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Boétie écrivait contre la royauté cette brûlante philippique qu'il intitula : Discours sur la servitude volontaire ou le Contre un.

« Comme se peut-il faire, s'écriait-il, que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n'a puissance que celle qu'on lui donne; qui n'a pouvoir de leur nuire, sinon de tant qu'ils ont vouloir de l'endurer?... Quel malheur ou plutôt quel malheureux vice, voir un nombre infini non pas obéir, mais servir; non pas être gouvernés, mais tyrannisés; n'ayant ni biens, ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux; souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d'une armée, non pas d'un camp barbare, contre lequel il faudroit dépendre (dépenser) son sang et sa vie, mais d'un seul ; non pas d'un Hercule ni d'un Samson, mais d'un seul hommeau, et le plus souvent du plus lâche et féminin de la nation! »

On reconnaît ici les procédés de l'éloquence antique, ses contrastes, ses surprises, ses gradations, l'ampleur de ses développements et leur chaleur toujours croissante. Ne croit-on pas lire dans Tite-Live quelque harangue d'un tribun, quand La Boétie conclut ce beau passage par cette énergique provocation :

« Celui qui vous maîtrise tant n'a que deux yeux, n'a que deux mains, n'a qu'un corps.... D'où a-t-il pris tant d'yeux d'où il vous épie, si vous ne les lui donnez? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper s'il ne les prend de vous? Les pieds dont il foule vos cités, d'où les a-t-il s'ils ne sont les vôtres? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous que par vous autres mêmes? Comment oseroit-il vous courir sus, s'il n'avoit intelligence avec vous? Que vous pourroit-il faire, si vous n'étiez recéleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue, et traîtres de vous-mêmes? vous semez vos fruits afin qu'il en fasse le dégât; vous meublez, remplissez vos maisons pour fournir à ses voleries. Vous nourrissez vos filles afin qu'il ait de quoi soûler sa luxure: vous nourrissez vos enfants afin qu'il les mène, pour mieux qu'il en fasse, en ses guerres, qu'il les mène à la boucherie.... De tant d'indignités que les bêtes mêmes ou ne senti

roient point ou n'endureroient point, vous pouvez vous en délivrer, si vous essayez, non pas de vous en délivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus de ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ni l'ébranliez; mais seulement ne le soutenez plus : vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son propre poids même fondre en bas et se rompre. »

Voilà quelle métamorphose l'inspiration antique avait tout à coup produite dans notre langage. A la raillerie maligne de nos trouvères, à leur verve satirique et moqueuse a succédé comme par enchantement une parole grave et puissante, semblable à un dernier écho du forum. Du reste, le Discours de la servitude volontaire ne renferme aucune allusion aux intérêts, aux passions, aux traditions qui divisaient alors si profondément la société française. C'est une œuvre essentiellement abstraite, une éloquente invective contre la tyrannie en général. La pensée émancipée franchit le but au lieu de l'atteindre. On sent à chaque page de ce livre l'inexpérience d'un peuple et d'un écrivain, et l'enivrement des souvenirs de l'antiquité mal comprise César et Néron y sont jugés comme dans nos tragédies classiques. C'est le cri d'une éloquente indignation dans la bouche d'un garçon de seize ans qui eût mieux aimé être né à Venise qu'à Sarlat1

La noblesse, la sincérité de ses opinions revêt son langage d'une puissance qui entraîne le lecteur. Ce n'est pas que le style de La Boétie vaille celui de Montaigne, que peu de styles ont jamais valu. Il est tendu et archaïque; il est âpre comme cette âme naïve et libre.... Mais il est ingénu, ferme, éloquent, comme nous paraîtrait aujourd'hui la prose de Marcus Brutus et de Caton d'Utique, si nous avions conservé leurs livres 2.

Le judicieux et prudent Montaigne, voyant que cet ouvrage avoit été mis en lumière à mauvaise fin', par ceux qui cherchoient à troubler et changer l'état de notre police, sans

4. Montaigne, endroit cité.-Nons avons dit que La Boétie avait alors dishuit ans.

2. Ch. Nodier, Manuel de Bibliographie, février 1835.

3. En 4578.

se soucier s'ils l'amenderoient, » cherche à excuser la véhémence de son ami, en déclarant que « il ne fut jamais un meilleur citoyen, ni plus affectionné au repos de son pays, ni plus ennemi des remuements et nouvelletés de son temps'. » Nous croyons volontiers que l'adolescent qui avait débuté par un tel coup d'essai, modifia par la réflexion et l'expérience ce qu'il y avait de trop absolu dans ses premiers sentiments. Mais comme l'éloquence est tout entière dans l'émotion de l'âme, La Boétie ne retrouva plus d'aussi énergiques accents. Celui que Montaigne appelle le plus grand homme du siècle vécut presque ignoré, et s'éteignit à trente-deux ans conseiller au parlement de Bordeaux et auteur d'un assez grand nombre de vers agréables".

Dès l'aurore de la science politique, quel contraste entre l'Italie et la France! l'une trouve dans Machiavel sa plus haute expression et empoisonne toutes les cours de l'Europe de ses perfides maximes; l'autre jette avec La Boétie un cri de liberté; elle semble méditer déjà le Contrat social et l'éman. cipation des peuples. Mais l'ouvrage du jeune Périgourdin n'était qu'un élan de l'âme, une saillie de jeunesse et d'indignation. Il fallait à la philosophie politique une expression plus calme, plus scientifique. Jean Bodin la lui donna et parut préluder à Montesquieu comme La Boétie à J. J. Rous

seau.

