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CHAPITRE XV.

DE LA CHAIRE.

Le discours chrétien est devenu un spectacle. Cette tristesse évangélique' qui en est l'âme ne s'y remarque plus : elle est suppléée par les avantages de la mine, par les inflexions de la voix, par la régularité du geste, par le choix des mots, et par les longues énumérations. On n'écoute plus sérieusement la parole sainte : c'est une sorte d'amusement entre mille autres; c'est un jeu où il y a de l'émulation et des parieurs.

L'éloquence profane est transposée, pour ainsi dire, du barreau, où LE MAITRE, PUCELLE et FOURCROY" l'ont fait régner, et où elle n'est plus d'usage, à la chaire, où elle ne doit pas être.

L'on fait assaut d'éloquence jusqu'au pied de l'autel et en la présence des mystères. Celui qui écoute s'établit juge de celui qui prêche, pour condamner ou pour applaudir, et n'est pas plus converti par le discours qu'il favorise que par celui auquel il est contraire. L'orateur plaît aux uns, déplaît aux autres, et convient avec tous en une chose, que, comme il ne cherche point à les rendre mei) leurs, ils ne pensent pas aussi à le devenir.

Un apprentif est docile, il écoute son maître, il profite de

1. Tristesse évangélique: expression souvent citée. « Il faut que dans la tragédie tout se ressente de cette majestueuse tristesse qui en fait le plaisir,» avait déjà dit Corneille; mais l'emploi que la Bruyère a fait du mot tristesse est plus remarquable.

2. Antoine Lemaistre, célèbre avocat au Parlement, mort en 1658 à PortRoyal, où il vivait dans la retraite depuis une vingtaine d'années. Il était le frère de Lemaistre de Saci, traducteur de l'Ancien Testament. Bonaventure Fourcroy, poëte et jurisconsulte, mort en 1691. Il était l'ami de Molière et de Boileau. L'avocat Pucelle est aujourd'hui moins connu que son fils, Réné Pucelle, conseiller-clerc au Parlement, auquel ses discours et son zèlé contre la bulle Unigenitus ont valu quelque célébrité.

3. Massillon fera plus tard les mêmes réflexions dans son sermon du premier dimanche du carême, 2e partie.

4. S'accorde.

5. Telle était jadis l'orthographe du mot apprenti. Boileau a dit au féminin (satire X):

Vais-je épouser ici quelque apprentive auteur?

ses leçons, et il devient maître. L'homme indocile critique le discours du prédicateur, comme le livre du philosophe; et il ne devient ni chrétien ni raisonnable.

¶ Jusqu'à ce qu'il revienne un homme1 qui, avec un style nourri des saintes Écritures, explique au peuple la parole divine uniment et familièrement, les orateurs et les déclamateurs seront suivis.

Les citations profanes, les froides allusions, le mauvais pathétique, les antithèses, les figures outrées, ont fini : les portraits finiront, et feront place à une simple explication de l'Evangile, jointe aux mouvements qui inspirent la con

version.

¶ Cet homme que je souhaitais impatiemment, et que je ne daignais pas espérer de notre siècle, est enfin venu. Les courtisans, à force de goût et de connaître les bienséances, lui ont applaudi; ils ont, chose incroyable! abandonné la chapelle du roi, pour venir entendre avec le peuple la parole de Dieu annoncée par cet homme apostolique1. La ville n'a pas été de l'avis de la cour où il a prêché, les paroissiens ont déserté; jusqu'aux marguilliers ont disparu : les pasteurs ont tenu ferme; mais les ouailles se sont dispersées, et les orateurs voisins en ont grossi leur auditoire. Je devais le prévoir, et ne pas dire qu'un tel homme n'avait qu'à se montrer pour être suivi, et qu'à parler pour être écouté ne savais-je pas quelle est dans les hommes, et en toutes choses, la force indomptable de l'habitude? Depuis trente années on prête l'oreille aux rhéteurs, aux déclamateurs, aux énumérateurs; on court ceux qui peignent en grand ou en miniature. Il n'y a pas longtemps qu'ils avaient des chutes ou des transitions ingénieuses, quelquefois même si vives et si aiguës qu'elles pouvaient passer pour épigram

1. Le prédicateur dont la Bruyère proposait ainsi l'exemple était, disent les commentateurs, l'abbé le Tourneux, qui était mort en 1686. « Quel est, demandait un jour Louis XIV à Boileau, un prédicateur qu'on nomme le Tourneux? On dit que tout le monde y court. Est-il donc si habile ? répondit Boileau, Votre Majesté sait qu'on court toujours à la nouveauté : c'est un prédicateur qui prêche l'Evangile. »

Sire,

2. Bourdaloue avait inséré dans ses sermons des portraits que chacun avait reconnus. Voyez page 9, note 2. Presque tous les prédicateurs l'avaient imité.

