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Corneille n'avait pas l'esprit de soumission qui suit aveuglément une direction donnée. Son génie s'annonça bientôt par quelques traits sublimes de sa Médée (1635). Le fameux vers

.... Que vous reste-t-il contre tant d'ennemis?

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fut le Je pense, donc je suis de la tragédie française, et annonça ce théâtre héroïque qui allait se fonder, comme la philosophie, sur la puissance de la personnalité humaine'.

L'originalité française prédominait peu à peu sur l'imitation espagnole; Richelieu effaçait Anne d'Autriche. Comme pour mieux marquer cette émancipation, le premier chefd'œuvre de Corneille fut un sujet espagnol traité d'après le génie français. Un vieux courtisan retiré à Rouen, M. de Chalon, avait signalé à son jeune compatriote une des œuvres de Guillen de Castro, la jeunesse du Cid (las Mocedades del Cid). C'était peut-être de toutes les comédies espagnoles celle qui s'éloignait le plus du présent de l'Espagne, pour se rejeter dans son passé héroïque. Elle respire cette mâle fierté, cette indépendance superbe des grands vassaux du moyen âge. Elle n'en était que plus nationale. Les exploits du Cid, sa rude générosité, son indomptable valeur, sa loyauté incorruptible, sa foi enthousiaste; tous les traits de ce grand tableau poétique étaient pour ainsi dire le patrimoine antique de l'Espagne. L'honneur castillan pouvait s'y mirer à chaque page. Il semblait que les vieilles traditions, les vieilles romances populaires eussent pris un corps, une existence visible pour descendre sur la scène et parler aux yeux. On retrouvait dans Guillen l'armement de Rodrigue, l'amour fier et discret de l'infante Urraca, le soufflet donné par le comte d'Orgaz en présence du roi Ferdinand, l'épreuve bizarre par laquelle D. Diègue, sonde le courage de ses enfants en leur serrant convulsivement les mains, le retour sur la scène du vieillard insulté avec sa joue frottée du sang de l'offenseur; saint Lazare apparaissait à Rodrigue sous les traits dégoûtants d'ur

4. H. Martin, Histoire de France, liv. XIII, p. 552

lépreux, et le poëte tirait un effet sublime de certains détails vulgaires et repoussants qu'un public espagnol pouvait seul supporter. Le récit du combat contre les Mores était fait avec toute la naïveté familière d'un berger, et son langage populaire faisait un appel toujours entendu aux haines religieuses du peuple castillan. Puis l'action continuait après le mariage de Chimène on assistait au siége de Calahorra, aux combats héroïques des fils d'Arias, ce vieil Horace de l'Espagne. Les personnages affluaient sur la scène, les événements se succédaient sans relâche, sans fatigue; mais l'action idéale semblait s'effacer sous cette agitation tout extérieure, et se cacher derrière tant de panaches ondoyants, tant de brillantes

armures.

Corneille ne pouvait prétendre nous intéresser à ces souvenirs tout personnels d'une nation voisine. C'est l'action idéale, éclipsée chez le poëte espagnol, qu'il dégage et fait saillir. C'est le combat moral de l'honneur et de l'amour dans Rodrigue, de l'amour et du devoir dans Chimène, qu'il place au premier plan dans son immortelle tragédie du Cid (1636).

Corneille trouva dans ce sujet la révélation de son génie : il y découvrit le principe tragique qui fit désormais toute sa force. L'admiration fut le sentiment qu'il chercha à faire naître; mais de ce sentiment naturellement calme il fit une passion aussi entraînante que noble. Du premier pas Corneille atteignit le but suprême de l'art : il sut à la fois émouvoir les âmes et les agrandir. Tel est l'objet principal de cette imitation de génie. La couleur locale n'y est pas omise, mais subordonnée; les figures sont tout; le peintre néglige la draperie; il se montre vraiment français, non-seulement parce qu'il évite d'être Espagnol, mais encore parce qu'il s'attache à ce qui est général, universel, humain. En cela il fut merveilleusement servi par la règle sévère qu'avait adoptée la tragédie française. L'unité d'action, de temps et de lieu, bannissait les épisodes, les longueurs, les distractions; l'intérêt se concentrait par cette compression des événements. La tragédie devenait un problème moral, posé par le début, discuté par les péripéties, résolu par le dénoûment. Avec le Cid la forme de la tragédie française, créée d'abord par le hasard, par l'imi

tation, par l'instinct national, trouva enfin l'âme qui devait la faire mouvoir, la torce vivante qui en justifiait la structure.

Ce n'est pas à dire qu'outre le sujet même, il ne restât rien de castillan dans le Cid. Corneille alla chercher en Espagne, comme plus tard dans l'antiquité classique, cette élévation d'âme, cette vigueur de pensée que la littérature française avait trop perdue. Il jeta sur les passions de ses personnages quelques teintes ardentes de ce ciel du Midi. Le langage de ses deux amants ressemble à une musique mélodieuse et noble. Il y a dans cette tragédie quelque chose de jeune, de frais qui va jusqu'à l'âme et adoucit l'admiration. Aussi son apparition fut-elle saluée d'un cri d'enthousiasme. Les fureurs comiques de Scudéry, la jalousie de Richelieu, les taquineries de l'Académie française n'y purent rien. Le public la loua par un proverbe. Beau comme le Cid, devint la formule de ses éloges les plus exagérés1.

