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les traits les plus acérés. Les rois et les princes ne sont pas à l'abri des hardiesses de sa raison; mais le même bon sens le ramène bientôt dans la pratique à cette juste mesure qui fait le caractère et la force de son talent. Il faut supporter les princes, dit-il en terminant, de peur que la tyrannie ne soit remplacée par l'anarchie, fléau plus détestable encore1.. Érasme nous présente dans toute sa force le contraste qui séparait les lettres des deux côtés des Alpes. Au nord, on le voit, dès l'aurore du seizième siècle, l'érudition agitait les plus hauts problèmes. Sans dédaigner la pureté de la diction, elle la subordonnait à l'intérêt du sujet et de la pensée. L'Italie offrait alors un spectacle bien différent. Tout entiers à l'adoration de la forme, les savants italiens mettaient un orgueil national à reproduire dans leurs écrits l'exquise élégance de l'âge d'Auguste. Une école plus exclusive encore allait même jusqu'à rejeter toute expression, toute tournure qui n'avait pas été employée par Cicéron. Pour ces dilettanti cicéroniens, l'idée était une chose secondaire, peut-être même nuisible; le langage était une mélodie qui, toute seule, suffisait à enchanter éternellement leur voluptueuse oreille. Bembo, le plus illustre d'entre eux, avait, dit-on, quarante portefeuilles, dans chacun desquels passait successivement chaque page qui sortait de sa plume, pour subir de degré en degré toutes les corrections de son goût scrupuleux. Il n'est pas besoin de dire que rien n'était plus contraire à l'imitation véritable du grand orateur romain que ce calque servile de ses formes.

C'est contre cette superstition qu'Erasme écrivit son Ciceronianus. Fidèle à la modération qu'il portait partout, l'apôtre le plus zélé de la Renaissance cherchait à la préserver de ses excès. Que votre premier soin, dit-il, soit de vous bien pénétrer de votre sujet. Lorsque vous le posséderez parfaitement, les mots vous viendront en abondance, les sentiments vrais et naturels couleront sans effort de votre plume. » Boileau n'a pas mieux dit un siècle après, ni Horace seize siècles auparavant. Érasme servait de lien entre ces deux hautes raisons,

1. Adagia; Scarabæus,

Lui-même pratiquait admirablement ce qu'il prescrivait aux autres. Son style, reflet heureux de son caractère, est net, vif, expressif, plutôt que régulier, doué de physionomie plutôt que de beauté, prompt à l'attaque, petillant de saillies et de verve. Il ne se drape pas avec roideur dans la toge consulaire de Cicéron; il saisit au hasard la tunique plébéienne, et conserve sous ce costume toute la liberté de son allure. Il parle le latin comme une langue vivante, avec aisance et originalité. Cependant, malgré tout son esprit et tout son savoir, Erasme subit la fatale condition des écrivains septentrionaux du seizième siècle. Il n'a point au service de son immense talent un idiome indigène arrivé à l'état de langue littéraire. Il est contraint de se créer un dialecte tout personnel dans une langue morte, comme plus tard Montaigne se fera un français enluminé de gascon. Ces difficultés, qui ajoutent au mérite de l'écrivain, nuisent à sa popularité future. La langue d'Erasme étant une langue d'érudition, Érasme n'est plus un grand écrivain que pour les érudits'.

C'est surtout dans la seconde moitié du seizième siècle que l'érudition française achève de prendre un caractère déterminé et devient véritablement scientifique. En même temps elle néglige de plus en plus cette élégance de formes qui l'avait d'abord quelquefois rapprochée de l'éloquence. Le type allemand ou cisalpin l'emporte sur l'italien, l'école de Budé sur celle de Bembo. C'est alors que fleurissent les savants les plus illustres du seizième siècle, les deux Scaliger, Casaubon, Juste Lipse. Alors les premières traductions du grec sont remplacées par des versions plus fidèles. Henri Estienne élève à la philologie grecque un monument impérissable dans son Thesaurus linguæ græcæ, digne pendant du Thesaurus linguæ latinæ, de Robert Estienne, son père; Conrad Gesner tente le premier, dans son Mithridate, de coordonner les diverses langues d'après leur origine et leurs analogies. L'Italie ellemême est entraînée dans le mouvement philologique du Nord. On ne se contente plus de commentaires confus, de notes

4. Voyez, sur Érasme, les trois excellents articles publiés par M. D. Nisard, dans la Revue des Deux-Mondes, août et septembre 1835. Ils ont été reproduits dans un volume du même auteur intitulé Etudes sur la Renaissance,

fortuites; on écrit des traités spéciaux sur chaque matière. Manuce publie un traité sur les Lois des Romains et sur la Cité ou constitution de Rome. Sigonius obtient le titre de premier antiquaire du seizième siècle. Ses traités sur le Droit des citoyens romains, sur les Tribunaux des Romains, et plusieurs autres de la même importance, ont mérité une place distinguée dans les Antiquités romaines de Grævius. Il trouve en France un digne adversaire dans la personne de Grouchy, de Rouen, auteur d'un traité sur les Comices des Romains. Gardons-nous bien de dédaigner les immenses travaux de ces hommes chargés par la Providence de nous rendre le monde antique. Infatigables ouvriers, ils ont préparé les matériaux précieux dont le génie moderne a construit, en se jouant, ses plus beaux édifices.

CHAPITRE XXIII.

LE DROIT ROMAIN ET LA PHILOSOPHIE MORALE.

