Page images
PDF
EPUB

et enfin de ses dénoûments, car il ne s'est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité; il a aimé au contraire à charger la scène d'événements dont il est presque toujours sorti avec succès: admirable surtout par l'extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poëmes qu'il a composés. Il semble qu'il y ait plus de ressemblance dans ceux de RACINE, et qu'ils tendent un peu plus à une même chose; mais il est égal, soutenu, toujours le même partout, soit pour le dessein et la conduite de ses pièces, qui sont justes, régulières, prises dans le bon sens et dans la nature, soit pour la versification, qui est correcte, riche dans ses rimes, élégante, nombreuse, harmonieuse : exact imitateur des anciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté et la simplicité de l'action; à qui le grand et le merveilleux n'ont pas même manqué, ainsi qu'à Corneille, ni le touchant ni le pathétique. Quelle plus grande tendresse que celle qui est répandue dans tout le Cid, dans Polyeucte et dans les Horaces? Quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Porus et en Burrhus? Ces passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimaient à exciter sur les théâtres, et qu'on nomme la terreur et la pitié, ont été connues de ces deux poëtes. Oreste, dans l'Andromaque de Racine, et Phèdre du même auteur, comme l'OEdipe' et les Horaces de Corneille, en sont la preuve. Si cependant il est permis de faire entre eux quelque comparaison et les marquer l'un et l'autre par ce qu'ils ont eu de plus propre et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peut-être qu'on pourrait parler ainsi : Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Racine se conforme aux nôtres; celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu'ils sont. Il y a plus dans le premier de ce que l'on admire, et de ce que l'on doit même imiter; il y a plus dans le second de ce que l'on reconnaît dans les autres,

1. « C'est une chose étrange, dit Voltaire, que le difficile et concis la Bruyère, dans son parallèle de Corneille et de Racine, ait dit les Horaces et OEdipe.... Voilà comme l'or et le plomb sont confondus souvent. » OEdipe avait obtenu un grand succès auprès des contemporains, et Saint-Évremond déclarait que cette pièce devait compter parmi les chefs-d'œuvre de l'art. Il n'est donc pas étonnant qu'en 1687 la Bruyère ait mis OEdipe sur la même ligne qu'Horace; du moins est-il l'un des premiers qui aient réagi contre l'enthousiasme qu'avait tout d'abord excité cette tragédie. Voy. la

note suivante.

ou de ce que l'on éprouve dans soi-même. L'un élève, étonne, maîtrise, instruit; l'autre plaît, remue, touche, pénètre. Ce qu'il y a de plus beau, de plus noble et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier; et par l'autre, ce qu'il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles, des préceptes; et dans celui-ci du goût et des sentiments. L'on est plus occupé aux pièces de Corneille; l'on est plus ébranlé et plus attendri à celles de Racine. Corneille est plus moral, Racine plus naturel. Il semble que l'un imite SOPHOCLE, et que l'autre doit plus à EURIPIDE.

Le peuple appelle éloquence la facilité que quelquesuns ont de parler seuls et longtemps, jointe à l'emportement du geste, à l'éclat de la voix, et à la force des poumons. Les pédants ne l'admettent aussi que dans le discours oratoire, et ne la distinguent pas de l'entassement des figures, de l'usage des grands mots, et de la rondeur des périodes.

Il semble que la logique est l'art de convaincre de quelque vérité; et l'éloquence un don de l'âme, lequel nous rend maîtres du cœur et de l'esprit des autres, qui fait que nous leur inspirons ou que nous leur persuadons tout ce qui nous plaît.

L'éloquence peut se trouver dans les entretiens et dans tout genre d'écrire. Elle est rarement où on la cherche, et elle est quelquefois où on ne la cherche point.

L'éloquence est au sublime ce que le tout est à sa partie. Qu'est-ce que le sublime? Il ne paraît pas qu'on l'ait défini. Est-ce une figure? Naît-il des figures, ou du moins de quelques figures? Tout genre d'écrire reçoit-il le sublime, ou s'il n'y a que les grands sujets qui en soient capables*?

1. C'est en 1687 que la Bruyère a écrit ce parallèle entre Corneille et Racine. Plus tard, à mesure qu'il se lie davantage avec Racine et ses amis, son admiration pour Corneille faiblit. En 1690, il fait, à l'adresse de certains poëtes dramatiques, une profession de foi qui peut déplaire aux amis de Corneille (voyez p. 3), et il a la hardiesse, en 1693, de dire toute sa pensée au sein même de l'Académie, dans son discours dé réception. Comment, en effet, ne pas comprendre qu'il parlait en son propre nom, lorsque, venant à dire que quelques admirateurs de Racine ne souffraient pas que Corneille lui fût égale, il osait ajouter: « Ils en appellent à l'autre siècles ils attendent la fin de quelques vieillards, qui, touchés indifféremment de tout ce qui rappelle leurs premières années, n'aiment peut-être dans OEdipe que le souvenir de leur jeunesse. »

2. Nihil præstabilius videtur quam posse dicendo tenere hominum cœtus, mentes allicere, voluntates impellere, unde autem velit deducere. » (Cicéron, de Oratore, 1.)

