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beaucoup à être toujours les mêmes, à persévérer dans la règle ou dans le désordre; et, s'ils se délassent quelquefois d'une vertu par une autre vertu, ils se dégoûtent plus souvent d'un vice par un autre vice; ils ont des passions contraires et des faibles qui se contredisent; il leur coûte moins de joindre les extrémités que d'avoir une conduite dont une partie naisse de l'autre. Ennemis de la modération, ils outrent toutes choses, les bonnes et les mauvaises, dont ne pouvant ensuite supporter l'excès, ils l'adoucissent par le changement. Adraste était si corrompu et si libertin, qu'il lui a été moins difficile de suivre la mode et de se faire dévot: il lui eût coûté davantage d'être homme de bien.

¶ D'où vient que les mêmes hommes qui ont un flegme tout prêt pour recevoir indifféremment les plus grands désastres, s'échappent, et ont une bile intarissable sur les plus petits inconvénients? Ce n'est pas sagesse en eux qu'une telle conduite, car la vertu est égale et ne se dément point: c'est donc un vice; et quel autre que la vanité, qui ne se réveille et ne se recherche que dans les événements où il y a de quoi faire parler le monde, et beaucoup à gagner pour elle, mais qui se néglige sur tout le reste?

L'on se repent rarement de parler peu, très-souvent de trop parler: maxime usée et triviale que tout le monde sait, et que tout le monde ne pratique pas.

¶ C'est se venger contre soi-même, et donner un trop grand avantage à ses ennemis, que de leur imputer des choses qui ne sont pas vraies, et de mentir pour les décrier.

¶ Si l'homme savait rougir de soi, quels crimes, nonseulement cachés, mais publics et connus, ne s'épargnerait-il pas?

'Si certains hommes ne vont pas dans le bien jusques

1. « Il y a dans le dix-septième siècle, dit M. Littré, plusieurs exemples de dont, se rapportant, non au verbe di membre de la phrase qu'il lie, mais à une incise qui commence ce membre de phrase: « La dure-mère bat sans cesse le cerveau, dont les parties étant fort pressées, il s'ensuit que le sang et les esprits sont aussi fort presses» (Bossuet, Connaissance de Dieu, II, 6). Après avoir cité cet exemple, M. Littré emprunte à la Bruyère celui que l'on a sous les yeux, et regrette qu'une manière si commode de lier les phrases n'ait point passé dans la langue moderne. La Bruyère ne nous semble pas cependant s'en être servi avec habileté. La pensée était subtile, et la construction de la phrase qui, comme on l'a dit avec quelque sévérité, semble un peu « barbare, » l'obscurcit encore.

où ils pourraient aller, c'est par le vice de leur première instruction.

Il y a dans quelques hommes une certaine médiocrité d'esprit qui contribue à les rendre sages.

Il faut aux enfants les verges et la férule: il faut aux hommes faits une couronne, un sceptre, un mortier, des fourrures, des faisceaux, des timbales, des hoquetons'. La raison et la justice dénuées de tous leurs ornements ni ne persuadent ni n'intimident. L'homme, qui est esprit, se mène par les yeux et les oreilles".

¶Timon, ou le misanthrope, peut avoir l'âme austère et farouche, mais extérieurement il est civil et cérémonieux : il ne s'échappe pas, il ne s'apprivoise pas avec les hommes; au contraire, il les traite honnêtement et sérieusement; il emploie à leur égard tout ce qui peut éloigner leur familiarité; il ne veut pas les mieux connaître ni s'en faire des amis, semblable en ce sens à une femme qui est en visite chez une autre femme.

La raison tient de la vérité, elle est une; l'on n'y arrive que par un chemin, et l'on s'en écarte par mille. L'étude de la sagesse a moins d'étendue que celle que l'on ferait des sots et des impertinents. Celui qui n'a vu que des hommes polis et raisonnables, ou ne connaît pas l'homme, ou ne le connaît qu'à demi : quelque diversité qui se trouve dans les complexions ou dans les mœurs, le commerce du monde et la politesse donnent les mêmes apparences, font qu'on se ressemble les uns aux autres par des dehors qui plaisent réciproquement, qui semblent communs à tous, et qui font croire qu'il n'y a rien ailleurs qui ne s'y rapporte.