Grands jurisconsultes du seizième siècle. La Boétie; Bodin.
Amyot. Montaigne; Charron. — Rabelais.

Grands jurisconsultes du seizième siècle.

· Ramus

L'étude passionnée de l'antiquité grecque et romaine ne tarda pas à porter ses fruits. La pensée moderne, fortifiée par le commerce des grands écrivains, osa enfin contempler en face et discuter elle-même les sujets de politique et de morale. Entre l'érudition pure et la philosophie, le droit forma la transition. Le droit romain, dont la pratique n'avait jamais entièrement péri au moyen âge, renaquit comme science en Italie. Irnérius, Accurse, Barthole marquent, du douzième au quatorzième siècle, les utiles mais timides progrès d'une exégèse qui n'avait encore à son service ni l'histoire ni la littérature. Au quinzième, le droit commence à s'éclairer des reflets

de la Renaissance: Ange Politien, le brillant favori des Médicis, considère la jurisprudence romaine comme un précieux fragment de l'antiquité, et applique le premier aux textes des jurisconsultes les secours de la philologie classique. La science du droit théorique passe d'Italie en France au seizième siècle avec André Alciat. Appelé à Bourges par François Ier, Alciat, dans l'espace de cinq ans, sut changer l'enseignement du droit et fonder une école nouvelle dont le caractère éclate dans le plus glorieux de ses héritiers, le grand Cujas. Au lieu de voir, comme les premiers glossateurs, dans la loi romaine un tout homogène et contemporain, Cujas restitue à chaque partie de la législation le caractère de l'époque et des circonstances qui l'ont fait naître. Il s'attache aux textes mutilés d'Ulpien, de Paul, de Papinien, et parvient, à force d'érudition, à rendre la vie à ces fragments muets et glacés en un mot, il porte dans l'étude de la législation romaine la sagacité d'un historien et l'imagination d'un artiste. Cependant Dumoulin, avocat au parlement de Paris, donnait au droit français la même impulsion. Les us et coutumes de nos provinces, qui avaient échappé jusqu'alors à une rédaction soit scientifique, soit officielle, recevaient enfin de cette savante main quelque lumière et quelque stabilité. Dumoulin, par son commentaire sur la coutume de Paris, établissait les règles générales de notre droit il dégageait les principes qui dominent dans le Code civil, là où le droit romain ne règne pas, et préparait en maints endroits les travaux de Pothier. Bientôt après brillèrent les Pasquier, les Talon, les Séguier, les Harlay, les de Thou : la magistrature française, ainsi que le barreau, parvint à sa plus haute gloire 2.

:

La Boétie; Bodin.

Tant de travaux sur la science du droit devaient naturell e

4. Né à Milan en 1492.

2. Voyez E. Lerminier, Introduction à l'histoire générale du droit.— Parmi les œuvres d'Estienne Pasquier, nous devons signaler ses Recherches de la France en neuf livres, ouvrage plus ingénieux qu'érudit, et les vingt-deux livres de ses Lettres, qui renferment sur les événements contemporains la dé

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ment conduire à la recherche des fondements de la société. Le premier ouvrage où éclatèrent les tendances audacieuses de l'esprit nouveau, furent quelques pages courtes et énergiques, écrites par un jeune homme de dix-huit ans. Étienne de La Boétie, qu'ont immortalisé, non moins que son rare talent, l'amitié et les regrets de Montaigne', avait reçu une de ces fortes éducations que les familles de magistrats donnaient alors à leurs fils. « Nous étions debout à quatre heures du matin, raconte l'un d'eux dans ses mémoires, et, ayant prié Dieu, allions à cinq heures aux études, nos gros livres sous le bras, nos écritoires et nos chandeliers à la main. » Pithou, Cujas et moi, dit Loisel, nous nous réunissions tous les soirs après souper dans la bibliothèque, et là nous travaillions jusqu'à trois heures'. Les premiers travaux du jeune Étienne, furent des traductions où il s'efforçait de reproduire Aristote, Xénophon, Plutarque, et formait ainsi sa langue à l'expression des mâles pensées. Pendant qu'il se livrait tout entier au commerce paisible de l'antiquité, que sa jeune imagination lui peignait plus belle et plus sereine encore, d'affreux événements vinrent le rappeler au sentiment d'une réalité qui contrastait tristement avec ses nobles rêves. Les exactions d'un fisc impitoyable avaient poussé à la révolte Bordeaux et la Guyenne. D'atroces vengeances signalèrent le rétablissement de l'autorité royale: le farouche Montmorency entra dans la ville par la brèche plus de cent quarante personnes furent pendues, décapitées, rouées, empalées, écartelées, brûlées, rompues. On les faisait mourir sur une simple accusation, sans confrontation de témoins ni autre forme de procès. Quel spectacle pour un jeune homme dont la pensée s'était nourrie des idées républicaines de l'antiquité! C'est l'année même de l'insurrection de Bordeaux (1548), en face des échafauds dressés sur les places publiques de sa ville natale, que La

position d'un témoin sincère et clairvoyant. M. Feugère a donné en deux petits volumes une édition choisie des ouvrages d'Etienne Pasquier.

4. Essais, t. I, p. 27. La Boétie, né à Sarlat en 1530, mourut en 4583, conseiller au parlement de Bordeaux.

2. Henri de Mesme, 1545.

3. Pasquier ou Dialogue des atocats du Parlement de Paris

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