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milieu des fêtes d'un mariage princier; ensuite à Lestines, dont il obtint la cure, et où il laissa « cinq cents écus chez les taverniers ses paroissiens. De là il passe chez Winceslas, duc de Brabant, chez Gui, comte de Blois, chez Gaston Phébus, comte de Foix. Il visite deux fois Avignon, traverse l'Auvergne, vient à Paris. On le voit, en moins de deux ans, dans le Cambrésis, dans le Hainaut, en Hollande, une seconde fois à Paris, en Picardie, puis dans le Languedoc, puis encore à Paris, à Valenciennes, à Bruges, à l'Écluse, dans la Zélande, enfin dans son pays. Toute sa vie, comme sa chronique, n'est qu'une longue chevauchée; Froissart est le chevalier errant de l'histoire. Il improvise ses récits en courant, il saisit les événements à mesure qu'ils se font, et semble ne s'arrêter d'écrire qu'afin de leur donner le temps de naître.

On pressent quelle dût être l'influence d'une telle vie sur l'œuvre qui en fut le fruit. On ne peut demander à Froissart la critique sévère, l'examen consciencieux des témoignages; il les accueille à mesure qu'ils se présentent, il les enregistre avec une avide curiosité. Au sortir d'une fête, d'un repas, d'une conversation qui s'était prolongée bien avant dans la nuit, et où chacun racontait à l'envi ce qu'il avait vu, ce qu'il avait cru faire, l'historien voyageur rentrait dans sa chambre, et, avant de se coucher, jetait à la hâte sur le papier ce qu'il avait pu retenir. Impartial, quoi qu'on en ait dit, il reproduisait fidèlement les récits de ses hôtes; il n'y mettait du sien que la couleur et la vie. Ce n'est pas à dire que les faits qu'il raconte soient toujours vrais; influencé à son insu par ceux qui l'environnaient, Froissart a pu transmettre des inexactitudes, mais non les créer; c'est un miroir fidèle qui reproduit quelquefois des personnages déguisés.

Une autre conséquence de sa méthode, c'est le désordre et la confusion dans la chronologie. Son histoire s'étend depuis l'an 1326 jusqu'en 1400. Elle ne se borne pas aux faits dont la France fut le théâtre; elle raconte avec autant de détails les événements qui eurent lieu en Angleterre, en Écosse, en Ir-` lande, en Flandre. Elle nous donne des renseignements précieux sur les affaires de Rome et d'Avignon, sur celles d'Espagne, d'Allemagne, d'Italie. Elle parle même quelquefois de

la Prusse et de la Hongrie, de la Turquie, de l'Afrique et des autres pays d'outre-mer. Quel ensemble peuvent former tant d'objets divers, sans autre lien que celui du hasard et de la fantaisie? Dans certains chapitres on trouve plusieurs histoires différentes commencées, interrompues, reprises, discontinuées de nouveau; on rencontre les mêmes faits racontés plusieurs fois, pour être réformés, contredits, démentis, développés. Froissart est un conteur plutôt qu'un écrivain il ne rature jamais, il redit.

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Son style présente ainsi les caractères de l'improvisation : ne lui demandez pas cette précision sévère, ces expressions en relief qui simplifient l'histoire et l'agrandissent. Froissart est diffus, prodigue de mots et de détails. Les objets se présentent en foule et tous à la fois sous sa plume; il les accueille avec complaisance, les place tous au premier plan, et détruit ainsi la perspective: il ne sait ni résumer ni abstraire. Par compensation, jamais peut-être narrateur n'eut une imagination plus heureuse et plus vive: il voit tout en images, il donne à tout une forme dramatique. Cette qualité est le revers brillant du défaut que nous lui reprochions tout à l'heure. Froissart peint toute chose, par impuissance de rien généraliser: il décrit la circonférence de l'histoire parce qu'il ne peut pénétrer jusqu'au cœur. Sa prolixité n'est aussi que l'excès et en quelque sorte l'ivresse d'une qualité. La prose française, débarrassée enfin de ses entraves, heureuse de pouvoir tout exprimer, s'amuse à tout dire, comme pour avoir le plaisir de s'entendre. On croit ouïr le naïf et charmant verbiage d'une fraîche voix d'enfant.