3. Non pas qui soient capables de recevoir le sublime, mais qui soient

Peut-il briller autre chose dans l'églogue qu'un beau naturel, et dans les lettres familières comme dans les conversations qu'une grande délicatesse? ou plutôt le naturel et le délicat ne sont-ils pas le sublime des ouvrages dont ils font la perfection? Qu'est-ce que le sublime? Où entre le sublime?

Les synonymes sont plusieurs dictions' ou plusieurs phrases differentes qui signifient une même chose. L'antithèse est une opposition de deux vérités qui se donnent du jour l'une à l'autre. La métaphore ou la comparaison emprunte d'une chose étrangère une image sensible et naturelle d'une vérité. L'hyperbole exprime au delà de la vérité pour ramener l'esprit à la mieux connaître. Le sublime ne peint que la vérité, mais en un sujet noble; il la peint tout entière, dans sa cause et dans son effet; il est l'expression ou l'image la plus digne de cette vérité. Les esprits médiocres ne trouvent point l'unique expression, et usent de synonymes. Les jeunes gens sont éblouis de l'éclat de l'antithèse, et s'en servent. Les esprits justes, et qui aiment à aire des images qui soient précises, donnent naturellement dans la comparaison et la métaphore. Les esprits vifs, pleins de feu, et qu'une vaste imagination emporte hors des règles et de la justesse, ne peuvent s'assouvir de l'hyperbole. Pour le sublime, il n'y a, même entre les grands génies, que les plus élevés qui en soient capables.

Tout écrivain, pour écrire nettement, doit se mettre à la place de ses lecteurs, examiner son propre ouvrage comme quelque chose qui lui est nouveau, qu'il lit pour la première fois, où il n'a nulle part, et que l'auteur aurait soumis à

capables du sublime. C'est ainsi que Pascal a dit dans la dixième lettre des Provinciales: « Quelques paroles ambiguës d'une de ses lettres, qui, étant capables d'un bon sens, doivent être prises en bonne part; » et que la Bruyère lui-même écrit un peu plus loin: «Pour le sublime, il n'y a, même entre les grands génies, que les plus élevés qui en soient capables. » 1. Diction est ici synonyme de mot; un peu plus loin (page 28), diction sera synonyme de style.

2. Qui s'éclairent l'une l'autre. « Ceux qui font des antithèses en forçant des mots, a dit Pascal dans ses Pensées sur l'éloquence, ce sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. »

3. Donnent dans.... La Bruyère emploie cette expression sans y attacher la pensée de blame ou d'ironie qu'on y joint le plus souvent, même au dix-septième siècle.

4. Dans les cas où nous employons invariablement et lourdement les locutions dans lequel ou laquelle, en qui, auquel ou à laquelle, sur lequel ou laquelle, chez lequel on laquelle, etc., les écrivains du dix-septième siècle, et les meilleurs, mettent simplement où; les exemples abondent.

sa critique, et se persuader ensuite qu'on n'est pas entendu seulement à cause que l'on s'entend soi-même, mais parce qu'on est en effet intelligible.

L'on n'écrit que pour être entendu; mais il faut du moins, en écrivant, faire entendre de belles choses. L'on doit avoir une diction pure, et user de termes qui soient propres, il est vrai; mais il faut que ces termes si propres expriment des pensées nobles, vives, solides, et qui renferment un très-beau sens. C'est faire de la pureté et de la clarté du discours un mauvais usage que de les faire servir à une matière aride, infructueuse, qui est sans sel, sans utilité, sans nouveauté. Que sert aux lecteurs de comprendre aisément et sans peine des choses frivoles et puériles, quelquefois fades et communes, et d'être moins incertains de la pensée d'un auteur qu'ennuyés de son ouvrage?

1

Si l'on jette quelque profondeur dans certains écrits, si l'on affecte une finesse de tour, et quelquefois une trop grande délicatesse, ce n'est que par la bonne opinion qu'on a de ses lecteurs 2.

