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tre sur les rangs. Une seconde tentative, faite en 1693, fut plus heureuse, et grâce à l'appui chaleureux de Racine, de Boileau, de Regnier-Desmarets, grâce aussi peut-être, s'il faut tout dire, à l'intervention du secrétaire d'État Pontchartrain', la Bruyère fut élu presque à l'unanimité. L'Académie le reçut en même temps que l'abbé Bignon, le 15 juin 1693, dans une séance que présida Charpentier.

Cette séance eut un long retentissement. L'Académie était alors divisée en deux camps : les partisans de la littérature ancienne, et les partisans de la littérature moderne. La Bruyère, qui s'était prononcé à l'avance en faveur de l'antiquité classique, fit, dans son discours, l'éloge des premiers et ne loua parmi les seconds qu'un seul de ses confrères, Charpentier, qui allait prendre la parole après lui et qu'il ne pouvait se dispenser de nommer. Il proclama devant les victimes de Boileau que les vers du satirique étaient « faits de génie et que sa critique était « judicieuse et innocente; » ce qui était plus grave, il mit en doute, devant le frère et le neveu de Corneille, que la postérité ratifiât le jugement qu'avaient porté du grand tragique ses contemporains immédiats, se rangeant presque ouvertement parmi ceux qui n'admettaient pas que Corneille fût égal à Racine.

Fontenelle ne dissimula point l'irritation que lui avait causée ce discours, et tenta, mais vainement, d'obtenir qu'il ne fût pas imprimé dans le recueil des harangues académiques. S'associant à la colère de Fontenelle, le Mercure galant publia, au sujet de la réception de la Bruyère, une diatribe dont la violence contrastait singulièrement avec les articles de banale admiration qu'il prodiguait d'ordinaire à tout venant. Ce n'était pas seulement, du reste, le soin de la gloire de Corneille qui animait Fontenelle et le Mercure

1. La Bruyère a déclaré dans son Discours qu'il est entré à l'Académie sans avoir fait aucune sollicitation, et il faut l'en croire sur parole; mais ses amis, du moins, avaient pris à cœur sa nomination. Pontchartrain, qui était l'un d'eux, écrivit aux académiciens sur lesquels il avait quelque influence pour leur dire quel prix il attachait au succès de l'auteur des Caractères.

2. Thomas Corneille et Fontenelle,

contre la Bruyère : l'un avait à se venger d'avoir été peint sous le nom de Cydias1; l'autre d'avoir été placé immédiatement au-dessous de rien.

Plusieurs mois après cette séance, la Bruyère répondit aux attaques de ses adversaires par la préface qu'il publia en tête de son discours. Cette préface est la dernière addition qu'il ait faite à son livre. Quelques jours avant que ne parût la neuvième édition des Caractères, qui n'était, sauf quelques retouches sans importance, que la simple répétition de la huitième, le 11 juin 1696, il mourut subitement à Versailles d'une attaque d'apoplexie, laissant inachevés des dialogues sur le quiétisme3.

D'après les témoignages qu'il a recueillis, l'abbé d'Olivet nous représente la Bruyère « comme un homme qui ne songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres, faisant un bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir; toujours disposé à une joie modeste et ingénieux à la faire naître, poli dans ses manières et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition, même celle de montrer de l'esprit. » Le portrait est assurément exact. Saint-Simon, qui avait vu souvent la Bruyère, et qui l'appelle « un homme illustre par son esprit, par son style et par la connaissance des hommes,» avait reconnu en lui « un fort honnête homme, de très-bonne compagnie, simple, sans rien de pédant et fort désintéressé. ›

Mais c'est dans son livre qu'il faut surtout chercher et étudier la Bruyère. Il s'y montre par excellence l'honnête homme tel que nous le définissons aujourd'hui, et non pas seulement l'honnête homme tel qu'on le définissait de son temps et que le comprenait Saint-Simon, c'est-à-dire l'homme instruit et bien-élevé. A travers ces pages où il se peint lui-même en nous livrant sa pensée sur toutes choses,

1. Voyez le chapitre de la Société et de la conversation, p. 91. 2. Voyez le chapitre des Ouvrages de l'esprit, p. 19.

3. Après la mort de la Bruyère, il a été publié sous son nom des Dialogues sur le quiétisme; mais leur authenticité a paru fort suspecte. L'éditeur, qui était Ellies Dupin, avouait qu'il était l'auteur des deux derniers dialogues; peut-être avait-il composé l'ouvrage entier.

il en est une qui nous introduit auprès de lui dans son cabinet de travail : << O homme important et chargé d'affaires, qui à votre tour avez besoin de mes offices, venez dans la solitude de mon cabinet le philosophe est accessible etc.,1» Il faut lire tout le passage et le rapprocher du commentaire précieux qu'en a fait l'un des plus malveillants détracteurs de la Bruyère: «Rien n'est si beau que ce caractère, a dit le chartreux Bonaventure d'Argonne sous le pseudonyme de Vigneul-Marville; mais aussi faut-il avouer que, sans supposer d'antichambre ni de cabinet, on avait une grande commodité pour s'introduire soi-même auprès de M. de la Bruyère avant qu'il eût un appartement à l'hôtel de.... (Condé). Il n'y avait qu'une porte à ouvrir et qu'une chambre proche du ciel, séparée en deux par une légère tapisserie. Le vent, toujours bon serviteur des philosophes, courant au-devant de ceux qui arrivaient, et retournant avec le mouvement de la porte, levait adroitement la tapisserie et laissait voir le philosophe, le visage riant et bien content d'avoir occasion de distiller dans l'esprit et le cœur des survenants l'élixir de ses méditations. » Dom Bonaventure n'est-il pas un bien maladroit ennemi? Il veut faire de la Bruyère un philosophe ridicule, et voilà dix lignes qui, à défaut d'autre témoignage, eussent suffi à recommander à notre sympathie l'homme qu'il s'est proposé d'amoindrir.

