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ôte l'embarras du superflu; il leur sauve la peine d'amasser de l'argent, de faire des contrats, de fermer des coffres, de porter des clefs sur soi et de craindre un vol domestique. Il les aide dans leurs plaisirs, et il devient capable ensuite de les servir dans leurs passions; bientôt il les règle et les maîtrise dans leur conduite. Il est l'oracle d'une maison, celui dont on attend, que dis-je? dont on prévient, dont on devine les décisions. Il dit de cet esclave: « Il faut le punir, » et on le fouette; et de cet autre : « Il faut l'affranchir, » et on l'affranchit. L'on voit qu'un parasite ne le fait pas rire; il peut lui déplaire : il est congédié. Le maître est heureux si Troïle lui laisse sa femme et ses enfants) Si celui-ci est à table, et qu'il prononce d'un mets qu'il est friand, le maître et les conviés, qui en mangeaient sans réflexion, le trouvent friand et ne s'en peuvent rassasier; s'il dit au contraire d'un autre mets qu'il est insipide, ceux qui commengaient à le goûter, n'osant avaler le morceau qu'ils ont à la bouche, ils le jettent à terre1: tous ont les yeux sur lui, observent son maintien et son visage avant de prononcer sur le vin ou sur les viandes qui sont servies. Ne le cherchez pas ailleurs que dans la maison de ce riche qu'il gouverne c'est là qu'il mange, qu'il dort et qu'il fait digestion, qu'il querelle son valet, qu'il reçoit ses ouvriers et qu'il remet ses créanciers. Il régente, il domine dans une salle; il y reçoit la cour et les hommages de ceux qui, plus fins que les autres, ne veulent aller au maître que par Troïle. Si l'on entre par malheur sans avoir une physionomie qui lui agrée, il ride son front et il détourne sa vue; si on l'aborde, il ne se lève pas; si l'on s'assied auprès de lui, il s'éloigne; si on lui parle, il ne répond point; si l'on continue de parler, il passe dans une autre chambre; si on le suit, il gagne l'escalier; il franchirait tous les étages, ou il se lancerait par une fenêtre plutôt que de se laisser joindre par quelqu'un qui a un visage ou un son de voix qu'il désapprouve. L'un et l'autre sont agréables en Troïle, et il s'en est servi heureusement pour s'insinuer ou pour conquérir. Tout devient, avec le temps, au-dessous de ses soins, comme il est

1. A cette époque, on jetait à terre, et cela dans le meilleur monde, ce que l'on avait en trop dans son verre ou dans son assiette. Voyez plus loin, dans le caractère du distrait, Ménalque voulant jeter à terre le vin qu'on lui a versé de trop.

au-dessus de vouloir se soutenir1 ou continuer de plaire par le moindre des talents qui ont commencé à le faire valoir. C'est beaucoup qu'il sorte quelquefois de ses méditations et de sa taciturnité pour contredire, et que même pour critiquer il daigne une fois le jour avoir de l'esprit. Bien loin d'attendre de lui qu'il défère à vos sentiments, qu'il soit complaisant, qu'il vous loue, vous n'êtes pas sûr qu'il aime toujours votre approbation, ou qu'il souffre votre complai

sance.

Il faut laisser parler cet inconnu que le hasard a placé auprès de vous dans une voiture publique, à une fête ou à un spectacle; et il ne vous coûtera bientôt pour le connaître que de l'avoir écouté : vous saurez son nom, sa demeure, son pays, l'état de son bien, son emploi, celui de son père, la famille dont est sa mère, sa parenté, ses alliances, les armes de sa maison; vous comprendrez qu'il est noble, qu'il a un château, de beaux meubles, des valets et un car

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Il y a des gens qui parlent un moment avant que d'avoir pensé. Il y en a d'autres qui ont une fade attention à ce qu'ils disent, et avec qui l'on souffre dans la conversation de tout le travail de leur esprit; ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d'expression, concertés dans leur geste et dans tout leur maintien; il sont puristes 3, et ne hasardent pas le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde; rien d'heureux ne leur échappe, rien ne coule de source et avec liberté : ils parlent proprement* et ennuyeusement.