L'on a cette incommodité à essuyer dans la lecture des livres faits par des gens de parti et de cabale, que l'on n'y voit pas toujours la vérité. Les faits y sont déguisés, les raisons réciproques n'y sont point rapportées dans toute leur force, ni avec une entière exactitude; et, ce qui use la plus longue patience, il faut lire un grand nombre de termes durs et injurieux que se disent des hommes graves, qui, d'un point de doctrine ou d'un fait contesté, se font une querelle personnelle. Ces ouvrages ont cela de particulier qu'ils ne méritent ni le cours prodigieux qu'ils ont pendant un certain temps, ni le profond oubli où ils tombent lorsque, le feu et la division venant à s'éteindre, ils deviennent des almanachs de l'autre année.

La gloire ou le mérite de certains hommes est de bien écrire; et de quelques autres, c'est de n'écrire point.

1. On a relevé un certain nombre de mauvaises métaphores dans la Bruyère celle-ci est de celles que l'on a justement critiquées.

2. Cette pensée, insérée dans la quatrième édition, répond évidemment à une critique des Caractères, qui était parvenue jusqu'à l'auteur.

3. Voilà une tirade d'Alceste résumée d'un trait :

Si l'on peut pardonner l'essor d'un mauvais livre,
Ce n'est qu'aux malheureux qui composent pour vivre.
Croyez-moi, résistez à vos tentations,

L'on écrit régulièrement depuis vingt années; l'on est esclave de la construction; l'on a enrichi la langue de nouveaux mots, secoué le joug du latinisme, et réduit le style à la phrase purement française; l'on a presque retrouvé le nombre que MALHERBE et BALZAC avaient les premiers rencontré, et que tant d'auteurs depuis eux ont laissé perdre; l'on a mis enfin dans le discours tout l'ordre et toute la netteté dont il est capable: cela conduit insensiblement à y mettre de l'esprit'.

Il y a des artisans ou des habiles dont l'esprit est aussi vaste que l'art et la science qu'ils professent; ils lui rendent avec avantage, par le génie et par l'invention, ce qu'ils

Dérobez au public ces occupations,

Et n'allez point quitter, de quoi que l'on vous somme,
Le nom que dans la cour vous avez d'honnête homme,
Pour prendre de la main d'un avide imprimeur

Celui de ridicule et méprisable auteur.

(Le Misanthrope, I, 11.)

1. Cette réflexion a été diversement interprétée. « Cet éloge, dit M. Génin, ne s'applique exactement qu'au style d'un seul écrivain : c'est la Bruyère. Il n'en est pas un trait qui convienne aux quatre grands modèles, Pascal, Molière, la Fontaine et Bossuet. Il semble plutôt que ce soit une attaque voilée contre leur manière. » Non, la Bruyère n'a pas voulu les attaquer, et j'ajouterai que, s'il a cherché à peindre son propre style, il s'y est assurément fort mal pris. Moins que personne, en effet, il n'a réussi à secouer le joug du latinisme, et moins que personne il ne s'est rendu l'esclave de la construction. Qui ne voit que les locutions latines et les inversions abondent dans son livre? Qui ne sent qu'à la correcte régularité de la langue de son temps il préfère secrètement l'irrégularité plus capricieuse de l'ancienne littérature? Est-ce à dire toutefois que cette réflexion soit purement ironique? Un savant et judicieux critique, M. Hémardinquer, l'a pensé : ce passage lui « semble, dit-il, une allusion aux écrivains comme Perrault et Lamotte, qui sont corrects sans originalité, mais non pas sans esprit. » A ces deux interpretations contradictoires nous opposerons celle de M. Sainte- Beuve: la Bruyère, dit-il dans ses Portraits littéraires, « nous a tracé une courte histoire de la prose française en ces termes : L'on écrit régulièrement, etc. Telle doit être en effet la juste appréciation de cet alinéa: il contient l'histoire de la prose française à cette époque. Dans ce résumé de l'histoire de la langue au dix-septième siècle, la Bruyère loue-t-il sans réserve chacune des modifications qu'il constate? Que l'on ait «< enrichi la langue de nouveaux mots, » que l'on ait « presque retrouvé le nombre que Malherbe et Balzac avaient les premiers rencontré,» assurément il s'en félicite. Mais tout en applaudissant à certains progrès de la langue, ne signale-t-il pas avec une sorte de regret plus ou moins dissimulé certaines exigences un peu tyranniques des disciples de Vaugelas ? Cette expression: « esclave de la construction» permettrait peut-être de le conjecturer. Dans sa Lettre sur les occupations de l'Académie française, Fénelon a vivement critiqué la trop grande soumission des écrivains à « la méthode la plus scrupuleuse et la plus uniforme de la grammaire,»« L'excès choquant de Ronsard, écrit-il, nous a un peu jetés dans l'extrémité opposée: on a appauvri, desséché et gêné notre langue. » Il ajoute, non sans quelque injustice, que les lois trop rigoureuses de la grammaire excluent « toute variété, et souvent toute magnifique cadence. »

« PreviousContinue »