Page images
PDF
EPUB

TQuelques-uns se défendent d'aimer et de faire des vers, comme de deux faibles qu'ils n'osent avouer, l'un du cœur, l'autre de l'esprit.

Il y a quelquefois, dans le cours de la vie, de si chers plaisirs et de si tendres engagements que l'on nous défend, qu'il est naturel de désirer du moins qu'ils fussent permis: de si grands charmes ne peuvent être surpassés que par celui de savoir y renoncer par vertu.

CHAPITRE V.

DE LA SOCIÉTÉ ET DE LA CONVERSATION,

Un caractère bien fade est celui de n'en avoir aucun. ¶ C'est le rôle d'un sot d'être importun: un homme habile sent s'il convient ou s'il ennuie; il sait disparaître le moment qui précède celui où il serait de trop quelque part.

¶ L'on marche sur les mauvais plaisants, et il pleut par tout pays de cette sorte d'insectes. Un bon plaisant est une pièce rare; à un homme qui est né tel, il est encore fort délicat d'en soutenir longtemps le personnage : il n'est pas ordinaire que celui qui fait rire se fasse estimer.

Il y a beaucoup d'esprits obscènes, encore plus de mé. disants ou de satiriques, peu de délicats. Pour badiner avec grâce et rencontrer heureusement sur les plus petits sujets, il faut trop de manières1, trop de politesse, et même trop de fécondité : c'est créer que de railler ainsi, et faire quelque chose de rien.

Si l'on faisait une sérieuse attention à tout ce qui se dit de froid, de vain et de puéril dans les entretiens ordinaires, l'on aurait honte de parler ou d'écouter, et l'on se condamnerait peut-être à un silence perpétuel, qui serait une chose pire dans le commerce que les discours inutiles. Il faut donc s'accommoder à tous les esprits; permettre comme un mal nécessaire le récit des fausses nouvelles, les vagues réflexions

1. Manières, pris en bonne part, et en quelque sorte comme synonyme de l'expression tour, qu'emploie si souvent l'auteur.

sur le gouvernement présent ou sur l'intérêt des princes, le débit des beaux sentiments, et qui reviennent toujours les mêmes il faut laisser Aronce parler proverbe et Mélinde parler de soi, de ses vapeurs, de ses migraines et de ses insomnies.

L'on voit des gens qui, dans les conversations ou dans le peu de commerce que l'on a avec eux, vous dégoûtent par leurs ridicules expressions, par la nouveauté, et j'ose dire par l'impropriété des termes dont ils se servent, comme par l'alliance de certains mots qui ne se rencontrent ensemble que dans leur bouche, et à qui ils font signifier des choses que leurs premiers inventeurs n'ont jamais eu intention de leur faire dire. Ils ne suivent, en parlant, ni la raison ni l'usage, mais leur bizarre génie, que l'envie de toujours plaisanter, et peut-être de briller, tourne insensiblement à un jargon qui leur est propre, et qui devient enfin leur idiome naturel; ils accompagnent un langage si extravagant d'un geste affecté et d'une prononciation qui est contrefaite. Tous sont contents d'eux-mêmes et de l'agrément de leur esprit, et l'on ne peut pas dire qu'ils en soient entièrement dénués; mais on les plaint de ce peu qu'ils en ont, et, ce qui est pire, on en souffre.

