Page images
PDF
EPUB

si libéral. Les louanges qu'il y donnait à mon ouvrage me consolèrent pleinement de ce que j'appelais l'injustice de l'académie, dont le jugement ne pesait pas, disais-je,

grain dans la balance contre un suffrage tel que celui de Voltaire. Mais ce qui me flatta beaucoup plus encore que sa lettre, ce fut l'envoi d'un exemplaire de ses œuvres, corrigé de sa main, dont il me fit présent. Je fus fou d'orgueil et de joie, et je courus la ville et les colléges avec ce présent dans les mains. Ainsi commença ma correspondance avec cet homme illustre, et cette liaison d'amitié qui, durant trente-cinq ans, s'est soutenue jusqu'à sa mort, sans aucune altération.

Je continuai de travailler pour l'académie des Jeux flcraux, et j'obtins des prix tous les ans ; mais pour moi, le dernier de ces petits triomphes littéraires eut un intérêt plus raisonnable et plus sensible que celui de la vanité, et c'est par là que cette scène mérite d'avoir place dans les souvenirs que je transmets à mes enfants.

Comme dans l'estime des hommes tout n'est apprécié que par comparaison, et qu'à Toulouse il n'y avait rien en littérature de plus brillant que le succès dans la lice des Jeux floraux, l'assemblée publique de cette académie, pour la distribution des prix, avait la pompe et l'affluence d'une grande solennité. Trois députés du parlement la présidaient; les capitouls et tout le corps de ville y assistaient en robe; toute la salle, en amphithéâtre, était remplie du plus beau monde de la ville. La brillante jeunesse de l'université occupait le parterre autour du cercle académique : la salle, qui est très-vaste, était ornée de festons de fleurs et de lauriers, et les fanfares de la ville, à chaque prix que l'on décernait, faisaient retentir le capitole d'un bruit éclatant de victoire.

J'avais mis cette année-là cinq pièces au concours, une ode, deux poëmes et deux idylles. L'ode manqua le prix; il ne fut point donné. Les deux poëmes se balancèrent; l'un des deux eut le prix de poésie épique, et l'autre un prix de

prose qui se trouvait vacant. [L'une des deux idylles obtint le prix de poésie pastorale, et l'autre l'accessit. Ainsi, les trois prix, et les seuls que l'académie allait distribuer, j'allais les recevoir. Je me rendis à l'assemblée avec des tressaillements de vanité, que je n'ai pu me rappeler depuis sans confusion et sans pitié de ma jeunesse. Ce fut bien pis, lorsque je fus chargé de mes fleurs et de mes couronnes. Mais quel est le poëte de vingt ans à qui pareille chose n'eût pas tourné la tête?

On fait silence dans la salle; et, après l'éloge de Clémence Isaure, fondatrice des Jeux floraux, éloge inépuisable, prononcé tous les ans au pied de sa statue, vient la distribution des prix. On annonce d'abord que celui de l'ode est réservé. Or, on savait que j'avais mis une ode au concours; on savait aussi que j'étais l'auteur d'une idylle non couronnée on me plaignait, et je me laissais plaindre. Alors on nomme à haute voix le poëme auquel le prix est accordé; et, à ces mots, que l'auteur s'avance, je me lève, j'approche, et je reçois le prix. On applaudit, comme de coutume, et j'entends dire autour de moi : « Il en a manqué deux, il ne manque pas le troisième; il a plus d'une corde et plus d'une flèche à son arc. » Je vais modestement me rasseoir au bruit des fanfares; mais bientôt on entend l'annonce du second poëme, auquel l'académie a cru devoir, dit-elle, adjuger le prix d'éloquence, plutôt que de le réserver. L'auteur est appelé, et c'est encore moi qui me lève. Les applaudissements redoublent, et la lecture de ce poëme est écoutée avec la même complaisance et la même faveur que celle du premier. Je m'étais remis à ma place, lorsque l'idylle fut proclamée, et l'auteur invité à venir recevoir le prix. On me voit me lever pour la troisième fois. Alors, si j'avais fait Cinna, Athalie et Zaïre, je n'aurais pas été plus applaudi. L'effervescence des esprits fut extrême. Légère fumée de vaine gloire! Qui le sait mieux que moi, puisque de mes essais qu'on trouvait si brillants, il n'y en a pas un seul qui, quarante ans après, relu même avec indul

gence, m'ait paru digne d'avoir place dans la collection de mes œuvres? Mais ce qui me touche sensiblement encore de ce jour si flatteur pour moi, c'est ce que je vais raconter.

Au milieu du tumulte et du bruit d'un peuple enivré, deux grands bras noirs s'élèvent et s'étendent vers moi. Je regarde, je reconnais mon régent de troisième, ce bon père Malosse, qui, séparé de moi depuis plus de huit ans, se retrouvait à cette fête. A l'instant je me précipite, je fends la foule, et me jetant dans ses bras avec mes trois prix : « Tenez, mon père, ils sont à vous, lui dis-je, et c'est à vous que je les dois. » Le bon jésuite levait au ciel ses yeux pleins de larmes de joie, et je puis dire que je fus plus sensible au plaisir que je lui causais qu'à l'éclat de mon triomphe. Ah! mes enfants, ce qui intéresse le cœur et l'âme est doux dans tous les temps: on s'y complaît toute la vie. Ce qui n'a flatté que l'orgueil du bel esprit ne nous revient que comme un vain songe dont on rougit d'avoir trop follement chéri l'erreur.

