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qui ont fait jouer les actes des apôtres, en y ajoutant plusieurs choses apocryphes. Tant les entrepreneurs que les joueurs sont gens ignares, ajoutait-il, ne sachant ni a ni b, qui oncques ne furent instruits ni exercés en théâtres. » Le malheur fut que le public était un peu de l'avis du parlement. On se moquait des acteurs, sinon du poëme; on a criait par dérision que le Saint-Esprit n'avait pas voulu descendre, et autres moqueries pareilles. C'en était fait des mystères : Jodelle était aux portes. Le 17 novembre 1548 le parlement, en renouvelant le privilége des confrères de la Passion, les autorisa à jouer des sujets licites, profanes et honnêtes, et leur interdit expressément la représentation des mystères tirés de la sainte Écriture. C'était autoriser la confrérie à mourir.

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CHAPITRE XX.

LA BASOCHE: LES ENFANTS SANS SOUCI.

Les moralités. Les farces; analyse de Patelin.
Les enfants sans souci; Soties.

Moralités.

De même que la poésie sérieuse de la féodalité, les chansons de geste et les merveilleuses fictions d'Arthur, avaient expiré dans les allégories froidement ingénieuses du Roman de la Rose; ainsi le théâtre religieux, les mystères de l'Ancien et du Nouveau Testament, les miracles des saints, merveilleuse poésie populaire, se transformèrent peu à peu en pièces allégoriques qu'on appela moralités. Ce changement correspondait à une modification remarquable de l'esprit public. A l'antique foi du moyen âge, contente d'écouter et de croire, se substituait le raisonnement, qui veut produire et combiner

4. Béranger descend en droite ligne de ces critiques narquois. 2. Les textes imprimés de la Passion se trouvent intégralement dans le re

des idées. L'allégorie n'est plus le fait concret et matériel; c'est le travail plus ou moins heureux de l'intelligence, de l'abstraction, de l'analyse. La nature, dont on n'avait pas su découvrir la sainte et éternelle beauté, paraissait vulgaire et insipide on y associa les combinaisons factices de la pensée. L'esprit, en s'éveillant, fut heureux de se sentir, de se comprendre; il s'adora lui-même dans ses jeux enfantins, et pour se prouver sa liberté, il en abusa.

C'est au sein de la classe lettrée, et pourtant laïque, que naquit ce spirituel abus de l'esprit nouveau. Les clercs du Palais formaient, comme toute profession au moyen âge, une corporation. Créée par Philippe le Bel vers l'an 1303, sous le nom de Basoche, elle avait des priviléges, une juridiction spéciale, un roi portant une toque pareille à celle du roi de France, un drapeau et une cocarde tricolores, de magnifiques revues au son des tambours et des trompettes, des cortéges, des plantations d'arbres, enfin des représentations théâtrales.

Le succès des mystères, joué par les confrères de la Passion, et plus encore leur décadence excitèrent l'émulation des basochiens. Des manants, pour la plupart illettrés, avaient pu amuser si longtemps les bourgeois de la grand'ville : que serait-ce quand on verrait, sur la table de marbre du Palais, des clercs lisants et latinistes, à la fois acteurs et auteurs, qui auraient langue diserte et langage propre, avec les accents de prononciation décente! Ce ne sont pas les basochiens qui « d'un mot en feront trois, mettront point et pause au milieu d'une proposition, sens ou oraison imparfaite; feront d'un interrogant un admirant, ou autre geste, prolation ou accent contraires à ce qu'ils disent. Que leur importe le privilége

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cueil des Mystères inédits du quinzième siècle, par M. A. Jubinal (d'après le manuscrit de la bibliothèque Sainte-Geneviève); et par fragments dans l'Histoire du théâtre français des frères Parfait (texte attribué à J. Michel d'An◄ gers). M. O. Leroy (Études sur les Mystères) a cité et analysé la version contenue dans le manuscrit de Valenciennes.

1. Du mot Basilica, salle d'audience.

2. Les couleurs de la basoche étaient le jaune et le bleu, auxquelles chaque capitaine ajoutait une couleur spéciale et par lui désignée pour servir de ralliement à la compagnie.

LITT. FR.

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des confrères? Ce ne sont pas des mystères que les basochiens veulent représenter. Les mystères sont déjà bien vieux, et d'ailleurs ce n'est que la Bible par personnaiges. Nos clercs inventeront à la fois et leurs sujets et leur genre. Ils feront de beaux dialogues entre Bien-Avisé et Mal-Avisé, Bonne-Fin et Male-Fin, Jeûne et Oraison, sœur d'Aumône; nous y verrons figurer Espérance-de-longue-vie, Honte-de-dire-ses-péchés, avec Désespérance-de-pardon. Quelquefois l'intrigue se nouera entre des personnages plus extraordinaires encore. Nous rencontrerons sur la scène, en chair et en os, le Limon-de-la-terre, le Sang-d'Abel, la Chair elle-même avec l'Esprit. Veut-on une idée de l'action qui pouvait rapprocher de pareils interlocuteurs? voici le résumé très-sommaire d'une moralité.