Terminons ces remarques en citant quelques lignes de Montaigne. Il ne sera pas sans intérêt d'entendre la naïveté savante et réfléchie du seizième siècle juger la naïveté candide du quatorzième. « J'aime les historiens ou fort simples ou excellents. Les simples, qui n'ont pas de quoi y mêler quelque chose du leur, et qui n'y apportent que le soin et la diligence de ramasser tout ce qui vient à leur notice et d'enregistrer à la bonne foi toutes choses sans choix et sans triage, nous laissent le jugement entier pour la connaissance de la vérité. Tel est, par exemple, le bon Froissart, qui a marché

en ses entreprises d'une si franche naïveté, qu'ayant fait aucune faute, il ne craint aucunement de la reconnaître et corriger en l'endroit où il en est averti, et qui nous représente la diversité des mêmes bruits qui couraient, et les différents rapports qu'on lui faisait. C'est la matière de l'histoire nue et informe: chacun en peut faire son profit autant qu'il a d'entendement. »

Commines.

En quittant Froissart et ses imitateurs, les chroniqueurs bourguignons, pour écouter Philippe de Commines1, on change de monde comme d'époque. Au spectacle brillant et animé des passes d'armes féodales succède l'étude grave et instructive de la politique naissante. L'habileté, le calcul était déjà au fond du quatorzième siècle; il se cachait mal sous les oripeaux chevaleresques de Froissart; maintenant il est monté à la surface, il se montre à nu et sans vergogne. L'inspiration poétique du moyen âge a disparu de toute l'Europe, le vent est partout à la ruse, à la perfidie, au crime. L'Italie a ses Borgia, ses Médicis, son Machiavel; l'Angleterre a son Richard III; l'empereur Frédéric III répond aux ambassadeurs à la manière de Tarquin, et dérobe à notre La Fontaine l'invention d'une de ses meilleures fables. Enfin, le trône de

1. Philippe de Commines, sieur d'Argenton, né en 1445, en Poitou, mourut en 1509. Ses Mémoires ont pour objet les règnes de Louis XI et de Charles VIII, de 1464 à 1498.

2. Combien que cet empereur eût été toute sa vie homme de très-peu de vertu, si était-il bien entendu; et, pour le temps qu'il avait vécu, il avait beaucoup d'expérience.... Ledit empereur répondit aux ambassadeurs du roi qu'auprès d'une ville d'Allemagne y avait un grand ours qui faisait beaucoup de mal. Trois compagnons de la dite ville, qui hantaient les tavernes, vinrent à un tavernier à qui ils devaient, prier qu'il leur accrut encore leur écot, et qu'avant deux jours le payeraient du tout; car ils prendraient cet ours, qui faisait tant de mal, et dont la peau valait beaucoup d'argent, sans les présents qui leur seraient faits des bonnes gens. Ledit hôte accomplit leur demande; et quand ils eurent diné, ils allèrent aux lieux où hantait cet ours, et comme ils approchaient de la caverne, ils le trouvèrent plus près d'eux qu'ils ne pensaient. Ils eurent peur; si se mirent en fuite. L'un gagna un arbre, l'autre fuit vers la ville; le tiers, l'ours le prit et le foula fort sous lui, en lui approchant le museau fort près de l'oreille. Le pauvre homme était couché tout plat contre terre et faisait le mort. Or, cette bête est de telle nature, que ce qu'elle tient, soit homme ou bête, quand elle voit qu'il ne se remue plus,

France est occupé par l'homme le plus savamment perfide de son époque, par le héros de Commines, Louis XI1.

L'histoire de Commines est dramatique, non dans ses détails, mais dans son ensemble; elle nous présente une lutte pleine d'intérêt entre l'esprit politique qui vient de naître, et l'esprit féodal, violent et étourdi, qui va succomber. C'est d'ailleurs la cause de l'unité française que défend ce roi si vulgaire d'habitude et de langage, contre son vaillant, impétueux, mais non moins perfide adversaire, Charles, duc de Bourgogne". Commines s'attache à saisir et à peindre toutes les péripéties de cette action; il suit avec amour la partie engagée entre les deux nobles joueurs. Il prend plaisir à démêler toutes les complications de cette savante intrigue. En le lisant, on croit entendre un homme habile qui vous explique les ressorts d'une ingénieuse machine. De l'injustice des entreprises, de la souffrance des peuples, de l'atrocité de ces guerres, où le brutal Bourguignon sème partout l'incendie et les supplices, brûle sa ville de Liége, pend les bourgeois, coupe les poings aux prisonniers, assez peu importe à Commines. Tout entier à l'étude des effets et des causes, plein d'admiration pour l'in

