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Les extrémités sont vicieuses, et partent de l'homme; toute compensation est juste, et vient de Dieu.

T

Si on ne goûte point ces Caractères, je m'en étonne; et si on les goûte, je m'en étonne de même.

FIN DES CARACTÈRES.

DISCOURS

PRONONCÉ DANS

L'ACADÉMIE FRANÇAISE

LE LUNDI QUINZIÈME JUIN 1693.

PRÉFACE.

Ceux qui, interrogés sur le discours que je fis à l'Académie française le jour que j'eus l'honneur d'y être reçu, ont dit sèchement que j'avais fait des caractères, croyant le blâmer, en ont donné l'idée la plus avantageuse que je pouvais moi-même désirer: car, le public ayant approuvé ce genre d'écrire où je me suis appliqué depuis quelques années, c'était le prévenir en ma faveur que de faire une telle réponse. Il ne restait plus que de savoir si je n'aurais pas dû renoncer aux caractères dans le discours dont il s'agissait; et cette question s'évanouit dès qu'on sait que l'usage a prévalu qu'un nouvel académicien compose celui qu'il doit prononcer le jour de sa réception de l'éloge du roi, de ceux du cardinal de Richelieu, du chancelier Séguier, de la personne à qui il succède et de l'Académie française. De ces cinq éloges, il y en a quatre de personnels; or, je demande à mes censeurs qu'ils me posent si bien la différence qu'il y a des éloges personnels aux caractères qui louent, que je la puisse sentir et avouer ma faute. Si, chargé de faire quelque autre harangue, je retombe encore dans des peintures, c'est alors qu'on pourra écouter leur critique et peut-être me condam ner; je dis peut-être, puisque les caractères, ou du moins

les images des choses et des personnes, sont inévitables dans l'oraison, que tout écrivain est peintre, et tout excellent écrivain excellent peintre.

J'avoue que j'ai ajouté à ces tableaux, qui étaient de commande, les louanges de chacun des hommes illustres qui composent l'Académie française, et ils ont dû me le pardonner, s'ils ont fait attention qu'autant pour ménager leur pudeur que pour éviter les caractères, je me suis abstenu de toucher à leurs personnes, pour ne parler que de leurs ouvrages, dont j'ai fait des éloges publics plus ou moins étendus, selon que les sujets qu'ils y ont traités pouvaient l'exiger. J'ai loué des académiciens encore vivants, disent quelques-uns. Il est vrai; mais je les ai loués tous: qui d'entre eux aurait une raison de se plaindre ? C'est une coutume toute nouvelle, ajoutent-ils, et qui n'avait point encore eu d'exemple. Je veux en convenir, et que j'ai pris soin de m'écarter des lieux communs et des phrases proverbiales usées depuis si longtemps pour avoir servi à un nombre infini de pareils discours depuis la naissance de l'Académie française. M'était-il donc si difficile de faire entrer Rome et Athènes, le Lycée et le Portique dans l'éloge de cette savante compagnie? Être au comble de ses vœux de se voir académicien ; protester que ce jour où l'on jouit pour la première fois d'un si rare bonheur est le jour le plus beau de sa vie; douter si cet honneur qu'on vient de recevoir est une chose vraie ou qu'on ait songée; espérer de puiser désormais à la source les plus pures eaux de l'éloquence française; n'avoir accepté, n'avoir désiré une telle place que pour profiter des lumières de tant de personnes si éclairées; promettre que, tout indigne de leur choix qu'on se reconnaît, on s'efforcera de s'en rendre digne : cent autres formules de pareils compliments sont-elles si rares et si peu connues que je n'eusse pu les trouver, les placer, et en mériter des applaudissements?

Parce donc que j'ai cru que, quoi que l'envie et l'injustice publient de l'Académie française, quoi qu'elles veuillent dire de son âge d'or et de sa décadence, elle n'a jamais' depuis son établissement, rassemblé un si grand nombre de personnages illustres par toutes sortes de talents et en tout genre d'érudition qu'il est facile aujourd'hui d'y en remarquer; et que, dans cette prévention où je suis, je n'ai pas espéré que cette compagnie pût être une autre fois plus belle à

peindre, ni prise dans un jour plus favorable, et que je me suis servi de l'occasion, ai-je rien fait qui doive m'attirer les moindres reproches? Cicéron a pu louer impunément Brutus, César, Pompée, Marcellus, qui étaient vivants, qui 1étaient présents; il les a loués plusieurs fois; il les a loués seuls, dans le sénat, souvent en présence de leurs ennemis, toujours devant une compagnie jalouse de leur mérite, et qui avait bien d'autres délicatesses de politique sur la vertu des grands hommes que n'en saurait avoir l'Académie française. J'ai loué les académiciens, je les ai loués tous, et ce n'a pas été impunément que me serait-il arrivé si je les avais blâmés tous?

