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doute, dans la manière de s'embellir, dans le choix des ajustements et de la parure, suivre leur goût et leur caprice; mais si c'est aux hommes qu'elles désirent de plaire, si c'est pour eux qu'elles se fardent ou qu'elles s'enluminent, j'ai recueilli les voix, et je leur prononce 1, de la part de tous les hommes ou de la plus grande partie, que le blanc et le rouge les rend affreuses et dégoûtantes; que le rouge seul les vieillit et les déguise; qu'ils haïssent autant à les voir avec de la céruse sur le visage qu'avec de fausses dents en la bouche et des boules de cire dans les mâchoires; qu'ils protestent sérieusement contre tout l'artifice dont elles usent pour se rendre laides; et que, bien loin d'en repondre devant Dieu 3, il semble au contraire qu'il leur ait réservé ce dernier et infaillible moyen de guérir des femmes.

Si les femmes étaient telles naturellement qu'elles le deviennent par artifice, qu'elles perdissent en un moment toute la fraîcheur de leur teint, qu'elles eussent le visage aussi allumé et aussi plombé qu'elles se le font par le rouge et par la peinture dont elles se fardent, elles seraient inconsolables.

Une femme coquette ne se rend point sur la passion de plaire et sur l'opinion qu'elle a de sa beauté : elle regarde le temps et les années comme quelque chose seulement qui ride et qui enlaidit les autres femmes; elle oublie du moins que l'âge est écrit sur le visage. La même parure qui a autrefois embelli sa jeunesse défigure enfin sa personne, éclaire les défauts de sa vieillesse. La mignardise et l'affectation l'accompagnent dans la douleur et dans la fièvre: elle meurt parée et en rubans de couleur.

¶ Lise entend dire d'une autre coquette qu'elle se moque de se piquer de jeunesse, et de vouloir user d'ajustements qui ne conviennent plus à une femme de quarante ans. Lise les a accomplis, mais les années pour elle ont moins de aouze mois et ne la vieillissent point. Elle le croit ainsi, et, pendant qu'elle se regarde au miroir, qu'elle met du rouge sur son visage et qu'elle place des mouches, elle convient qu'il n'est pas permis à un certain âge de faire la jeune, et

1. Je leur annonce solennellement..

2. «Tel qui hait à se voir.... » dit de même Boileau. (Épître IX, vers 161.) 3. Bien loin qu'ils en doivent être responsables devant Dieu.

que Clarice, en effet, avec ses mouches et son rouge, est ridicule.

¶ Un beau visage est le plus beau de tous les spectacles; et l'harmonie la plus douce est le son de voix de celle que l'on aime.

L'agrément est arbitraire: la beauté est quelque chose de plus réel et de plus indépendant du goût et de l'opinion. L'on peut être touché de certaines beautés si parfaites et d'un mérite si éclatant, que l'on se borne à les voir et à leur parler.

Une belle femme qui a les qualités d'un honnête homme est ce qu'il y a au monde d'un commerce plus délicieux l'on trouve en elle tout le mérite des deux sexes.

Le caprice est, dans les femmes, tout proche de la beauté, pour être son contre-poison et afin qu'elle nuise moins aux hommes, qui n'en guériraient pas sans ce remède.

¶ Une femme faible est celle à qui l'on reproche une faute, qui se la reproche à elle-même, dont le cœur combat la raison, qui veut guérir, qui ne guérira point, ou bien tard.

Une femme inconstante est celle qui n'aime plus; une légère, celle qui déjà en aime un autre; une volage, celle qui ne sait si elle aime et ce qu'elle aime; une indifférente, celle qui n'aime rien.

la

La perfidie, si je l'ose dire, est un mensonge de toute personne c'est, dans une femme, l'art de placer un mot u une action qui donne le change, et quelquefois de mettre en œuvre des serments et des promesses qui ne lui coûtent pas plus à faire qu'à violer.

Une femme infidèle, si elle est connue pour telle de la personne intéressée, n'est qu'infidèle: s'il la croit fidèle, elle est perfide.

