, sévère et vigoureuse.... Il y a peu de peinture et de couleur dans ce style. Il est chaud plutôt qu'éclatant; il tourne volontiers à l'abstrait, et l'imagination y cède à la pensée et au raisonnement.... En somme, Corneille, génie pur, incomplet avec ses hautes parties et ses défauts, me fait l'effet de ces grands arbres, nus, rugueux, tristes et monotones par le tronc, et garnis de rameaux et de sombre verdure seulement à leur sommet. Ils sont forts, puissants, gigantesques, peu touffus; une sé ve abondante y monte; mais n'en attendez ni abri, ni ombrage, ni fleurs. Ils se couronnent tard, se dépouillent tôt et vivent longtemps à demi dépouillés. Même après que leur front chauve a livré ses feuilles au vent d'automne, leur nature vivace jette encore par endroits des rameaux perdus et de vertes poussées. Quand ils vont mourir, ils ressemblent par leurs craquements et leurs gémissements, à ce tronc chargé d'armures, auquel Lucain a comparé le grand Pompée1. »

Terminons nos observations sur Corneille par un mot de Mme de Sévigné qui les résume sous la forme la plus heureuse et la plus franche.

« Vive donc notre vieil ami Corneille! Pardonnons-lui de méchants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent : ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi; et, en un mot, c'est le bon goût; tenez-vous-y. »

Substituer l'idée à l'image; faire percer, à travers les jeux

4. Critiques et Portraits littéraires, t. I, article Corneille.

d'esprit et de la mode, la pensée noble, grande et même un peu austère, inventer la poésie de la passion et de la raison, tel fut le rôle littéraire de Corneille. C'est par là qu'il est le poëte vraiment national. Grâce à lui, la France, échappée à l'Italie et à l'Espagne, se retrouvait elle-même, mais agrandie par le génie d'un homme. Elle recueillait la tradition antique, mais en lui imprimant le cachet de sa civilisation; elle acceptait les inspirations étrangères, mais en les transformant; elle en faisait quelque chose d'universel, elle en grossissait l'héritage commun de l'humanité. Par là sa poésie prit légitimement place à la suite de celles d'Athènes et de Rome, et mérita d'être appelée classique.

Ainsi, dès la première partie du dix-septième siècle, l'esprit francais avait atteint son idéal dans la sphère du beau : en même temps il le poursuivait dans celle du vrai et n'y faisait pas de moins glorieuses conquêtes. Notre plan, d'accord avec notre insuffisance, ne nous permet pas de suivre dans cette nouvelle carrière ses merveilleux travaux. Nous jetterons seulement un regard sur la philosophie, qui forme le sommet où se joignent les deux versants de l'intelligence, les sciences et les lettres.

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Le dix-septième siècle s'annonce, dès sa naissance, comme une époque véritablement organique. Toutes les sciences, tous les arts s'y soumettent aux lois d'une harmonieuse unité. On dirait qu'une seule pensée, une seule âme placée dans son

sein s'exprime tour à tour par ces divers organes. C'est le sentiment chrétien dans toute sa vérité, le spiritualisme, qui se répand, comme la vie, dans la société française et anime tout ce grand corps,

Mens agitat molem et magno se corpore miscet.

La science et la poésie semblent y être deux dialectes de la même langue Descartes est le Corneille de la philosophie. L'un et l'autre prennent la responsabilité morale et libre pour base de leurs travaux. Corneille avait écarté de la scène le fracas des événements extérieurs, les incidents fortuits, les complications étrangères, qui chez les Espagnols étouffaient trop souvent l'action idéale et le jeu des caractères; il avait cherché le ressort du drame dans l'âme humaine. La tragédie française avait quelque chose d'abstrait; c'était de la psychologie en action. Ce que le poëte avait fait par génie, par inspiration, le philosophe va le prescrire comme une loi; il va élever l'instinct de l'artiste à l'autorité d'une méthode.

Quelle différence entre la philosophie du dix-septième siècle et les nobles mais vagues aspirations du seizième! celui-ci était une époque révolutionnaire, une insurrection tumultueuse contre le moyen âge. Tous les systèmes y fermentaient dans une immense confusion. L'homme du temps c'était Montaigne, savant, curieux et tranquillement sceptique. Bientôt après, les flammes du bûcher dévoraient à Toulouse le néo-péripatéticien Lucinio Vanini (1619), coupable d'avoir divinisé les forces de la nature, et à Rome l'illustre Giordano Bruno (1600), héritier du néo-platonisme et égaré dans les séduisantes illusions des Alexandrins. La nouvelle philosophie avait ses Ioniens et ses Éléatiques en attendant son So

crate.

René Descartes naquit à la Haye, en Touraine, le 31 mars 1596'. A seize ans il avait épuisé la science contemporaine et en avait senti le vide; mais au lieu de s'abandonner molle

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4. Il mourut en Suède en 1650. Principaux ouvrages philosophiques : Principes de la philosophie, Méditations, Discours de la Méthode. Edition complète, par M. Cousin, 1824-4826, 11 vol. in-8.

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