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tés avec le plus de soin. MM Walckenaer, Destailleur, et Hémardinquer, dont nous avons mis à profit les travaux, doivent être placés au premier rang de ceux qui ont rendu plus facile la tâche de quiconque publie de nouveau les Caractères. Mais, si nombreux qu'aient été les commentateurs de la Bruyère, tous les passages de son livre ne sont pas encore éclaircis. Tel nom, jadis célèbre, telle mention d'événements peu connus, telle allusion à des usages oubliés, présentent de véritables énigmes à l'esprit des lecteurs modernes. Nous avons tenté, pour notre part, de faire disparaître toute obscurité.

Quant au texte même, nous l'avons collationné sur les éditions qui ont paru pendant la vie de l'auteur, et cette révision n'a pas été inutile, même après les excellentes éditions de MM. Walckenaer et Destailleur.

Parmi les services qu'a rendus M. Walckenaer, il en est un que nous devons particulièrement rappeler. Les chapitres des Caractères se composent de morceaux détachés, qui forment souvent plusieurs alinéas: la Bruyère avait séparé chacun de ces morceaux par une marque distinctive, qu'il eût été nécessaire de maintenir, et que cependant la négligence des éditeurs du dix-huitième siècle a laissé disparaître. M. Walckenaer a pris le soin de rétablir dans le texte des Caractères les divisions primitives, et il n'est plus permis de les omettre. Le signe que l'on trouvera en tête de chaque réflexion a donc pour objet de la séparer de celle qui la précède et de la maintenir dans le cadre que lui a tracé l'auteur.

JUGEMENTS LITTERAIRES

SUR LA BRUYÈRE.

La Bruyère est entré plus avant que Théophraste dans le cœur de l'homme; il y est même entré plus délicatement et par des expressions plus fines. Ce ne sont pas des portraits de fantaisie qu'il nous a donnés : il a travaillé d'après nature, et il n'y a pas une description sur laquelle il n'ait eu quelqu'un en vue. Pour moi, qui ai le malheur d'une longue expérience du monde, j'ai trouvé à tous les portraits qu'il m'a faits des ressemblances peutêtre aussi justes que ses propres originaux. Au reste, monsieur, je suis de votre avis sur la destinée de cet ouvrage, que, dès qu'il paraîtra, il plaira fort aux gens qui ont de l'esprit, mais qu'à la longue il plaira encore davantage. Comme il y a un beau sens enveloppé sous des tours fins, la révision en fera sentir toute la délicatesse.

BUSSY-RABUTIN (lettre du 10 mars 1688).

Il n'y a presque point de tour dans l'éloquence qu'on ne trouve dans la Bruyère; et si on y désire quelque chose, ce ne sont pas certainement les expressions, qui sont d'une force infinie, et toujours les plus propres et les plus précises qu'on puisse employer. Peu de gens l'ont compté parmi les orateurs, parce qu'il n'y a pas une suite sensible dans ses Caractères. Nous faisons trop peu d'attention à la perfection de ses fragments, qui contiennent souvent plus de matière que de longs discours, plus de proportion et plus d'art.

On remarque dans tout son ouvrage un esprit juste, élevé, nerveux, pathétique, également capable de réflexion et de sentiment,

et doué avec avantage de cette invention qui distingue la main des maîtres et qui caractérise le génie.

Personne n'a peint les détails avec plus de feu, plus de force, plus d'imagination dans l'expression qu'on n'en voit dans ses Caractères. Il est vrai qu'on n'y trouve pas aussi souvent que dans les écrits de Bossuet et de Pascal de ces traits qui caractérisent non-seulement une passion ou les vices d'un particulier, mais le genre humain. Ses portraits les plus élevés ne sont jamais aussi grands que ceux de Fénelon et de Bossuet: ce qui vient en grande partie des genres qu'ils ont traités. La Bruyère a cru, ce me semble, qu'on ne pouvait peindre les hommes assez petits; et il s'est bien plus attaché à relever leurs ridicules que leur force. VAUVENARGUES.

La Bruyère est meilleur moraliste et surtout bien plus grand écrivain que la Rochefoucauld; il y a peu de livres en aucune langue où l'on trouve une aussi grande quantité de pensées justes, solides, et un choix d'expressions aussi heureux et aussi varié. La satire est chez lui bien mieux entendue que dans la Rochefoucauld presque toujours elle est particularisée, et remplit le titre du livre. Ce sont des caractères; mais ils sont peints supérieurement. Ses portraits sont faits de manière que vous les voyez agir, parler, se mouvoir, tant son style a de vivacité et de mouvement. Dans l'espace de peu de lignes, il met ses personnages en scène de vingt manières différentes; et, en une page, il épuise tous les ridicules d'un sot, ou tous les vices d'un méchant, ou toute l'histoire d'une passion, ou tous les traits d'une ressemblance morale. Nul prosateur n'a imaginé plus d'expressions nouvelles, n'a créé plus de tournures fortes ou piquantes. Sa concision est pittoresque et sa rapidité lumineuse. Quoiqu'il aille vite, vous le suivez sans peine; il a un art particulier pour laisser souvent dans sa pensée une espèce de réticence qui ne produit pas l'embarras de comprendre, mais le plaisir de deviner; en sorte qu'il fait, en écrivant, ce qu'un ancien prescrivait pour la conversation, il vous laisse encore plus content de votre esprit que du sien.

LA HARPE.