3. Voyez l'avant-dernière réflexion.

4. Le P. Séraphin, capucin. (Note de la Bruyère.) - L'éloge que fait la Bruyère du P. Seraphin avait déjà paru lorsqu'il vint prêcher à la cour. Il y obtint un grand succès.

mes ils les ont adoucies, je l'avoue, et ce ne sont plus que des madrigaux. Ils ont toujours, d'une nécessité indispensable et géométrique, trois sujets admirables de vos attentions: ils prouveront une telle chose dans la première partie de leur discours, cette autre dans la seconde partie, et cette autre encore dans la troisième. Ainsi, vous serez convaincu d'abord d'une certaine vérité, et c'est leur premier point; d'une autre vérité, et c'est leur second point; et puis d'une troisième vérité, et c'est leur troisième point : de sorte que la première réflexion vous instruira d'un principe des plus fondamentaux de votre religion; la seconde, d'un autre principe qui ne l'est pas moins; et la dernière réflexion, d'un troisième et dernier principe, le plus important de tous, qui est remis pourtant, faute de loisir, à une autre fois. Enfin, pour reprendre et abréger cette division et former un plan.... - Encore! dites-vous, et quelles préparations pour un discours de trois quarts d'heure qui leur reste à faire! Plus ils cherchent à le digérer et à l'éclaircir, plus ils m'embrouillent. Je vous crois sans peine, et c'est l'effet le plus naturel de tout cet amas d'idées qui reviennent à la même, dont ils chargent sans pitié la mémoire de leurs auditeurs. Il semble, à les voir s'opiniâtrer à cet usage, que la grâce de la conversion soit attachée à ces énormes partitions'. Comment néanmoins serait-on converti par de tels apôtres, si l'on ne peut qu'à peine les entendre articuler, les suivre et ne les pas perdre de vue? Je leur demanderais volontiers qu'au milieu de leur course impétueuse, ils voulussent plusieurs fois reprendre haleine, souffler un peu, et laisser souffler leurs auditeurs. Vains discours, paroles perdues! Le temps des homélies n'est plus; les Basile, les Chrysostome, ne le ramèneraient pas; on passerait en d'autres diocèses pour être hors de la portée de leur voix et de leurs familières instructions. Le commun des hommes aime les phrases et les périodes, admire ce qu'il n'entend pas, se suppose instruit, content de déci

1. Divisions. Voyez sur l'abus des divisions le Deuxième dialogue sur l'éloquence de Fénelon.

2. Saint Basile (329-379), évêque de Césarée, et saint Jean Chrysostome (344-407), évêque de Constantinople, furent les plus éloquents des pères de l'Eglise grecque. Ainsi que la définit la Bruyère, l'homélie était une instruction familière.

der entre un premier et un second point, ou entre le dernier sermon et le pénultième.

:

¶ Il y a moins d'un siècle qu'un livre français était un certain nombre de pages latines, où l'on découvrait quelques lignes ou quelques mots en notre langue. Les passages, les traits et les citations n'en étaient pas demeurés là : Ovide et Catulle achevaient de décider des mariages et des testaments, et venaient avec les Pandectes au secours de la veuve et des pupilles. Le sacré et le profane ne se quittaient point; ils s'étaient glissés ensemble jusque dans la chaire saint Cyrille, Horace, saint Cyprien, Lucrèce, parlaient alternativement: les poëtes étaient de l'avis de saint Augustin et de tous les Pères; on parlait latin, et longtemps, devant des femmes et des marguilliers; on a parlé grec : il fallait savoir prodigieusement pour prêcher si mal. Autre temps, autre usage: le texte est encore latin, tout le discours est français, et d'un beau français; l'Évangile même n'est pas cité il faut savoir aujourd'hui très-peu de chose pour bien prêcher.

¶ L'on a enfin banni la scolastique de toutes les chaires des grandes villes, et on l'a reléguée dans les bourgs et dans les villages pour l'instruction et pour le salut du laboureur ou du vigneron.

