Page images
PDF
EPUB

familles; il entre dans de plus hauts mystères; il vous dit pourquoi celui-ci est exilé, et pourquoi on rappelle cet autre; il connaît le fond et les causes de la brouillerie des deux frères et de la rupture des deux ministres 2. N'a-t-il pas prédit aux premiers les tristes suites de leur mésintelligence? N'a-t-il pas dit de ceux-ci que leur union ne serait pas longue? N'était-il pas présent à de certaines paroles qui furent dites? N'entra-t-il pas dans une espèce de négociation? Le voulut-on croire? fut-il écouté? A qui parlez-vous de ces choses? Qui a eu plus de part que Celse à toutes ces intrigues de cour? Et si cela n'était ainsi, s'il ne l'avait du moins ou rêvé ou imaginé, songerait-il à vous le faire croire? aurait-il l'air important et mystérieux d'un homme revenu d'une ambassade?

Menippe est l'oiseau paré de divers plumages qui ne sont pas à lui. Il ne parle pas, il ne sent pas ; il répète des sentiments et des discours, se sert même si naturellement de l'esprit des autres qu'il y est le premier trompé, et qu'il croit souvent dire son goût ou expliquer sa pensée, lorsqu'il n'est que l'écho de quelqu'un qu'il vient de quitter. C'est un homme qui est de mise un quart d'heure de suite, qui le moment d'après baisse, dégénère, perd le peu de lustre qu'un peu de mémoire lui donnait, et montre la corde. Lui seul ignore combien il est au-dessous du sublime et de l'héroïque, et, incapable de savoir jusqu'où l'on peut avoir de l'esprit, il croit naïvement que ce qu'il en a est tout ce que les hommes en sauraient avoir: aussi a-t-il l'air et le maintien de celui qui n'a rien à désirer sur ce chapitre, et

1. Allusion à une brouillerie qui survint entre Claude le Pelletier, contrôleur général des finances de 1683 à 1689, et l'un de ses frères.

2. La France devait-elle favoriser les tentatives du roi Jacques II, et l'aider à remonter sur le trône d'Angleterre? Louvois et Seignelay ne s'entendaient pas sur ce point. Le second voulait que Louis XIV fit partir des troupes pour l'Irlande, et le premier conseillait de ne point faire la guerre. Seignelay l'emporta, mais Louvois n'envoya qu'un petit corps d'armée, et les jacobites furent battus sur les bords de la Boyne, le 10 juillet 1690. C'est, dit-on, à cette querelle des deux ministres qu'il est fait allusion.

3. Le maréchal de Villeroi, « glorieux à l'excès par nature, dit Saint-Simon, bas aussi à l'excès pour peu qu'il en eût besoin. Il avait cet esprit de cour et du monde que le grand usage donne, avec ce jargon qu'on y apprend, qui n'a que le tuf, mais qui éblouit les sots. C'était un homme fait exprès pour présider à un bal, pour être le juge d'un carrousel, et, s'il avait eu de la voix, pour chanter à l'Opéra les rôles de rois et de héros; fort propre encore à donner les modes et à rien du tout au delà. Il ne se connaissait ni en gens ni en choses, et parlait et agissait sur parole.

נג

1

qui ne porte envie à personne. Il se parle souvent à soimême, et il ne s'en cache pas, ceux qui passent le voient, et qu'il semble toujours prendre un parti ou décider qu'une telle chose est sans réplique. Si vous le saluez quelquefois, c'est le jeter dans l'embarras de savoir s'il doit rendre le salut, ou non; et, pendant qu'il délibère, vous êtes déjà hors de portée. Sa vanité l'a fait honnête homme, l'a mis au-dessus de lui-même, l'a fait devenir ce qu'il n'était pas. L'on juge, en le voyant, qu'il n'est occupé que de sa personne, qu'il sait que tout lui sied bien, et que sa parure est assortie, qu'il croit que tous les yeux sont ouverts sur lui, et que les hommes se relayent pour le contempler.

Celui qui, logé chez soi dans un palais, avec deux appartements pour les deux saisons, vient coucher au Louvre dans un entre-sol, n'en use pas ainsi par modestie2. Cet autre qui, pour conserver une taille fine, s'abstient du vin et ne fait qu'un seul repas, n'est ni sobre ni tempérant; et d'un troisième qui, importuné d'un ami pauvre, lui donne enfin quelque secours, l'on dit qu'il achète son repos, et nullement qu'il est libéral. Le motif seul fait le mérite des actions des hommes, et le désintéressement y met la perfection.

