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s'il n'avait été dit'. Ceux qui nuisent à la réputation ou à la fortune des autres, plutôt que de perdre un bon mot, méritent une peine infamante. Cela n'a pas été dit, et je l'ose dire.

¶ Il y a un certain nombre de phrases toutes faites que l'on prend comme dans un magasin, et dont l'on se sert pour se féliciter les uns les autres sur les événements. Bien qu'elles se disent souvent sans affection, et qu'elles soient reçues sans reconnaissance, il n'est pas permis avec cela de les omettre, parce que du moins elles sont l'image de ce qu'il y a au monde de meilleur, qui est l'amitié, et que les hommes, ne pouvant guère compter les uns sur les autres pour la réalité, semblent être convenus entre eux de se contenter des apparences.

Avec cinq ou six termes de l'art, et rien de plus, l'on se donne pour connaisseur en musique, en tableaux, en bâtiments et en bonne chère : l'on croit avoir plus de plaisir qu'un autre à entendre, à voir et à manger; l'on impose à ses semblables et l'on se trompe soi-même.

La cour n'est jamais dénuée d'un certain nombre de gens en qui l'usage du monde, la politesse ou la fortune tiennent lieu d'esprit et suppléent au mérite. Ils savent entrer et sortir; ils se tirent de la conversation en ne s'y mêlant point; ils plaisent à force de se taire, et se rendent importants par un silence longtemps soutenu, ou tout au plus par quelques monosyllabes; ils payent de mines, d'une inflexion de voix, d'un geste et d'un sourire: ils n'ont pas, si je l'ose dire, deux pouces de profondeur; si vous les enfoncez, vous rencontrez le tuf.

Il y a des gens à qui la faveur arrive comme un accident; ils en sont les premiers surpris et consternés : ils se reconnaissent enfin et se trouvent dignes de leur étoile; et comme si la stupidité et la fortune étaient deux choses

1. Pascal l'a dit dans ses Pensées.

2. «Il faut être bien dénué d'esprit, » a dit la Bruyère dans le chapitre IV. Ainsi employé, le mot dénué était parfaitement à sa place; mais la convenance en est ici contestable : être dénué (denudari), c'est être dépouillé de ce qui est nécessaire.

3. « A ceux qui nous régissent et commandent.... est le silence non-seulement contenance de respect et gravité, mais encore souvent de prouffit et mesnage.... A combien de sottes âmes, eu mon temps, a servy une mine froide et taciturne, de tiltre de prudence et de capacité! » (Montaigne, Essais, III, 8.)

incompatibles, ou qu'il fût impossible d'être heureux et sot tout à la fois, ils se croient de l'esprit; ils hasardent, que dis-je ? ils ont la confiance de parler en toute rencontre et sur quelque matière qui puisse s'offrir, et sans nul discernement des personnes qui les écoutent. Ajouterai-je qu'ils épouvantent ou qu'ils donnent le dernier dégoût par leur fatuité et par leurs fadaises? Il est vrai du moins qu'ils déshonorent sans ressource ceux qui ont quelque part au hasard de leur élévation.

¶ Comment nommerai-je cette sorte de gens qui ne sont fins que pour les sots? Je sais du moins que les habiles les confondent avec ceux qu'ils savent tromper.

C'est avoir fait un grand pas dans la finesse que de faire penser de soi que l'on n'est que médiocrement fin1.

La finesse n'est ni une trop bonne ni une trop mauvaise qualité; elle flotte entre le vice et la vertu : il n'y a point de rencontre où elle ne puisse, et peut-être où elle ne doive être suppléée par la prudence.

La finesse est l'occasion prochaine de la fourberie; de l'un à l'autre le pas est glissant; le mensonge seul en fait la différence: si on l'ajoute à la finesse, c'est fourberie.

Avec les gens qui, par finesse, écoutent tout et parlent peu, parlez encore moins; ou si vous parlez beaucoup, dites peu de chose.