¶ C'est avoir de l'esprit que de plaire au peuple dans un sermon par un style fleuri, une morale enjouée, des figures réitérées, des traits brillants et de vives descriptions; mais

1. On nomme Pandectes ou Digeste le recueil des décisions de jurisconsultes qu'a fait composer l'empereur Justinien, et auquel il a donné force de loi.Les citations avaient été longtemps à la mode au barreau: voyez le plaisant discours de l'Intimé dans les Plaideurs, et la note que lui a consacrée Louis Racine, fils du grand Racine. « Bellièvre, dit-il, demandant à la reine Élisabeth la grâce de Marie Stuart dans un long discours que rapporte M. de Thou, non content de raconter plusieurs traits de l'histoire ancienne, cite des passages d'Homère, de Platon et de Callimaque. Du temps de notre poëte, nos avocats avaient encore coutume de remplir leurs discours de longs passages des anciens, et, pour faire voir leur érudition, de rapporter beaucoup de citations; c'est pour cela qu'on voit ici des passages d'Ovide et de Lucain, et qu'on entend citer non-seulement le Digeste, mais Aristote, Pausanias, etc. Ce qu'il y a de singulier, c'est que personne ne vit le ridicule de cette manière de plaider. La finesse des plaisanteries de Racine ne fut pas sentie. Le parterre ne rit point de ce qu'il appelait des termes de chicane, et la pièce tomba aux premières représentations. »

2. « La scolastique est, selon la définition du Dictionnaire de Trévoux, la partie de la théologie qui discute les questions de théologie par le secours de la raison et des arguments, suivant la méthode ordinaire des écoles. » La Bruyère veut parler des subtilités d'argumentation auxquelles en était arrivée la scolastique.

ce n'est point en avoir assez. Un meilleur esprit néglige ces ornements étrangers, indignes de servir à l'Évangile; il prêche simplement, fortement, chrétiennement1.

¶ L'orateur fait de si belles images de certains désordres, y fait entrer des circonstances si délicates, met tant d'esprit, de tour et de raffinement dans celui qui pèche, que, si je n'ai pas de pente à vouloir ressembler à ses portraits, j'ai besoin du moins que quelque apôtre, avec un style plus chrétien, me dégoûte des vices dont l'on m'avait fait une peinture si agréable.

¶ Un beau sermon est un discours oratoire qui est dans toutes ses règles, purgé de tous ses défauts, conforme aux préceptes de l'éloquence humaine, et paré de tous les ornements de la rhétorique. Ceux qui entendent finement n'en perdent pas le moindre trait ni une seule pensée; ils suivent sans peine l'orateur dans toutes les énumérations où il se promène, comme dans toutes les élévations où il se jette: ce n'est une énigme que pour le peuple.

¶ Le solide et l'admirable discours que celui qu'on vient d'entendre! Les points de religion les plus essentiels comme les plus pressants motifs de conversion, y ont été traités : quel grand effet n'a-t-il pas dû faire sur l'esprit et dans l'âme de tous les auditeurs! Les voilà rendus; ils en sont émus et touchés au point de résoudre dans leur cœur, sur ce sermon de Théodore, qu'il est encore plus beau que le dernier qu'il a prêché.

La morale douce et relâchée tombe avec celui qui la prêche; elle n'a rien qui réveille et qui pique la curiosité d'un homme du monde, qui craint moins qu'on ne pense une doctrine sévère, et qui l'aime même dans celui qui fait son devoir en l'annonçant2. Il semble donc qu'il y ait dans l'Église comme deux états qui doivent la partager: celui de dire la vérité dans toute son étendue, sans égards, sans

1. « J'avoue que le genre fleuri a ses grâces; mais elles sont déplacées dans les discours où il ne s'agit point d'un jeu d'esprit plein de délicatesse, et où les grandes passions doivent parler. Le genre fleuri n'atteint jamais au sublime. Qu'est-ce que les anciens auraient dit d'une tragédie où Hécube aurait déploré son malheur par des pointes? La vraie douleur ne parle point ainsi. Que pourrait-on croire d'un prédicateur qui viendrait montrer aux pécheurs le jugement de Dieu pendant sur leur tête et l'enfer ouvert sous leurs pieds, avec les jeux de mots les plus affectés?» (Fénelon, Lettre sur les occupations de l'Académie).

2. En la prêchant.

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