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Je viens d'entendre, a dit Théobalde 1, une grande vilaine harangue qui m'a fait bâiller vingt fois, et qui m'a ennuyé à la mort. Voilà ce qu'il a dit, et voilà ensuite ce qu'il a fait, lui et peu d'autres qui ont cru devoir entrer dans les mêmes intérêts. Ils partirent pour la cour le lendemain de la prononciation de ma harangue; ils allèrent de maisons en maisons; ils dirent aux personnes auprès de qui ils ont accès que je leur avais balbutié la veille un discours où il n'y avait ni style ni sens commun, qui était rempli d'extravagances, et une vraie satire. Revenus à Paris, ils se cantonnèrent dans divers quartiers, où ils répandirent tant de venin contre moi, s'acharnèrent si fort à diffamer cette harangue, soit dans leurs conversations, soit dans les lettres qu'ils écrivirent à leurs amis dans les provinces, en dirent tant de mal, et le persuadèrent si fortement à qui ne l'avait pas entendue, qu'ils crurent pouvoir insinuer au public, ou que les caractères faits de la même main étaient mauvais, ou que s'ils étaient bons, je n'en étais pas l'auteur, mais qu'une femme de mes amies m'avait fourni ce qu'il y avait de plus supportable. Ils prononcèrent aussi que je n'étais pas capable de faire rien de suivi, pas même la moindre préface; tant ils estimaient impraticable à un homme même qui est dans l'habitude de penser, et d'écrire ce qu'il pense, l'art de lier ses pensées et de faire des transitions.

Ils firent plus: violant les lois de l'Académie française, qui défend aux académiciens d'écrire ou de faire écrire con

1. Theobalde est, sans aucun doute, Fontenelle, qui faisait partie de l'Academie depuis deux ans.

2. Et quelques autres.

tre leurs confrères, ils lâchèrent sur moi deux auteurs associés à une même gazette ; ils les animèrent, non pas à publier contre moi une satire fine et ingénieuse, ouvrage trop au-dessous des uns et des autres, facile à manier, et dont les moindres esprits se trouvent capables 2, mais à me dire de ces injures grossières et personnelles, si difficiles à rencontrer, si pénibles à prononcer ou à écrire, surtout à des gens à qui je veux croire qu'il reste encore quelque pudeur et quelque soin de leur réputation".

Et en vérité je ne doute point que le public ne soit enfin étourdi et fatigué d'entendre, depuis quelques années, de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui, d'un vol libre et d'une plume légère, se sont élevés à quelque gloire par leurs écrits. Ces oiseaux lugubres semblent, par leurs cris continuels, leur vouloir imputer le décri universel où tombe nécessairement tout ce qu'ils exposent au grand jour de l'impression; comme si on était cause qu'ils manquent de force et d'haleine, ou qu'on dùt être responsable de cette médiocrité repandue sur leurs ouvrages. S'il s'imprime un livre de mœurs assez mal digéré pour tomber de soi-même et ne pas exciter leur jalousie, ils le louent volontiers, et plus volontiers encore ils n'en parlent point; mais s'il est

1. Le Mercure galant, comme la Bruyère prend soin de le dire dans une note. Les deux associés sont de Visé et Thomas Corneille. Dans le récit qu'il avait fait de la séance de réception de la Bruyère, de Visé avait servi ses propres rancunes tout en servant celles de Fontenelle et de Thomas Corneille. Il n'avait pu, pour son compte, oublier le mépris avec lequel l'auteur des Caractères s'était exprimé sur le Mercure (voyez le chap. des Ouvrages de l'Esprit, p. 19); et de leur côté, le neveu et le frère du grand Corneille avaient été profondement blessés des termes dans lesquels il avait loué Racine en entrant à l'Académie.

2. La Bruyère revient à plusieurs reprises dans cette préface sur les attaques que le Mercure galant avait dirigées contre lui et contre son livre. Voici à quel passage il fait allusion dans cette phrase: «Rien n'est plus aisé, disait le Mercure, que de faire trois ou quatre pages d'un portrait qui ne demande point d'ordre, et il n'y a point de génie si borné qui ne soit capable de coudre ensemble quelques médisances de son prochain et d'y ajouter ce qui lui paraît capable de faire rire. » En essayant à son tour de faire le caractère de la Bruyère, de Visé a suffisamment montré, par son propre exemple, que la satire n'est point aussi facile à manier qu'il veut bien le dire.

3. De Visé l'avait accusé d'avoir « voulu faire réussir son livre à force de dire du mal de son prochain, » d'avoir mis à profit « le désir empressé qu'on a de voir le mal que l'on dit d'une infinité de personnes distinguées,» d'avoir «calomnié toute la terre, » d'avoir obtenu son admission à l'Académie par les plus fortes intrigues qui aient jamais été faites, » etc. De telles accusations expliquent et excusent la vivacité avec laquelle la Bruyère répondit à la diatribe du Mercure.

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