L'esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu'à en faire trouver aux autres : celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit

1. Il serait peut-être difficile de trouver ailleurs que dans la Bruyère des exemples de cette tournure.

2. On peut rapprocher de cette réflexion l'Impertinent ou le diseur de rien, de Théophraste.

3. Gens qui affectent une grande pureté de langage. (Note de la Bruyère.) 4. Proprement est d'ordinaire, au dix-septième siècle, synonyme d'élégamment. Mais il s'agit ici de la correction du langage et de la propriété des termes. La Bruyère fait la guerre aux puristes après l'avoir faite (p. 71) aux gens qui « vous dégoûtent par l'impropriété des termes », blàmant ainsi les deux excès contraires. « Le parler que j'ayme, dit Montaigne, c'est un parler simple et naïf, un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné comme véhément et brusque..., éloigné d'affectation, desreglé, descousu et hardy.... (Essais, I, 25.)

l'est de vous parfaitement. Les hommes n'aiment point à vous admirer, ils veulent plaire; ils cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu'à être goûtés et applaudis; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d'autrui.

Il ne faut pas qu'il y ait trop d'imagination dans nos conversations ni dans nos écrits; elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût, et à nous rendre meilleurs : nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre jugement.

¶ C'est une grande misère que de n'avoir pas assez d'esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence.

Dire d'une chose modestement ou qu'elle est bonne ou qu'elle est mauvaise, et les raisons pourquoi elle est telle, demande du bon sens et de l'expression', c'est une affaire. Il est plus court de prononcer, d'un ton décisif et qui emporte la preuve de ce qu'on avance, ou qu'elle est exécrable, ou qu'elle est miraculeuse.

Rien n'est moins selon Dieu et selon le monde que d'appuyer tout ce que l'on dit dans la conversation, jusques aux choses les plus indifférentes, par de longs et de fastidieux serments. Un honnête homme qui dit oui et non mérite d'être cru: son caractère jure pour lui, donne créance1 à ses paroles, et lui attire toute sorte de confiance.

3

¶ Celui qui dit incessamment qu'il a de l'honneur et de la probité, qu'il ne nuit à personne, qu'il consent que le mal qu'il fait aux autres lui arrive, et qui jure pour le faire croire, ne sait pas même contrefaire l'homme de bien.

Un homme de bien ne saurait empêcher, par toute sa

1. De l'habileté dans l'expression.

2. La Bruyère note et blâme une habitude très-fréquente chez les gens de cour, et que Molière avait déjà constatée lorsqu'il faisait dire à son Alceste, si passionné pour la vérité et le naturel :

De protestations, d'offres et de serments
Vous chargez la fureur de vos embrassements.
(Le Misanthrope, I, 1.)

3. Soit qu'il dise oui, soit qu'il dise non.

4. Donner créance, était plus souvent pris dans le sens de croire, que dans celui de rendre croyable, sens où l'emploie la Bruyère. «<David, ayant donne créance aux impostures de Siba,» dit Pascal; et Racine, dans Britannicus, III, v:

Seigneur, à vos soupçons donnez moins de créance.

modestie, qu'on ne dise de lui ce qu'un malhonnête homme sait dire de soi.

Cléon parle peu obligeamment ou peu juste, c'est l'un ou l'autre; mais il ajoute qu'il est fait ainsi, et qu'il dit ce qu'il pense.

Il y a parler bien, parler aisément, parler juste, parler à propos. C'est pécher contre ce dernier genre que de s'étendre sur un repas magnifique que l'on vient de faire, devant des gens qui sont réduits à épargner leur pain; de dire merveilles de sa santé devant des infirmes; d'entretenir de ses richesses, de ses revenus et de ses ameublements, un homme qui n'a ni rentes ni domicile; en un mot, de parler de son bonheur devant des misérables: cette conversation est trop forte pour eux, et la comparaison qu'ils font alors de leur état au vôtre est odieuse.

T« Pour vous, dit Eutiphron, vous êtes riche, ou vous devez l'être dix mille livres de rente, et en fonds de terre, cela est beau', cela est doux, et l'on est heureux à moins, » pendant que lui qui parle ainsi a cinquante mille livres de revenu, et qu'il croit n'avoir que la moitié de ce qu'il mérite. Il vous taxe, il vous apprécie, il fixe votre dépense, et s'il vous jugeait digne d'une meilleure fortune, et de celle même où il aspire, il ne manquerait pas de vous la souhaiter. Il n'est pas le seul qui fasse de si mauvaises estimations ou des comparaisons si désobligeantes; le monde est plein d'Eutiphrons.