La fausse grandeur est farouche et inaccessible: comme elle sent son faible, elle se cache, ou du moins ne se montre pas de front, et ne se fait voir qu'autant qu'il faut pour imposer et ne paraître point ce qu'elle est, je veux dire une vraie petitesse. La véritable grandeur est libre, douce, familière, populaire; elle se laisse toucher et manier, elle ne perd rien à être vue de près; plus on la connaît, plus on l'admire; elle se courbe par bonté vers ses inférieurs, et re

1. Voient qu'il se parle à lui-même et qu'il semble.... Il n'y a point la de faute d'impression, quoi qu'en aient pensé quelques éditeurs. Pellisson a dit d'une manière analogue, dans son Histoire de Louis XIV: « Considérant toutefois l'état des choses, et qu'il serait peut-être difficile au roi de conserver. » Voyez encore Molière dans les Femmes savantes, IV, VI :

J'en suis persuadé

Et que de votre appui je serai secondé.

Et Racine, dans Iphigénie, I, II :

Voudrait-il insulter à la crainte publique,

Et que le chef des Grecs, irritant les Destins.

2. C'était une faveur inestimable que d'avoir un appartement au Louvre et surtout au palais de Versailles, fût-ce à l'entre-sol comme Saint-Simon, fût-ce sous les combles comme l'archevêque de Paris.

vient sans effort dans son naturel1; elle s'abandonne quelquefois, se néglige, se relâche de ses avantages, toujours en pouvoir de les reprendre et de les faire valoir; elle rit, joue et badine, mais avec dignité; on l'approche tout ensemble avec liberté et avec retenue. Son caractère est noble et facile, inspire le respect et la confiance, et fait que les princes nous paraissent grands et très-grands, sans nous faire sentir que nous sommes petits2.

Le sage guérit de l'ambition par l'ambition même; il tend à de si grandes choses qu'il ne peut se borner à ce qu'on appelle des trésors, des postes, la fortune et la faveur : il ne voit rien dans de si faibles avantages qui soit assez bon et assez solide pour remplir son cœur et pour mériter ses soins et ses désirs; il a même besoin d'efforts pour ne les pas trop dédaigner. Le seul bien capable de le tenter est cette sorte de gloire qui devrait naître de la vertu toute pure et toute simple; mais les hommes ne l'accordent guère, et il s'en passe.

Celui-là est bon qui fait du bien aux autres; s'il souffre pour le bien qu'il fait, il est très-bon; s'il souffre de ceux à qui il a fait ce bien, il a une si grande bonté qu'elle ne peut être augmentée que dans le cas où ses souffrances viendraient à croître; et, s'il en meurt, sa vertu ne saurait aller plus loin; elle est héroïque, elle est parfaite.

1.« La véritable grandeur se laisse toucher et manier.... ellese courbe, etc. Tout excellent écrivain est excellent peintre, dit la Bruyère lui-même, et il le prouve dans tout le cours de son livre. Tout vit et s'anime sous son pinceau, tout y parle à l'imagination. » (Suard, Notice sur la Bruyère.)

2. « Est-ce là celui qui forçait les villes et qui gagnait des batailles? s'écrie Bossuet dans l'Oraison funèbre du prince de Condé. Quoi! il semble oublier le haut rang qu'on lui a vu si bien défendre! Reconnaissez le héros qui, toujours égal à lui-même, sans se hausser pour paraître grand, sans s'abaisser pour être civil et obligeant, se trouve naturellement tout ce qu'il doit être envers tous les hommes. >>

дов

CHAPITRE III.

DES FEMMES.

Les hommes et les femmes conviennent rarement sur le mérite d'une femme; leurs intérêts sont trop différents. Les femmes ne se plaisent point les unes aux autres par les mêmes agréments qu'elles plaisent aux hommes 2; mille manières, qui allument dans ceux-ci les grandes passions, forment entre elles l'aversion et l'antipathie.

3

Il y a dans quelques femmes une grandeur artificielle attachée au mouvement des yeux, à un air de tête, aux façons de marcher, et qui ne va pas plus loin; un esprit éblouissant qui impose, et que l'on n'estime que parce qu'il n'est pas approfondi. Il y a dans quelques autres une grandeur simple, naturelle, indépendante du geste et de la démarche, qui a sa source dans le cœur, et qui est comme une suite de leur haute naissance; un mérite paisible, mais solide, accompagné de mille vertus qu'elles ne peuvent couvrir de toute leur modestie, qui échappent, et qui se montrent à ceux qui ont des yeux.