1. Tout l'appareil dont on use sur le trône, sur les siéges d'un tribunal, et dans les défilés publics. -Les hoquetons sont les vêtements des ar

chers.

2. Pascal a dit de même : « Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s'emmaillottent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil auguste était nécessaire; et si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés, et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde, qui ne peut résister à cette montre authentique. Les seuls gens de guerre ne se sont pas déguisés de la sorte, parce qu'en effet leur part est plus essentielle. Ils s'établissent par la force, les autres par grimace. » L'uniforme n'a été imposé aux gens de guerre qu'après la mort de Pascal.

3. Il reste froid. On à vu dans cette réflexion une critique du Misanthrope de Molière.

Celui, au contraire, qui se jette dans le peuple ou dans la province, y fait bientôt, s'il a des yeux, d'étranges découvertes, y voit des choses qui lui sont nouvelles, dont il ne se doutait pas, dont il ne pouvait avoir le moindre soupçon; il avance, par des expériences continuelles, dans la connaissance de l'humanité : il calcule presque en combien de manières différentes l'homme peut être insupportable.

Après avoir mûrement approfondi les hommes, et connu le faux de leurs pensées, de leurs sentiments, de leurs goûts et de leurs affections, l'on est réduit à dire qu'il y a moins à perdre pour eux par l'inconstance que par l'opiniâtreté.

¶ Combien d'âmes faibles, molles et indifférentes, sans de grands défauts, et qui puissent fournir à la satire! Combien de sortes de ridicules répandus parmi les hommes, mais qui, par leur singularité, ne tirent point à conséquence, et ne sont d'aucune ressource pour l'instruction et pour la morale! Ce sont des vices uniques qui ne sont pas contagieux, et qu isont moins de l'humanité que de la personne.

CHAPITRE XII.

DES JUGEMENTS.

Rien ne ressemble plus à la vive persuasion que le mauvais entêtement de là les partis, les cabales, les hérésies. L'on ne pense pas toujours constamment d'un même sujet l'entêtement et le dégoût se suivent de près.

Les grandes choses étonnent, et les petites rebutent : nous nous apprivoisons avec les unes et les autres par l'habitude,

¶ Deux choses toutes contraires nous préviennent également, l'habitude et la nouveautéa.

Il n'y a rien de plus bas, et qui convienne mieux au peuple, que de parler en des termes magnifiques de ceux, mêmes dont l'on pensait très-modestement avant leur élé-. vation.

1. D'une manière invariable.

2.

Les impressions anciennes ne sont pas seules capables de nous abuser les charmes de la nouveauté ont le même pouvoir.» (Pascal.)^

La faveur des princes n'exclut pas le mérite, et ne le suppose pas aussi '.

Il est étonnant qu'avec tout l'orgueil dont nous sommes gonflés, et la haute opinion que nous avons de nous-mêmes et de la bonté de notre jugement, nous négligions de nous en servir pour prononcer sur le mérite des autres. La vogue, la faveur populaire, celle du prince, nous entraînent comme un torrent nous louons ce qui est loué bien plus que ce qui est louable.

¶ Je ne sais s'il y a rien au monde qui coûte davantage à approuver et à louer que ce qui est plus digne d'approbation et de louange, et si la vertu, le mérite, la beauté, les bonnes actions, les beaux ouvrages, ont un effet plus naturel et plus sûr que l'envie, la jalousie et l'antipathie. Ce n'est pas d'un saint dont un dévot sait dire du bien, mais d'un autre dévot. Si une belle femme approuve la beauté d'une autre femme, on peut conclure qu'elle a mieux que ce qu'elle approuve. Si un poëte loue les vers d'un autre poëte, il y a à parier qu'ils sont mauvaiset sans conséquence1.