¶ Quelqu'un, suivant la pente de la coutume qui veut qu'on loue, et par l'habitude qu'il a à la flatterie et à l'exagération, congratule 2 Théodème sur un discours qu'il n'a point entendu, et dont personne n'a pu encore lui rendre compte: il ne laisse pas de lui parler de son génie, de son geste, et surtout de la fidélité de sa mémoire; et il est vrai que Théodème est demeuré court,

L'on voit des gens brusques, inquiets, suffisants 3, qui,

1. Et, pour le dire en passant, cela était beau en effet, car les 10 000 livres de rente auxquelles Eutiphron taxait son interlocuteur en vaudraient aujourd'hui 50 000; les 50 000 livres qu'il avait lui-mème en vaudraient 250 000. Mais ici les chiffres ne sont rien, et la pensée de l'auteur ne porte que sur la façon si différente que nous avons d'envisager les choses suivant qu'il s'agit des autres ou de nous-mêmes.

2. Congratuler ne se dit plus qu'avec une nuance de plaisanterie. 3. Les mots qui sont imprimés en italique dans le cours des Caractères,

bien qu'oisifs et sans aucune affaire qui les appelle ailleurs, vous expédient', pour ainsi dire, en peu de paroles, et ne songent qu'à se dégager de vous; on leur parle encore, qu'ils sont partis et ont disparu. Ils ne sont pas moins impertinents que ceux qui vous arrêtent seulement pour vous ennuyer; ils sont peut-être moins incommodes.

Parler et offenser, pour de certaines gens, est précisément la même chose. Ils sont piquants et amers; leur style est mêlé de fiel et d'absinthe; la raillerie, l'injure, l'insulte, leur découlent des lèvres comme leur salive. Il leur serait utile d'être nés muets ou stupides: ce qu'ils ont de vivacité et d'esprit leur nuit davantage que ne fait à quelques autres leur sottise. Ils ne se contentent pas toujours de répliquer avec aigreur, ils attaquent souvent avec insolence; ils frappent sur tout ce qui se trouve sous leur langue, sur les présents, sur les absents; ils heurtent de front et de côté, comme des béliers. Demande-t-on à des béliers qu'ils n'aient pas de cornes? De même n'espère-t-on pas de réformer par cette peinture des naturels si durs, si farouches, si indociles. Ce que l'on peut faire de mieux, d'aussi loin qu'on les découvre, est de les fuir de toute sa force et sans regarder derrière soi "3.

Il y a des gens d'une certaine étoffe ou d'un certain caractère avec qui il ne faut jamais se commettre, de qui l'on ne doit se plaindre que le moins qu'il est possible, et contre qui il n'est pas même permis d'avoir raison.

Entre deux personnes qui ont eu ensemble une violente

sont des expressions que l'auteur souligne pour des motifs divers. Mots nouveaux ou rarement usités, mots pris avec une acception nouvelle, mots empruntés au langage familier de la conversation, mots techniques, mots sur lesquels l'auteur veut insister et appeler l'attention: autant de mots que l'auteur souligne. Suffisant se prenait presque toujours en bonne part, et l'acception qu'il a dans cette phrase était encore nouvelle. Furetière, toutefois, la donne dans son dictionnaire.

1. On expediait les affaires : on ne disait pas encore comme aujourd'hui, expédier quelqu'un dans le sens où le dit la Bruyère.

2. Davantage que cette locution, proscrite aujourd'hui par les grammairiens, a été employée jadis par les meilleurs écrivains.

3. La Bruyère a imité ce trait de Théophraste, et même a textuellement emprunté les derniers mots à sa propre traduction. Dans le chapitre de l'Impertinent, il avait ainsi traduit l'une des phrases de l'auteur grec : « Il n'y a avec de si grands causeurs qu'un parti à prendre, qui est de s'enfuir de toute sa force et sans regarder derrière soi. » Après les avoir transportés dans cette reflexion qui parut en 1690, il effaça de sa traduction les mots soulignés sans les remplacer par d'autres.

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