[ocr errors]

¶ Que dites-vous? Comment? Je n'y suis pas vous plairait-il de recommencer? J'y suis encore moins. Je devine enfin : vous voulez, Acis, me dire qu'il fait froid; que ne disiez-vous : Il fait froid? Vous voulez m'apprendre qu'il pleut ou qu'il neige; dites: Il pleut, il neige. Vous me trouvez bon visage et vous désirez m'en féliciter; dites: Je vous trouve bon visage. Mais, répondez-vous, cela est bien uni et bien clair; et d'ailleurs, qui ne pourrait pas en dire autant? Qu'importe, Acis? Est-ce un si grand mal d'être entendu quand on parle et de parler comme tout le monde? Une chose vous manquo, Acis, à vous et à vos semblables, les diseurs de phébus1; vous ne vous en défiez point, et je vais yous jeter dans l'étonnement : une chose vous manque, c'est l'esprit. Ce n'est pas tout : il y a en vous une chose de trop, qui est l'opinion d'en avoir plus que les autres; voilà la source de votre pompeux galimatias, de vos phrases embrouillées et de vos grands mots qui ne signifient rien.

[ocr errors]

1. Phébus, langage obscur et prétentieux.

Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans cette chambre; je vous tire par votre habit et vous dis à l'oreille : Ne songez point à avoir de l'esprit, n'en ayez point; c'est votre rôle; ayez, si vous pouvez, un langage simple et tel que l'ont ceux en qui vous ne trouvez aucun esprit ; peut-être alors croira-t-on que vous en avez.

Qui peut se promettre d'éviter dans la société des hommes la rencontre de certains esprits vains, légers, familiers, délibérés, qui sont toujours dans une compagnie ceux qui parlent et qu'il faut que les autres écoutent? On les entend de l'antichambre; on entre impunément et sans crainte de les interrompre : ils continuent leur récit sans la moindre attention pour ceux qui entrent ou qui sortent, comme pour le rang ou le mérite des personnes qui composent le cercle; ils font taire celui qui commence à conter une nouvelle, pour la dire de leur façon, qui est la meilleure ; ils la tiennent de Zamet, de Ruccelay ou de Conchini', qu'ils ne connaissent point, à qui ils n'ont jamais parlé, et qu'ils traiteraient de Monseigneur s'ils leurs parlaient; ils s'approchent quelquefois de l'oreille du plus qualifié de l'assemblée, pour le gratifier d'une circonstance que personne ne sait et dont ils ne veulent pas que les autres soient instruits; ils suppriment quelques noms pour déguiser l'histoire qu'ils racontent et pour détourner les applications : vous les priez, vous les pressez inutilement; il y a des choses qu'ils ne diront pas, il y a des gens qu'ils ne sauraient nommer, leur parole y est engagée; c'est le dernier secret, c'est un mystère; outre que vous leur demandez l'impossible, car, sur ce que vous voulez apprendre d'eux, ils ignorent le fait et les personnes.

1. Sans dire monsieur. (Note de la Bruyère.)

Il tutoie en parlant ceux du plus haut étage,
Et le nom de monsieur est chez lui hors d'usage.

(Molière, le Misanthrope, II, v.)

Ces trois noms appartiennent à la première partie du dix-septième siècle, et tiennent la place de ceux des favoris du jour. Zamet (1649-114), financier italien, joua souvent un rôle fort peu honorable à la cour de France, où il était venu à la suite de Catherine de Médicis. L'abbé Ruccellai, gentilhomme florentin, introduit à la cour par Concini, prit part à toutes les intrigues de la régence de Marie de Médicis. Exilé de la cour, il mourut en 1627.- Concini, maréchal d'Ancre, avait été comblé d'honneurs, d'argent et de dignités. Sa fortune rapide, ses hauteurs, son esprit de domination lui firent un grand nombre d'ennemis. Louis XIII ayant donné à Vitry l'ordre de l'arrêter mort ou vif, il fut tué dans la cour du Louvre, le 24 avril 1617.