Le livre des Caractères fit beaucoup de bruit dès sa naissance. On attribua cet éclat aux traits satiriques qu'on y remarqua, ou qu'on crut y voir. On ne peut pas douter que cette circonstance n'y contribuât en effet. Peut-être que les hommes en général n'ont ni le goût assez exercé, ni l'esprit asse éclairé pour sentir tout le

mérite d'un ouvrage de génie dès le moment où il paraît, et qu'ils ont besoin d'être avertis de ses beautés par quelque passion particulière, qui fixe plus fortement leur attention sur elles. Mais, si la malignité hâta le succès du livre de la Bruyère, le temps y a mis le sceau on l'a réimprimé cent fois; on l'a traduit dans toutes les langues; et, ce qui distingue les ouvrages originaux, il a produit une foule de copistes; car c'est précisément ce qui est inimitable que les esprits médiocres s'efforcent d'imiter.

Sans doute la Bruyère, en peignant les mœurs de son temps, a pris ses modèles dans le monde où il vivait; mais il peignit les hommes, non en peintre de portrait, qui copie servilement les objets et les formes qu'il a sous les yeux, mais en peintre d'histoire, qui choisit et rassemble divers modèles, qui n'en imite que les traits de caractère et d'effet, et qui sait ajouter ceux que lui fournit son imagination, pour en former cet ensemble de vérité idéale et de vérité de nature qui constitue la perfection des beaux-arts. C'est là le talent du poëte comique aussi a-t-on comparé la Bruyère à Molière, et ce parallèle offre des rapports frappants; mais il y a si loin de l'art d'observer des ridicules et de peindre des caractères isolés, à celui de les animer et de les faire mouvoir sur la scène que nous ne nous arrêtons pas à ce genre de rapprochement, plus propre à faire briller le bel esprit qu'à éclairer le goût. D'ailleurs, à qui convient-il de tenir ainsi la balance entre des hommes de génie? On peut bien comparer le degré de plaisir, la nature des impressions qu'on reçoit de leurs ouvrages; mais qui peut fixer exactement la mesure d'esprit et de talent qui est entrée dans la composition de ces mêmes ouvrages?...

En lisant avec attention les Caractères de la Bruyère, il me semble qu'on est moins frappé des pensées que du style; les tournures et les expressions paraissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de plus inattendu que le fond des choses mêmes; et c'est moins l'homme de génie que le grand écrivain qu'on admire.

Mais le mérite de ce grand écrivain, quand il ne supposerait pas le génie, suppose une réunion des dons de l'esprit, aussi rare que le génie.... Ce n'est qu'après avoir relu, étudié, médité ses Caractères, que j'ai été frappé de l'art prodigieux et des beautés sans nombre qui semblent mettre cet ouvrage au rang de ce qu'il y a de plus parfait dans notre langue. Sans doute la Bruyère n'a ni les élans et les traits sublimes de Bossuet, ni le nombre, l'abondance et l'harmonie de Fénelon, ni la grâce brillante et abandonnée de Voltaire, ni la sensibilité profonde de Rousseau: mais aucun d'eux ne m'a paru réunir au même degré la variété, la finesse et l'originalité des formes et des tours qui étonnent dans la Bruyère. Il n'y a peut-être pas une beauté de style propre à notre idiome, dont on ne trouve des exemples et des modèles dans cet écrivain.

Il serait difficile de définir avec précision le caractère distinctif de son esprit : il semble réunir tous les genres d'esprit. Tour à tour noble et familier, éloquent et railleur, fin et profond, amer et gai, il change, avec une extrême mobilité de ton, de personnage et même de sentiment, en parlant cependant des mêmes objets.

Et ne croyez pas que ces mouvements si divers soient l'explosion naturelle d'une âme très-sensible, qui, se livrant à l'impression qu'elle reçoit des objets dont elle est frappée, s'irrite contre un vice, s'indigne d'un ridicule, s'enthousiasme pour les mœurs et la vertu. La Bruyère montre partout les sentiments d'un honnête homme; mais il n'est ni apôtre ni misanthrope. Il se passionne, il est vrai; mais c'est comme le poëte dramatique qui a des caractères opposés à mettre en action. Racine n'est ni Néron, ni Burrhus; mais il se pénètre fortement des idées et des sentiments qui appartiennent au caractère et à la situation de ses personnages, et il trouve dans son imagination exaltée par les sentiments et les idées dont il est plein, tous les traits dont il a besoin pour les peindre.

Ne cherchons donc dans le style de la Bruyère ni l'expression de son caractère ni l'épanchement involontaire de son âme; mais observons les formes diverses qu'il prend habilement pour nous intéresser ou nous plaire.

Une grande partie de ses pensées ne pouvaient se présenter que comme les résultats d'une observation tranquille et réfléchie; mais, quelque vérité, quelque finesse, quelque profondeur même qu'il y eût dans les pensées, cette forme froide et monotone aurait bientôt ralenti et fatigué l'attention, si elle eût été trop continuellement prolongée.

Le philosophe n'écrit pas seulement pour se faire lire, il veut persuader ce qu'il écrit; et la conviction de l'esprit, ainsi que l'émotion de l'âme, est toujours proportionnée au degré d'attention qu'on donne aux paroles. Quel écrivain a mieux connu l'art de fixer l'attention par la vivacité ou la singularité des tours, et de la réveiller sans cesse par une inépuisable variété ?...

SUARD.

α

Le livre de la Bruyère est du petit nombre de ceux qui ne cesseront jamais d'être à l'ordre du jour. C'est un livre fait d'après nature, un des plus pensés qui existent et des plus fortement écrits. Comme il y a un beau sens enveloppé sous des tours fins, une seconde lecture en fait mieux sentir toute la délicatesse.» II n'est point propre d'ailleurs à être lu de suite, étant trop plein et trop dense de matière, c'est-à-dire d'esprit, pour cela; mais, à quelque page qu'on l'ouvre, on est sûr d'y trouver le fond et la forme, la réflexion et l'agrément, quelque remarque juste relevée

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