Ces amusements littéraires, quoique bien séduisants pour moi, ne prenaient pourtant rien sur mes occupations réelles. Je donnais aux vers des moments de promenade et de loisir; mais en même temps je vaquais assidûment à mes études et à celles de mon école. Dès ma seconde année de philosophie, n'ayant pu engager mon professeur jésuite à nous enseigner la physique newtonienne, je pris mon parti d'aller l'étudier à l'école des Doctrinaires. Leur collége, appelé l'Esquile, avait pour professeurs de philosophie deux hommes de mérite; mais l'un des deux, et c'était le mien, avec de l'instruction et de l'esprit, penchait trop, ou par caractère, ou par faiblesse de complexion, vers l'indolence et le repos. Il trouva commode d'avoir en moi un disciple qui, ayant déjà fait sa philosophie, pût, de temps en temps, lui épargner la fatigue et l'ennui du travail de la classe.

<< Montez, me disait-il, montez sur le pupitre et rendezleur facile ce que vous saisissez vous-même si facilement. >> Cet éloge me payait bien des peines que je me donnais; car

il me valait la confiance des écoliers, et il fit souhaiter aux pensionnaires du collége de m'avoir pour répétiteur, excellente et solide aubaine.

Pour complaire à mon professeur, il fallut consentir, quoiqu'un peu malgré moi, à soutenir des thèses générales. Il attachait une grande importance à me compter au nombre de ceux de ses disciples qu'il allait produire en public, et, comme il était membre de l'académie des sciences de Toulouse, il voulut que ce fût à cette compagnie que ma thèse fût dédiée, spectacle assez nouveau et assez frappant, disait-il, qu'une thèse ainsi présidée. Ce fut par là qu'il voulut terminer sa carrière philosophique; et il imagina d'ajouter à la pompe de ce spectacle un coup de théâtre honorable pour moi, mais dont je fus étonné moi-même. Il n'y réussit que trop bien; et mon étonnement fut tel, qu'il manqua de me rendre fou ou imbécile pour la vie.

Dans ces exercices publics, il était d'usage constant que le professeur fût dans sa chaire, et son écolier devant lui, sur ce qu'on appelle un pupitre, espèce de tribune inférieure à la chaire. Quand tout le monde fut en place, et que l'illustre académie fut rangée devant la chaire, on m'avertit, et je parus. Vous pensez bien que j'avais préparé un compliment pour l'académie, et dans cette petite harangue, j'avais mis tout le peu que j'avais d'art et de talent. Je la savais par cœur, je l'avais vingt fois récitée sans aucune hésitation, et, pour le coup, j'étais si sûr de ma mémoire que j'avais négligé de me pourvoir du manuscrit. Je parais donc, et, au lieu de trouver mon professeur en chaire, je l'aperçois au rang des académiciens. Je lui fais respectueusement signe de venir se mettre à sa place. «< Montez, monsieur, me dit-il tout haut avec son air d'indolence et de sécurité, montez sur le pupitre ou dans la chaire, tout comme il vous plaira ; vous n'avez pas besoin de moi. » Ce magnifique témoignage excita dans l'assemblée un murmure de surprise, et je crois d'approbation; mais son effet sur moi fut de glacer mes sens et de me troubler le cerveau. Saisi,

tremblant, je monte les degrés du pupitre, et je m'y agenouille, selon l'usage, pour implorer les lumières du SaintEsprit; mais lorsque, avant de me lever, je veux me rappeler le début de mon compliment, je ne m'en souviens plus, et le bout du fil m'en échappe; je veux le chercher dans ma tête, je n'y vois qu'un épais brouillard. Je fais des efforts incroyables pour retrouver au moins le premier mot de mon discours; pas un mot, et pas une idée ne me revient. Dans cet état d'angoisse, je suis plusieurs minutes à suer sang et eau, et tout près de me rompre les veines et les nerfs de la tête par l'effroyable contention où ce long travail les avait mis, lorsque tout à coup, et comme par miracle, le nuage qui enveloppaît mes esprits se dissipe; ma tête se dégage, mes idées renaissent, je ressaisis le fil de mon discours, et bien fatigué, mais tranquille et rassuré, je le prononce. Je ne parle pas du succès qu'il eut; il est rare que les louanges soient mal reçues. J'avais assaisonné celles-ci de mon mieux. Je ne me vante pas non plus de la faveur qui me soutint dans tout cet exercice. En me faisant passer par les plus belles questions de la physique, ceux des académiciens qui daignèrent me provoquer ne s'occupèrent que du soin de faire briller mes réponses. Ils en agirent en vrais Mécènes, pleins d'indulgence et de bonté. Mais ce qu'il y eut de plus remarquable, de plus touchant pour moi, ce fut le noble procédé du professeur jésuite que j'avais trop légèrement quitté pour passer à l'Esquile, et qui, dans ce moment, vint me faire sentir mon tort; il m'argumenta le dernier sur le système de la gravitation, et, avec l'air de m'attaquer de vive force, il me ménagea les moyens les plus avantageux de me développer. Heureusement, dans mes réponses, je sus lui faire entendre qu'à sa manière de me combattre, on reconnaissait la supériorité du maître qui exerce les forces de son disciple, mais qui ne veut pas l'accabler. Quand je descendis du pupitre, le président de l'académie, en me félicitant, me dit qu'elle ne pouvait mieux me marquer sa satisfaction qu'en m'of

« PreviousContinue »