1

¶ Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi; c'est un homme universel, et il se donne pour tel; il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d'un grand d'une cour du Nord: il prend la parole et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent; il s'oriente dans cette région lointaine comme s'il en était originaire; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes; il récite des historiettes qui y sont arrivées; il les trouve plaisantes et il en rit le premier jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l'interrupteur : « Je n'avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d'original; je l'ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencée, lorsque l'un des conviés lui dit : « C'est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade 2. >>

Il y a un parti à prendre, dans les entretiens, entre une certaine paresse qu'on a de parler, ou quelquefois un esprit abstrait, qui, nous jetant loin du sujet de la conversation, nous fait faire ou de mauvaises demandes ou de sottes réponses; et une attention importune qu'on a au moindre mot qui échappe, pour le relever, badiner autour, y trouver un mystère que les autres n'y voient pas, y chercher de la finesse et de la subtilité, seulement pour avoir occasion d'y placer la sienne*.

TÊtre infatué de soi et s'être fortement persuadé qu'on a beaucoup d'esprit, est un accident qui n'arrive guère qu'à celui qui n'en a point ou qui en a peu : malheur, pour lors, à qui est exposé à l'entretien d'un tel personnage! combien

1. Réciter était synonyme de raconter.

2. Pareille mésaventure était, dit-on, arrivée à Robert de Chatillon, procureur au Chatelet. Montesquieu s'est souvenu de ce trait dans les Lettres persanes (lettre 72), et Delille l'a mis en vers dans son poëme de la Conversation. La Bruyère, de son côté, avait pu se rappeler le Grand Parleur de Théophraste en écrivant ce caractère et le précédent.

3. Voyez, p. 10, la note 2.

4. Sa finesse ou sa subtilité.

de jolies phrases lui faudra-t-il essuyer! combien de ces mots aventuriers qui paraissent subitement, durent un temps, et que bientôt on ne revoit plus ! S'il conte une nouvelle, c'est moins pour l'apprendre à ceux qui l'écoutent que pour avoir le mérite de la dire, et de la dire bien; elle devient un roman entre ses mains: il fait penser les gens à sa manière, leur met en la bouche ses petites façons de parler, et les fait toujours parler longtemps; il tombe ensuite en des parenthèses qui peuvent passer pour épisodes, mais qui font oublier le gros de l'histoire, et à lui qui vous parle, et à vous qui le supportez. Que serait-ce de vous et de lui, si quelqu'un ne survenait heureusement pour déranger le cercle et faire oublier la narration?

2

J'entends Théodecte de l'antichambre; il grossit sa voix à mesure qu'il s'approche. Le voilà entré : il rit, il crie, il éclate; on bouche ses oreilles, c'est un tonnerre. Il n'est pas moins redoutable par les choses qu'il dit que par le ton dont il parle. Il ne s'apaise et il ne revient de ce grand fracas que pour bredouiller des vanités et des sottises. Il a si peu d'égard au temps, aux personnes, aux bienséances, que chacun a son fait sans qu'il ait eu intention de le lui donner; il n'est pas encore assis qu'il a, à son insu, désobligé toute l'assemblée. A-t-on servi, il se met le premier à table, et dans la première place; les femmes sont à sa droite et à sa gauche. Il mange, il boit, il conte, il plaisante, il interrompt tout à la fois. Il n'a nul discernement des personnes, ni du maître, ni des conviés; il abuse de la folle déférence qu'on a pour lui. Est-ce lui, est-ce Eutidème qui donne le repas? Il rappelle a soi toute l'autorité de la table, et il y a un moindre inconvénient à la lui laisser entière qu'à la lui disputer. Le vin et les viandes n'ajoutent rien à son caractère. Si l'on joue, il gagne au jeu; il veut railler celui qui perd et il l'offense; les rieurs sont pour lui; il n'y a sorte de fatuités qu'on ne lui passe. Je cède enfin et je disparais, incapable de souffrir plus longtemps Théodecte et ceux qui le souffrent.

Troile est utile à ceux qui ont trop de bien; il leur

1. Mots aventuriers. L'expression semble appartenir à la Bruyère. SaintEvremond dit, en faisant également un adjectif d'aventurier: « Le maréchal de Gaston, si aventurier pour les partis et si brusque à les chercher. » 2. Des choses vaines.

« PreviousContinue »