Une troupe de joyeux compères, qui ont pour noms MangeTout, Lasoif, Bois-à-vous, Sans-Eau, sont invités un beau jour, d'une façon fort civile, par le gros et splendide Banquet. Quelques dames sont de la partie entre autres, Friandise, Gourmandise et Luxure. On se met à table, et tout est pour le mieux chez le meilleur des Amphitryons; mais voilà bien une autre fête : une troupe d'ennemis viennent envahir la salle Lacolique, Lagoutte, Lajaunisse, Esquinancie, Hydropisie, vous saisissent les convives à la gorge, à la jambe ou ailleurs. Les uns restent sur le carreau; les autres, tout effrayés, se jettent dans les bras de Sobriété, qui appelle Remède à son secours. Gros-Banquet, traduit en jugement devant Expérience, est condamné à mort; Ladiète est chargée des fonctions de bourreau.

Telle était en général la marche de ces petits drames. La plupart étaient plus graves; quelques-uns paraissaient avoir été plus badins encore. Un bibliophile a trouvé, sous le parchemin qui recouvrait un vieux livre, le premier feuillet d'une espèce de moralité où figurent comme personnages Farine, Fromage et Tartelette. On ne dit pas où se passait la scène1.

De ces actions aux farces, le passage était facile; il n'était pas moins nécessaire. Les moralités toutes seules n'eussent pas longtemps captivé l'attention du peuple. Une société d'é

1. O. Leroy, Études sur les Mystères, p. 576.

lite, comme les précieuses de l'hôtel de Rambouillet, peut former un bureau d'esprit, se faire un langage et un plaisir de convention. Les seigneurs et les clercs auraient bien pu se délecter à huis clos des allégories parfumées de Guillaume de Lorris et des érudites méchancetés de Jehan de Meung, mettre tout ce bel esprit en scène et croire que cela les amusait : au pis aller ils auraient eu la satisfaction de s'ennuyer à la mode et de bâiller comme il faut. Mais le théâtre porte avec lui son correctif et sa censure; le peuple n'entend pas tant de malice; il ne rit et ne pleure qu'à bon escient. Les mystères avaient cessé de le faire pleurer; il fallait bien se résoudre à le faire rire. On inventa les farces.

Les farces; analyse de Patelin.

La plus célèbre de toutes est l'excellente pièce intitulée l'Avocat Patelin, attribuée d'ordinaire, mais sans aucun fondement, à Pierre Blanchet, né à Poitiers en 1459. Patelin est le véritable chef-d'œuvre du théâtre français au moyen âge. L'intrigue n'est qu'un fil léger; mais elle est nouée avec tant de naturel, conduite avec une si admirable vérité, elle fait passer devant nous des personnages si vivants, si originaux, que cette farce est demeurée l'un des meilleurs types du vrai comique et de la bonne plaisanterie gauloise. Brueys, qui l'a remise au théâtre après trois siècles, en a fait une œuvre trèsamusante, sans atteindre à la vivacité et au naturel de l'original'. Quelle habile stratégie que celle dont le vieux fripon circonvient l'honnête marchand de draps pour lui escroquer les six aunes qu'il convoite! comme il mêle habilement l'éloge de M. Guillaume à celui de son étoffe! Le rusé commence par louer pieusement le père défunt de sa dupe :

Ah! c'était un homme savant!
Je requiers Dieu qu'il en est l'âme
De votre père! douce dame!

4. L'auteur moderne s'est efforcé d'introduire dans cette farce l'unité d'action et la vraisemblance de détails d'une véritable comédie. C'était méconnaltre le caractère de cette charmante bouffonnerie,

Il me semble encor, par ma foi!
Que c'est lui qu'en vous je revoi.
C'était un bon marchand et sage.
Vous lui ressemblez de visage,
Par Dieu! comme droite peinture.
Si Dieu eut onc de créature
Merci, Dieu vrai pardon lui fasse
A l'âme.

LE DRAPIER.

Amen, par sa grâce,

Et de nous quand il lui plaira.,

PATELIN.

Par ma foi! il me déclara
Maintefois et bien largement
Le temps qu'on voit présentement.
Moult de fois m'en est souvenu.
Et puis lors il était tenu

L'un des bons....

Le premier fruit de ces compliments, c'est un redoublement de politesse de la part du marchand. Il s'aperçoit un peu tard qu'il n'a pas encore offert de siége à maître Pierre, et l'interrompant :

Séez-vous, beau sire.

Il est bien temps de vous le dire!
Mais je suis ainsi gracieux.

Après quelques cérémonies, Patelin s'assied, et continuant ses évolutions préparatoires, arrive comme par hasard à toucher une pièce de drap. La transition par laquelle il aborde ce nouveau sujet nous semble d'un parfait comique. Si tout le monde ressemblait au défunt qu'il regrette,

On ne tollist pas, ni n'emblast (on ne volerait pas)

L'un à l'autre, comme l'on fait!

Que ce drap ici est bien fait!

Qu'il est souěf, doux et tractis (souple)!

C'est au moment où il fait l'éloge de la probité que le fin ma

tois jette la griffe sur son butin.

Oui vraiment, j'en suis attrapé;

Car je n'avais intention

D'avoir drap, par la Passion

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