Bodin' l'emporte sur Machiavel par son point de vue, comme La Boétie l'emportait déjà en moralité. Machiavel est tout Italien, tout pratique. Il étudie surtout l'histoire romaine, celle de Florence et des États de l'Italie, et c'est uniquement pour en profiter en secrétaire d'État. Il ne présente jamais de jugements philosophiques, d'idées absolues. Les hommes ne sont pas pour lui bons ou mauvais : ils sont habiles ou ignorants. Il les observe, juge les coups et érige le succès

4. Montaigne, Essais, liv. I, ch. 27.

2. Ses œuvres complètes ont été récemment recueillies et publiées par M. Léon Feugère, auteur d'une excellente Étude, couronnée par l'Académie française, sur la vie et les ouvrages d'Étienne de La Boétie.

3. Né à Angers en 1530, procureur du roi à Laon, député influent aux États de Blois en 4576, mort en 4596,

en principe. Ainsi le manque de sens moral rétrécit même cette haute intelligence. Machiavel serait plus grand s'il était meilleur.

Bodin, avec moins de génie dans la pensée et dans le style, conçoit un plan plus vaste et prend plus haut son point de départ. Son ouvrage principal, son livre sur la République, c'est-à-dire sur le gouvernement, sur la constitution de l'État, est une noble tentative pour soumettre les faits à la conception absolue de leurs lois. Toutefois on doit s'attendre que la philosophie politique chancellera souvent au début de sa carrière. Bodin mêle continuellement, par son inexpérience, la méthode d'observation à la methode à priori, la théorie à l'érudition. Habile et fort dans les preuves tirées de l'histoire, il est généralement faible dans les raisons théoriques. C'est moins un métaphysicien qu'un homme d'État. Mais s'il n'a pas toute l'élévation désirable, on ne peut lui contester la recherche sincère du juste et de l'honnête; s'il n'a pas pénétré assez profondément dans l'essence du droit universel, l'étendue de son savoir, la droiture de ses intentions, la grandeur de son entreprise méritent à son nom une gloire durable. Il a suivi Aristote avec originalité dans l'étude des diverses formes politiques, de leur durée, de leur déclin, de leurs transformations1; il a devancé Montesquieu dans l'analyse des influences que les climats doivent exercer sur les lois. Étrange exemple de la faiblesse de notre raison au faîte même de la puissance! C'est au milieu de ces considérations que Bodin consacre uu chapitre aux rêves bizarres de l'astrologie. On sait que cet esprit si ferme croyait à la magie, sur laquelle il a écrit un livre (la Démonomanie). Les âmes mêmes les plus grandes reçoivent l'empreinte de l'époque qui les produit. Mais alors même et dans ce chapitre, qu'il n'eût pas écrit dans un siècle plus éclairé, Bodin ressaisit tout à coup sa supériorité : il entrevoit la philosophie de l'histoire en affirmant que l'étude du passé et l'observation attentive des causes peuvent nous amener à prévoir la chute et les révolutions des empires. En

1. Liv. IV, chap. 1o. 3. Liv. IV, chap. П.

politique Bodin est dévoué à la monarchie, sans doute par crainte de l'anarchie où il voyait se précipiter la France'. Mais au-dessus de ce pouvoir absolu et sans contrôle dont il arme le souverain, il reconnaît et réserve les lois éternelles de la conscience, sans toutefois leur préparer ici-bas aucune sanction.

« Telle est cette République de Bodin; début de la science politique dans l'Europe moderne, ébauche d'une raison ferme, mais incertaine dans ses voies.... où l'érudition étouffe souvent la pensée où l'esprit de l'auteur, en voulant monter dans le monde des idées et des systèmes, s'abat presque toujours dans son vol impuissant; sans méthode, sans lumière; mais cependant témoignage irrécusable de vigueur et de génie, monument du seizième siècle, auquel trois cents ans n'ont pas ôté sa valeur, et qui se transmettra comme une médaille précieuse dans l'histoire des ouvrages humains1. >>

Le talent de Bodin et l'imperfection de son œuvre attestent suffisamment que la philosophie sociale était alors une science naissante dont il fallait attendre encore longtemps les fruits. Il n'en fut pas de même de la philosophie morale, de la science qui se propose pour objet l'homme individuel. Sans doute il n'est pas plus facile de sonder les profondeurs de notre nature que d'examiner les principes de la société, mais si l'on s'abstient prudemment des hautes recherches de la métaphysique, il reste encore dans la région moyenne de la philosophie d'assez vastes espaces pour exercer l'observation du sage et exciter l'intérêt du lecteur. La morale est une science toujours faite ou du moins toujours possible. Chacun porte en soi le modèle ; il ne s'agit que de trouver le peintre.

Bamus; Amyot.

Déjà un homme d'un génie ardent et audacieux avait proclamé la déchéance de la philosophie du moyen âge en atta

4. Bodin, entraîné un instant par la Ligue en 4589, 'revint à Henri de Navarre en 1593. Sa République parut en français l'an 1577. Lui-même la traduisit en latin neuf ans après.

2. Lerminier, Introduction générale à l'histoire du droit. Nous recommandons à nos lecteurs l'utile ouvrage que M. Baudrillart a publié récemment sous

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