Les hommes ne se goûtent qu'à peine les uns les autres, n'ont qu'une faible pente à s'approuver réciproquement action, conduite, pensée, expression, rien ne plaît, rien ne contente. Ils substituent à la place de ce qu'on leur récite, de ce qu'on leur dit ou de ce qu'on leur lit, ce qu'ils auraient fait eux-mêmes en pareille conjoncture, ce qu'ils penseraient ou ce qu'ils écriraient sur un tel sujet; et ils sont si pleins de leurs idées qu'il n'y a plus de place pour celles d'autrui.

Le commun des hommes est si enclin au déréglement et à la bagatelle, et le monde est si plein d'exemples ou per

1. Les grammairiens exigent aujourd'hui que l'on dise non plus en pareil cas.

2. Plus pour le plus, comme il arrive souvent au dix-septième siècle. 3. Faux dévot. (Note de la Bruyère). Ce n'est pas d'un saint dont, pléonasme qui n'était pas alors proscrit par les grammairiens : « Ce n'est pas de vous, madame, dont il est amoureux. » (Molière, Amants magnifiques, II, III.) Boileau a dit de même dans la Ixe satire:

C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler.

4. Aussi Molière fait-il dire à l'un des personnages de l'Impromptu de Versailles, parlant de Molière lui-même : « Pourquoi fait-il de méchantes pièces que tout Paris va voir?... Que ne fait-il des comédies comme celles de monsieur Lysidas? Il n'aurait personne contre lui, et tous les auteurs en diraient du bien. »

nicieux ou ridicules que je croirais assez que l'esprit de singularité, s'il pouvait avoir ses bornes et ne pas aller trop loin, approcherait fort de la droite raison et d'une conduite régulière.

Il faut faire comme les autres : maxime suspecte, qui signifie presque toujours: il faut mal faire, dès qu'on l'étend au delà de ces choses purement extérieures, qui n'ont point de suite, qui dépendent de l'usage, de la mode ou des bienséances 1.

Si les hommes sont hommes plutôt qu'ours et panthères, s'ils sont équitables, s'ils se font justice à euxmêmes, et qu'ils la rendent aux autres, que deviennent les lois, leur texte et le prodigieux accablement de leurs commentaires? que devient le pétitoire et le possessoires, et tout ce qu'on appelle jurisprudence? où se réduisent même ceux qui doivent tout leur relief et toute leur enflure à l'autorité où ils sont établis de faire valoir ces mêmes lois? Si ces mêmes hommes ont de la droiture et de la sincérité, s'ils sont guéris de la prévention, où sont évanouies les disputes de l'école, la scolastique et les controverses? S'ils sont tempérants, chastes et modérés, que leur sert le mystérieux jargon de la médecine, et qui est une mine d'or pour ceux qui s'avisent de le parler? Légistes, docteurs, médecins, quelle chute pour vous, si nous pouvions tous nous donner le mot de devenir sages!

De combien de grands hommes, dans les différents exercices de la paix et de la guerre, aurait-on dû se passer! A quel point de perfection et de raffinement n'a-t-on pas porté de certains arts et de certaines sciences qui ne devaient point être nécessaires, et qui sont dans le monde comme des remèdes à tous les maux dont notre malice est l'unique source!

Que de choses depuis VARRON3, que Varron a ignorées! Ne

1. Le sage doibt au dedans retirer son âme de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses; mais, quant au dehors, il doibt suyvre entièrement les façons et formes receues. » (Montaigne, 1, 22.)

2. Le pétitoire est une action par laquelle on demande la propriété d'une chose; le possessoire, une action par laquelle on en demande la possession.

3. M. Terentius Varron, que l'on nommait le plus savant des Romains, et qui mourut l'an 26 avant J. C., auteur des traités De re rustica, et Dé lingua latina.

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