Corneille fit en sorte que le proverbe passât de mode. Une série de chefs-d'œuvre égalèrent et même surpassèrent le Cid. D'abord le génie du poëte se transporta sur la terre classique de l'héroïsme, à Rome. Lope avait fait un Horace (Honrado Hermano); Corneille préféra avec raison s'en tenir à celui de Tite Live (1639). Mais il lui fit subir la même transformation qu'au Cid. Ses personnages furent moins des Romains que des personnifications variées de l'héroïsme. De Camille au vieil Horace s'élève comme une échelle de magnanimité sa base repose sur les sentiments naturels de la jeune fille pour monter de degrés en degrés jusqu'à l'impassible dévouement du vieillard, dont la tête blanchie domine tous ces orages de la passion, et apparaît sublime de calme et de noblesse. Ces hommes-là ne sont pas nés à Rome; ils ont du sang espagnol dans les veines; ils descendent de Sénèque et de Lucain, ils sont sortis d'une idée abstraite de Balzac (Dissertation sur le Romain), échauffée par le génie de Corneille. Le poëte put dire comme son Sertorius :

Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis.

1. Le peuple espagnol avait dit aussi, pour désigner un objet magnifique. Es de Lope.

Corneille devait monter plus haut encore. Le Cid était une imitation le poëte français en partageait la gloire avec l'inventeur; Horace renfermait une double action : les deux derniers actes se détachaient un peu de l'ensemble et en ralentissaient la marche. Pour trouver le chef-d'œuvre où Corneille se déploie tout entier, il faut choisir entre Cinna (1639) et Polyeucte (1640). Chose remarquable! l'une de ces pièces est l'apothéose de la monarchie, l'autre le triomphe de la religion, deux des principes de vie qui doivent animer le dixseptième siècle ! Le troisième principe, l'influence des femmes, l'amour, était réservé à Racine. Nos grands poëtes dramatiques ont toujours été universels dans leurs sujets et nationaux dans leurs inspirations. La matière de leurs poëmes c'est le monde entier : l'âme qu'ils y jettent, c'est la pensée de la France.

Cinna est une conception dramatique d'une grandeur imposante, c'est la royauté divinisée par la clémence. L'unité d'action s'y forme de deux intérêts subordonnés. Le premier acte est franchement républicain : le poëte, épris de toute grande chose, s'y livre sans restriction à ses instincts de liberté; son âme est toute aux conspirateurs, sa haine toute au tyran. Mais au-dessus de l'imagination qui s'abandonne, il y a la raison qui veille, il y a le plan général qui se charge de tout réduire à une sévère unité : dès le second acte l'usurpateur s'absout par la magnanimité, par le remords, et surtout par l'empire; le diadème descend sur son front comme une expiation céleste :

Tous les crimes d'État qu'on fait pour la couronne,
Le ciel nous en absout alors qu'il nous la donne.

L'enthousiasme républicain n'est plus que le piédestal sur le⚫ quel va s'élever la statue colossale de la monarchie. Qu'il est grand, qu'il est beau dans son magnanime pardon cet homme maître de soi comme de l'univers !

O siècles, ô mémoire!

Conservez à jamais ma dernière victoire!

Soyons ami, Cinna, c'est moi qui t'en conviel

Et tout plie sous cette héroïque grandeur: Cinna, Maxime, déjà flétris par l'alliage impur qui ternissait leurs sentiments patriotiques, tombent vaincus à ses pieds; la terrible Émilie elle-même, cette adorable furie, qui seule avait conservé jusqu'à la dernière scène du dernier acte son inébranlable haine, se rend enfin à l'irrésistible puissance de la générosité : elle entraîne avec elle l'admiration universelle et l'attendrissement de tous les spectateurs vers l'Auguste français, ce monarque idéal, qui est bien loin de ressembler à l'Auguste de Suétone. ·Dans Polyeucte la conception est plus hardie encore et l'exécution plus parfaite. Toutes les passions, même les plus nobles, celles dont le développement avait fait jusque-là le triomphe de Corneille, sont reléguées au second plan et dans la partie inférieure de l'œuvre. C'est Pauline, ou l'amour chaste, dévoué, sacrifié au devoir; c'est Sévère, l'amant passionné, l'héroïque soldat, le généreux rival, dont les sentiments magnanimes, mais tout humains, forment les premières assises de l'édifice. Au-dessus et dans une région plus sereine se déploie une passion d'un genre nouveau, l'enthousiasme religieux, la soif du martyre. Elle s'allume soudain et sous nos yeux, par un coup de théâtre admirable; dès que l'eau du baptême a touché le front du néophyte, cet homme, qui tout à l'heure hésitait, temporisait, s'élance au-devant des tourments, et étonne le zèle même du vieux chrétien Néarque Quand une fois il a conquis son droit au supplice, sa noble et sainte figure prend une sérénité divine, s'anime d'un enthousiasme calme et pur: il semble vivre déjà de la vie du ciel et planer avec une angélique compassion sur tous les mouvements de terreur, d'amour et de pitié terrestres qu'il excite et ne partage pas. Tous les autres personnages ont les regards fixés sur lui; leur sort à tous dépend de sa résolution, et cependant impassible, le front illuminé d'un rayon céleste, les yeux fixés sur l'invisible objet de son amour, il s'élève, comme Dante, par l'attraction sainte du regard, dans la région du sublime, il monte à la mort, à la gloire Jamais l'idéal divin de la poésie n'avait été révélé sur la scène avec une si pure splendeur.

Le Cid avait triomphé des pédants, à l'aide d'une inspira

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