elle le laisse là, cuidant qu'il soit mort. Et ainsi ledit ours laissa le pauvre homme, sans lui avoir fait guère de mal, et se retira en sa caverne. Et quand le pauvre homme se vit délivré, il se leva, tirant vers la ville. Son compagnon qui était sur l'arbre, ayant vu ce mystère, descend, court, et crie après l'autre, qui était devant, qu'il l'attendit. Lequel se retourna et l'attendit. Quand ils furent joints, celui qui était dessus l'arbre demanda à son compagnon, par serment, ce que l'ours lui avait dit en conseil, que si longtemps lui avait tenu le museau contre l'oreille. A quoi son compagnon lui répondit : « Il a disait que jamais je ne marchandasse la peau de l'ours, jusqu'à ce que la bête fút morte. » Et avec cette fable paya l'empereur notre roi, sans faire autre réponse à son homme: comme s'il voulait dire : « venez ici, comme vous avez promis, et tenons cet homme, si nous pouvons; et puis départons (partagons) ses biens. » Ph. de Commines, liv. III, chap. ш.

me

1. Quand on pensera aux autres princes, on trouvera ceux-ci grands,nobles et notables, et le nôtre très-sage; lequel a laissé son royaume accru, et en paix avec tous ses ennemis. Commines, liv. IX, chap. ix.

2. Charles le Téméraire se rendait franchement justice. « Ledit duc m'appela à une fenêtre, dit Commines, et me dit : « Voilà le seigneur d'Urfé, qui a me presse de faire mon armée la plus grosse que je puis, et me dit que nous « ferons le grand bien du royaume. Vous semble-t-il, si j'y entre avec la com« pagnie que j'y mènerai, que j'y fasse guère de bien? » Je lui répondis en riant qu'il me semblait que non. Et il me dit ces mots : « J'aime mieux le « bien du royaume de France, que monseigneur d'Urfé ne pense: car pour «< un roi qu'il y a, j'en voudrais six. » Commines, liv. III, chap. vш.

trigue qui réussit, il triomphe quand il peut suivre trois ou quatre combinaisons politiques qui se trament en même temps, quand il tient sur ses doigts tous ces fils diplomatiques qui se déroulent, se croisent, se divisent, se rejoignent, sans jamais s'embrouiller; il s'écrie avec joie : « Et se menoient tous ces marchés en un temps et en un coup! » Il dirait volontiers à la France comme ce médecin passionné pour son art: « Vous avez là une bien belle maladie! » Quelle bonne fortune pour lui d'avoir trouvé sous sa main « un très-sage roi » qu'il faut se donner la peine de comprendre! A voir ce prince chétif et de triste mine, les sots s'en moquent, mais ce sont des sots. Sous ses dehors vulgaires, sous son bizarre accoutrement, notre historien a reconnu l'idéal qu'il a rêvé. La naissance a placé Commines auprès du duc de Bourgogne, mais cet homme n'entend rien aux belles intrigues; Commines le quitte et passe du côté du roi, non par trahison, mais par sympathie. Louis XI et Commines étaient nécessaires l'un à l'autre; séparés, ils perdraient pour la postérité la moitié de leur valeur: à un tel prince il fallait un tel historien. Ils se complètent mutuellement, comme le langage achève la pensée. Le roi ne dédaignait pas de former lui-même son favori, en qui il trouvait une nature docile; il lui expliquait sa politique, lui racontait ses œuvres et quelquefois les événements des temps passés : c'était une vraie leçon d'histoire. Ainsi lui apprit-il les détails du meurtre de Jean sans Peur au pont de Montereau'. Il l'avait pris en amitié, il le faisait coucher dans sa chambre, l'emmenait à ses entrevues politiques vêtu exactement comme lui-même. Placé ainsi à la source des informations, Philippe de Commines put remplir le premier devoir de l'historien: n'écrire que la vérité. Il se délibéra de ne parler de chose qui ne fût vraie, et qu'il n'eût vue ou sue de si grands personnages qu'ils soient dignes de croire. L'histoire prend donc ici un caractère nouveau; elle devient critique, elle reçoit et pèse les témoignages. Elle n'a plus pour objet d'amuser, mais d'instruire. Philippe écrit afin qu'on connaisse les

1. Liv. I, chap. IX.

2. Il est vrai que c'était une mesure de précaution pour dépister les assassins.

LIT.

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