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¶ Vous dépendez, dans une affaire qui est juste et importante, du consentement de deux personnes. L'un vous dit : J'y donne les mains, pourvu qu'un tel y condescende; » et ce tel y condescend, et ne désire plus que d'être assuré des intentions de l'autre. Cependant rien n'avance; les mois, les années s'écoulent inutilement. « Je m'y perds, ditesvous, et je n'y comprends rien; il ne s'agit que de faire qu'ils s'abouchent et qu'ils se parlent. » Je vous dis, moi, que j'y vois clair et que j'y comprends tout: ils se sont parlé.

¶ Il me semble que qui sollicite pour les autres a la confiance d'un homme qui demande justice, et qu'en parlant ou en agissant pour soi-même on a l'embarras et la pudeur de celui qui demande grâce.

1 « C'est une grande habileté que de savoir cacher son habileté. » (La Rochefoucauld.)

¶ Si l'on ne se précautionne à la cour contre les piéges que l'on y tend sans cesse pour faire tomber dans le ridicule, l'on est étonné, avec tout son esprit, de se trouver la dupe de plus sots que soi.

¶ Il y a quelques rencontres dans la vie où la vérité et la simplicité sont le meilleur manége du monde 1.

Êtes-vous en faveur, tout manége est bon, vous ne faites point de fautes, tous les chemins vous mènent au terme2; autrement, tout est faute, rien n'est utile, il n'y a point de sentier qui ne vous égare.

¶ Un homme qni a vécu dans l'intrigue un certain temps ne peut plus s'en passer; toute autre vie pour lui est languissante.

¶ Il faut avoir de l'esprit pour être homme de cabale l'on peut cependant en avoir à un certain point que l'on est au-dessus de l'intrigue et de la cabale, et que l'on ne saurait s'y assujettir; l'on va alors à une grande fortune ou à une haute réputation par d'autres chemins.

Avec un esprit sublime, une doctrine universelle, une probité à toutes épreuves et un mérite très-accompli, n'appréhendez pas, ô Aristide, de tomber à la cour ou de perdre la faveur des grands, pendant tout le temps qu'ils auront besoin de vous.

¶ Qu'un favori s'observe de fort près; car s'il me fait moins attendre dans son antichambre qu'à l'ordinaire, s'il a le visage plus ouvert, s'il fronce moins le sourcil, s'il m'écoute plus volontiers et s'il me reconduit un peu plus loin, je penserai qu'il commence à tomber, et je penserai vrai.

L'homme a bien peu de ressources dans soi-même, puisqu'il lui faut une disgrâce ou une mortification pour le rendre plus humain, plus traitable, moins féroce, plus honnête homme.

L'on contemple dans les cours de certaines gens, et l'on voit bien, à leur discours et à toute leur conduite, qu'ils ne songent ni à leurs grands-pères, ni à leurs petits-fils:

1. Il est difficile de juger si un procédé net, sincère et honnête, est un effet de probité ou d'habileté. » (La Rochefoucauld.)

2. La fortune tourne tout à l'avantage de ceux qu'elle favorise.» (La Rochefoucauld.). -«N'est-il pas vrai, ma fille, que tout tourne bien pour ceux qui sont heureux?» (Mme de Sévigné, 1679.)

3. A ce point, à tel point que l'on soit au-dessus, etc.

le présent est pour eux; ils n'en jouissent pas, ils en abusent.

¶ Straton est né sous deux étoiles: malheureux, heureux dans le même degré. Sa vie est un roman; non, il lui manque le vraisemblable. Il n'a point eu d'aventures; il a eu de beaux songes, il en a eu de mauvais. Que dis-je? on ne rêve point comme il a vécu. Personne n'a tiré d'une destinée plus qu'il a fait; l'extrême et le médiocre lui sont connus il a brillé, il a souffert, il a mené une vie commune; rien ne lui est échappé. Il s'est fait valoir par des vertus qu'il assurait fort sérieusement qui étaient en lui; il a dit de soi : J'ai de l'esprit, j'ai du courage; et tous ont dit après lui Il a de l'esprit, il a du courage. Il a exercé dans l'une et l'autre fortune le génie du courtisan, qui a dit de lui plus de bien peut-être et plus de mal qu'il n'y en avait. Le joli, l'aimable, le rare, le merveilleux, l'héroïque, ont été employés à son éloge; et tout le contraire a servi depuis pour le ravaler caractère équivoque, mêlé, enveloppé; une énigme, une question presque indécise.