Rendre les hommes meilleurs en leur présentant l'image de leurs défauts, et en mettant à découvert les sentiments secrets d'où proviennent leur malice et leurs faiblesses, tel est le but que s'est proposé la Bruyère. Ce n'est pas en écrivant un traité méthodique sur la morale, tel, par exemple, que la Cour sainte du P. Caussin, qu'il voulut tenter de corriger ses lecteurs. Laissant aux docteurs les dissertations dogmatiques, et s'affranchissant des transitions qui eussent alourdi et gêné sa marche, il fait passer sous nos yeux une suite de réflexions détachées où chacun de nous peut tour à tour puiser une leçon, et une série de portraits parmi les

1. Voyez le chapitre des Biens de fortune, p. 96.

quels nous pourrions parfois trouver le nôtre, si nous ne préférions y chercher celui d'un voisin ou d'un ami.

Boileau reprochait à la Bruyère de s'être épargné les difficultés des transitions; mais quel ouvrage régulièrement méthodique sur la morale eût pu valoir les Caractères et obtenir le même succès ? Comment d'ailleurs concevoir cet admirable livre sous une autre forme que celle qu'il a reçue? A ce reproche, que bien d'autres répétaient, la Bruyère opposait « le plan et l'économie du livre,» s'efforçant de démontrer que les réflexions qui composent chacun des chapitres se présentent « dans une certaine suite insensible, » et que le chapitre final est préparé par tous les autres1.

On sait avec quelle énergie la Bruyère a protesté contre une accusation plus grave. Ses ennemis, comme nous l'avons indiqué, lui reprochaient d'avoir malicieusement inséré dans ses Caractères les portraits satiriques et calomnieux de divers personnages, et l'on se passait de main en main des listes sur lesquelles étaient inscrits les noms de ceux que l'on prétendait avoir reconnus. La Bruyère désavoua hautement toutes les clefs, et assurément il en avait le droit. Beaucoup de personnes y étaient nommées qu'il n'avait jamais vues, beaucoup d'autres qu'il avait vues et qu'il n'avait pas voulu peindre. S'il lui était arrivé de faire, de propos délibéré, le caractère de tel personnage que les circonstances avaient placé devant ses yeux, n'était-il pas, au surplus, libre de garder son secret, et fallait-il qu'il attachât au portrait le nom du modèle? Ses caractères étaient faits d'après nature, il l'avait dit le premier; mais, sans nier qu'il eût jamais peint « celui-ci ou celle-là », il assurait qu'il avait le plus souvent emprunté de côté et d'autre les traits dont chaque caractère était formé et qu'il s'était appliqué sincèrement à dépayser le lecteur « par mille tours et mille faux fuyants". >

1. Voyez la préface des Caractères et la préface du Discours à l'Académie française. La Bruyère, toutefois, avait reconnu, dans le Discours sur Théophraste, que son livre était écrit « sans beaucoup de méthode. » (Voyez ci-après, p. XXXI).

2. Quoi qu'en ait dit la Bruyère dans la préface de son Discours à

Il n'est pas d'ouvrage dont l'étude soit plus profitable que celle des Caractères. « Voulez-vous faire un inventaire des richesses de notre langue, a dit un très-bon juge, en voulezvous connaître tous les tours, tous les mouvements, toutes les figures, toutes les ressources, il n'est pas nécessaire de recourir à cent volumes, lisez, relisez la Bruyère. > Et, en effet, quelle variété infinie dans l'expression de sa pensée! Avec quel art se présente chacune de ses réflexions! Cet art ne se dissimule pas toujours assez, et la Bruyère a « plus d'imagination que de goût : » ce sont là les seules réserves qu'ait pu faire la critique la plus délicate. La Bruyère n'en est pas moins l'un des écrivains les plus originaux de notre littérature. Sa manière n'est plus tout à fait celle des grands écrivains du dix-septième siècle, et l'on a pu dire qu'il touche, par certains côtés, au dix-huitième. Mais s'il est vrai que, par une teinte d'affectation et par la nouveauté des tours, il appartienne à ce qui est encore l'avenir, que de liens le rattachent au passé, je veux dire à la langue de la première partie du dix-septième siècle! Alors que la plupart de ses contemporains avaient << secoué le joug du latinisme. » il reste, l'un des derniers, fidèle à quantité de tournures et de locutions qui n'auront plus cours au dix-huitième siècle et qui parfois étonnent déjà les puristes de son temps.

Nous reproduirons, à la suite de cette rapide notice, quelques extraits des appréciations littéraires auxquelles ont donné lieu les Caractères. Sans cesse lu et relu, le livre de la Bruyère est l'un de ceux auxquels la critique revient le plus souvent.

Il est aussi l'un de ceux que, de notre temps, l'on a édi

l'Académie, il n'a pas toujours « nommé nettement, » et par leurs noms en toutes lettres, les personnes qu'il voulait désigner particulièrement. Il entendait bien, par exemple, que chacun reconnut Chapelain, Corneille, Bossuet, le Mercure galant, les partisans, sous les initiales C. P., C. N., L'. de Meaux, le M. G., les P. T. S.

1. Aussi est-il l'un de ceux que M. Littré a cités le plus souvent dans son excellent Dictionnaire de la langue française. En même temps que ce dictionnaire, nous avons utilement consulté le Lexique de la langue de Molière, par F. Génin, et surtout le Lexique de la langue de Corneille, par M. F. Godefroy.

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