On tire ce bien de la perfidie des femmes, qu'elle guérit de la jalousie.

TA juger de cette femme par sa beauté, sa jeunesse, sa fierté et ses dédains, il n'y a personne qui doute que ce ne soit un héros qui doive un jour la charmer. Son choix est fait c'est un petit monstre, qui manque d'esprit.

Le rebut de la cour est reçu à la ville dans une

1. Le courtisan que tout le monde méprise à Versailles est reçu à Paris....

ruelle', où il défait le magistrat, même en cravate et en habit gris, ainsi que le bourgeois en baudrier, les écarte et devient maître de la place"; il est écouté, il est aimé : on ne tient guère plus d'un moment contre une écharpe d'or et une plume blanche, contre un homme qui parle au roi3 et voit les ministres. Il fait des jaloux et des jalouses; on l'admire, il fait envie : à quatre lieues de là, il fait pitié.

¶ Un homme de la ville est pour une femme de province ce qu'est pour une femme de ville un homme de la cour. TA un homme vain, indiscret, qui est grand parleur et mauvais plaisant, qui parle de soi avec confiance, et des autres avec mépris; impétueux, altier, entreprenant, sans mœurs ni probité, de nul jugement et d'une imagination très-libre, il ne lui manque plus, pour être adoré de bien des femmes, que de beaux traits et la taille belle.

La dévotion" vient à quelques-uns, et surtout aux femmes, comme une passion, ou comme le faible d'un certain âge, ou comme une mode qu'il faut suivre. Elles comptaient autrefois une semaine par les jours de jeu, de spectacle, de concert, de mascarade, ou d'un joli sermon: elles allaient le lundi perdre leur argent chez Ismène, le mardi leur temps chez Climène, et le mercredi leur réputation chez Célimène; elles savaient, dès la veille, toute la joie qu'elles devaient avoir le jour d'après et le lendemain; elles jouissaient tout à la fois du plaisir présent et de celui qui ne leur pouvait manquer; elles auraient souhaité de les pouvoir rassembler tous en un seul jour: c'était alors leur unique inquiétude et tout le sujet de leurs distractions; et si elles se trouvaient quelquefois à l'Opéra, elles y regrettaient la comédie. Autre temps, autres mœurs elles outrent l'austérité et la retraite; elles n'ou

1. La ruelle était la partie de la chambre où les femmes recevaient les visites

2. Il l'emporte sur le magistrat, lors même que le magistrat est habillé du costume élégant que lui interdisent les règlements, sur le bourgeois, lors même que le bourgeois porte l'épée.

3. « DORANTE. Vous êtes l'homme du monde que j'estime le plus, et je parlais encore de vous ce matin dans la chambre du roi. -M. JOURDAIN. Vous me faites beaucoup d'honneur, monsieur. Dans la chambre du roi!... Que faire? Voulez-vous que je refuse un homme de cette condition-là, qui a parlé de moi ce matin dans la chambre du roi? » (Molière, le Bourgeois gentilhomme, III, IV.)

4. C'est-à-dire à Versailles.

5. Fausse dévotion. (Note de la Bruyère.)

vrent plus les yeux qui leur sont donnés pour voir; elles ne mettent plus leurs sens à aucun usage; et, chose incroyable! elles parlent peu: elles pensent encore, et assez bien d'ellesmêmes, comme assez mal des autres. Il y a chez elles une émulation de vertu et de réforme qui tient quelque chose de la jalousie elles ne haïssent pas de primer dans ce nouveau genre de vie, comme elles faisaient dans celui qu'elles viennent de quitter par politique ou par dégoût. Elles se perdaient gaiement par la galanterie, par la bonne chère et par l'oisiveté; et elles se perdent tristement par la présomption et par l'envie.

¶ Quelques femmes ont voulu cacher leur conduite sous les dehors de la modestie; et tout ce que chacune a pu gagner par une continuelle affectation, et qui ne s'est jamais démentie, a été de faire dire de soi : « On l'aurait prise pour une vestale.