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La faveur met l'homme au-dessus de ses égaux; et sa chute au-dessous.

¶ Celui qui, un beau jour, sait renoncer fermement ou à un grand nom, ou à une grande autorité, ou à une grande fortune, se délivre en un moment de bien des peines, de bien des veilles, et quelquefois de bien des crimes.

Dans cent ans, le monde subsistera encore en son entier; ce sera le même théâtre et les mêmes décorations; ce ne seront plus les mêmes acteurs. Tout ce qui se réjouit sur une grâce reçue, ou ce qui s'attriste et se désespère sur un refus, tous auront disparu de dessus la scène. Il s'avance déjà sur le théâtre d'autres hommes qui vont jouer dans une même pièce les mêmes rôles; ils s'évanouiront à leur

1. Straton.... Les clefs nomment ici d'un commun accord le duc de Lauzun, et c'est justice. «Il a été, dit Saint-Simon (son beau-frère), un personnage si extraordinaire et si unique en tout genre que c'est avec beaucoup de raison que la Bruyère a dit de lui dans les Caractères qu'il n'était pas permis de rèver comme il a vécu. » D'abord favori du roi, avec de courtes intermittences, le duc de Lauzun fut sur le point d'épouser Mlle de Montpensier, cousine germaine de Louis XIV. Disgracié, il passa dix ans dans la prison de Pignerol, puis il revint à Versailles, reçut de belles pensions de Mile de Montpensier, se brouilla de nouveau avec elle et se fit exclure de la cour. Il commanda en Irlande le corps d'armée que Louis XIV y avait envoyé pour venir en aide à Jacques II dans ses tentatives contre le roi Guillaume, et fut battu au combat de la Boyne.

tour; et ceux qui ne sont pas encore, un jour ne seront plus; de nouveaux acteurs ont pris leur place. Quel fond à faire sur un personnage de comédie !

¶ Qui a vu la cour a vu du monde ce qui est le plus beau, le plus précieux et le plus orné: qui méprise la cour, après l'avoir vue, méprise le monde.

La ville dégoûte de la province; la cour détrompe de la ville, et guérit de la cour.

Un esprit sain puise à la cour le goût de la solitude et de la retraite 1.

CHAPITRE IX.

DES GRANDS.

La prévention du peuple en faveur des grands est si aveugle, et l'entêtement pour leur geste, leur visage, leur ton de voix et leurs manières si général que, s'ils s'avisaient d'être bons, cela irait à l'idolâtrie.

2

¶ Si vous êtes né vicieux, ô Théagène 2, je vous plains; si vous le devenez par faiblesse pour ceux qui ont intérêt que vous le soyez, qui ont juré entre eux de vous corrompre, et qui se vantent déjà de pouvoir y réussir, souffrez que je vous méprise. Mais si vous êtes sage, tempérant, modeste, civil, généreux, reconnaissant, laborieux, d'un rang d'ailleurs et d'une naissance à donner des exemples plutôt qu'à les prendre d'autrui, et à faire les règles plutôt qu'à les recevoir, convenez avec cette sorte de gens de suivre par complaisance leurs déréglements, leurs vices et leur folie,

1. Voici la première phrase de ce chapitre : « Le reproche en un sens le « plus honorable que l'on puisse faire à un homme, c'est de lui dire qu'il ne sait pas la cour.» En voici la dernière : « Un esprit sain puise à la cour le goût de la solitude et de la retraite. » Tous les paragraphes entre ces deux phrases amènent la dernière comme un résultat et sont des preuves de la première.» (Suard.)

2. La plupart des clefs ont nommé le grand prieur Vendôme, et les éditeurs modernes ont approuvé l'application qui lui était faite du caractère de Théagène. Mais Théagène est jeune, et sa vie n'est pas engagée sans retour dans les scandales qui ont rendu célèbre le grand prieur. C'est sans doute au duc de Bourbon, son ancien élève, que la Bruyère s'adresse dans le secret de son cabinet. Le jeune duc, qui alors avait 23 ans, choisissait fort mal ses amis.

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