J'ai vu souhaiter d'être fille, et une belle fille, depuis treize ans jusques à vingt-deux, et, après cet âge, de devenir un homme.

¶ Quelques jeunes personnes ne connaissent point assez les avantages d'une heureuse nature, et combien il leur serait utile de s'y abandonner; elles affaiblissent ces dons du ciel, si rares et si fragiles, par des manières affectées et

1. S'accordent. « On ne convient pas de l'année où il vint au monde,» dit de même Bossuet dans son Histoire universelle, I, 10.

2. Cette tournure était irréprochable au dix-septième siècle. Que répondait à l'ablatif quo, quibus. Molière a dit : « de l'air qu'on s'y prend.... de la manière qu'il faut vivre.... Je regarde les choses du côté qu'on me les montre.... Et l'on a pu vous prendre par l'endroit seul que vous êtes prenable..., etc. >>

3. Font naître, engendrent, sens du mot latin formare. Le sort, a dit Corneille (Horace, III, II):

....Epuise sa force à former un malheur.

Racine (Andromaque, V, v):

Ta haine a pris plaisir à former ma misère.

par une mauvaise imitation; leur son de voix et leur démarche sont empruntés; elles se composent, elles se recherchent', regardent dans un miroir si elles s'éloignent assez de leur naturel. Ce n'est pas sans peine qu'elles plaisent moins.

Chez les femmes, se parer et se farder n'est pas, je l'avoue, parler contre sa pensée; c'est plus aussi que le travestissement et la mascarade, où l'on ne se donne point pour ce que l'on paraît être, mais où l'on pense seulement à se cacher et à se faire ignorer: c'est chercher à imposer aux yeux, et vouloir paraître selon l'extérieur contre la vérité; c'est une espèce de menterie 2.

Il faut juger des femmes depuis la chaussure jusqu'à la coiffure exclusivement, à peu près comme on mesure le poisson, entre queue et tête 3.

Si les femmes veulent seulement être belles à leurs propres yeux et se plaire à elles-mêmes, elles peuvent sans

1. Se rechercher : nous ne disons plus qu'être recherché. C'est là une Duance perdue.

2. Cette pensée, qui parut pour la première fois dans la 7e édition, est obscure. L'auteur l'a senti; aussi a-t-il écrit cette variante: « Se mettre du rouge ou se farder est, je l'avoue, un moindre crime que de parler contre sa pensée; c'est quelque chose aussi de moins innocent que le travestissement et la mascarade, etc. » Le début devenait plus clair, et par suite la pensée entière. La correction faite, la Bruyère l'a envoyée à l'imprimerie, car un certain nombre d'exemplaires de la 8e édition, que M. Destailleur a le premier signalés à l'attention des bibliophiles, contient cette seconde rédaction. Comment expliquer qu'en même temps il se trouve d'autres exemplaires de la même se édition qui donnent la rédaction primitive, et que ce soit cette rédaction primitive que reproduise la ge édition tout entière? Est-ce à dire que la Bruyère soit revenu sur sa correction? qu'il ait interrompu le tirage de la 8 édition et qu'il ait, pour la fin du tirage et pour les éditions suivantes, à tout jamais effacé la variante? Nous croirons plus volontiers que, lorsqu'il refit sa phrase, un certain nombre de feuilles de la se édition étaient déjà tirées, et qu'il était trop tard pour que la variante fût introduite dans tous les exemplaires de cette édition. Cette hypothèse acceptée, l'on comprendrait facilement que le libraire, sinon l'auteur, ait pu faire imprimer par mégarde la 9e édition d'après l'un des exemplaires de l'édition précédente qui n'avaient point reçu la variante. Cette variante n'aurait alors disparu du texte qu'à la suite d'une méprise, et il y aurait lieu de l'y rétablir. La rédaction nouvelle toutefois laissait subsister quelque obscurité, et de plus elle restreignait singulièrement la portée de la remarque: il n'y était plus question des artifices de la parure en général, mais simplement du rouge et du fard, c'est-à-dire du rouge et du blanc dans la langue de cette époque. Sur cette expression: imposer aux yeux, avec le sens de mentir aux yeux, voyez page 56, la note 2.

3. La comparaison, dit Suard, ne paraît pas d'un goût bien délicat.» Tous les lecteurs seront de cet avis. Les femmes se grandissaient par de hauts talons et par des coiffures élevées. De là ce trivial rapprochement. Au chapitre de la Mode, la Bruyère reviendra sur « la mode qui fait de la tête des femmes la base d'un édifice à plusieurs étages. »

« PreviousContinue »