C'est, dans les femmes, une violente preuve d'une répu tation bien nette et bien établie, qu'elle ne soit pas même effleurée par la familiarité de quelques-unes qui ne leur ressemblent point; et qu'avec toute la pente qu'on a aux malignes explications, on ait recours à une tout autre raison de ce commerce qu'à celle de la convenance des mœurs'.

Un comique outre sur la scène ses personnages; un poëte charge ses descriptions; un peintre qui fait d'après nature force et exagère une passion, un contraste, des attitudes; et celui qui copie, s'il ne mesure au compas les grandeurs et les proportions, grossit ses figures, donne à toutes les pièces qui entrent dans l'ordonnance de son tableau plus de volume que n'en ont celles de l'original : de même la pruderie est une imitation de la sagesse.

Il y a une fausse modestie qui est vanité; une fausse gloire qui est légèreté; une fausse grandeur qui est petitesse; une fausse vertu qui est hypocrisie; une fausse sagesse qui est pruderie.

Une femme prude paye de maintien et de paroles; une femme sage paye de conduite. Celle-là suit son humeur et sa complexion, celle-ci sa raison et son cœur. L'une est sérieuse et austère; l'autre est, dans les diverses rencontres, précisément ce qu'il faut qu'elle soit. La première

1. La conformité des mœurs.

cache des faibles sous de plausibles dehors; la seconde couvre un riche fonds sous un air libre et naturel. La pruderie contraint l'esprit, ne cache ni l'âge ni la laideur; souvent elle les suppose; la sagesse, au contraire, pallie les défauts du corps, ennoblit l'esprit, ne rend la jeunesse que plus piquante et la beauté que plus périlleuse.

Pourquoi s'en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont pas savantes? Par quelles lois, par quels édits, par quels rescrits leur a-t-on défendu d'ouvrir les yeux et de lire, de retenir ce qu'elles ont lu et d'en rendre compte ou dans leur conversation, ou par leurs ouvrages? Ne se sont-elles pas au contraire établies elles-mêmes dans cet usage de ne rien savoir, ou par la faiblesse de leur complexion, ou par la paresse de leur esprit, ou par le soin de leur beauté, ou par une certaine légèreté qui les empêche de suivre une longue étude, ou par le talent et le génie qu'elles ont seulement pour les ouvrages de la main, ou par 'les distractions que donnent les détails d'un domestique ou par un éloignement naturel des choses pénibles et sérieuses, ou par une curiosité toute différente de celle qui contente l'esprit, ou par un tout autre goût que celui d'exercer leur mémoire? Mais, à quelque cause que les hommes puissent devoir cette ignorance des femmes, ils sont heureux que les femmes, qui les dominent d'ailleurs par tant d'endroits, aient sur eux cet avantage de moins*.

1. Des faiblesses, des défauts.

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2. Ce paragraphe est la réponse que la Bruyère adresse à Philaminte, s'écriant dans les Femmes savantes de Molière, III, II :

Car enfin je me sens un étrange dépit

Bu tort que l'on nous fait du côté de l'esprit ;

Et je veux nous venger, toutes tant que nous sommes,
De cette indigne classe où nous rangent les hommes,
De borner nos talents à des futilités,

Et nous fermer la porte aux sublimes clartés.

3. Les détails de l'intérieur d'un ménage. La Bruyère emploie souvent cette expression.

4. L'auteur termine par une épigramme. Mais c'est dans ce qui précède et dans ce qui suit qu'il faut chercher le fond de sa pensée. La Bruyère évidemment ne partage pas tous les sentiments du Chrysale des Femmes savantes sur l'éducation des femmes. Il les veut à la fois sages et savantes, et il regrette qu'elles soient divisées en deux classes: les femmes futiles et les femmes de ménage d'un côté, les femmes savantes de l'autre. Certains de leurs défauts, dit-il, s'opposent à ce que les femmes soient en général aussi instruites que les hommes: il souhaite qu'elles s'en corrigent. L'alinéa très-laborieux qui termine et résume la dissertation de l'auteur trahit l'effort et l'embarras de la pensée. La Bruyère tenait en grande estime Mme Dacier, la femme la plus savante de son temps.

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