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d'œil, nous ne fûmes plus l'un et l'autre occupés que de mes affaires.

La protection de l'évêque, sa recommandation, la perspective qu'elle m'offrait, parurent à ma mère tout ce qu'il y avait de plus heureux pour moi, et je pensais alors comme elle. Mon étoile (et je dis à présent), mon heureuse étoile me fit changer d'opinion. Cet incident m'oblige encore à revenir sur le passé.

J'ai lieu de croire que, depuis l'examen du préfet de Clermont, les Jésuites avaient jeté les vœux sur moi. Deux de mes condisciples, et des plus distingués, étaient déjà pris dans leurs filets. J'en eus moi-même l'idée et je fis des démarches auprès du provincial. Je le trouvai disposé à me recevoir aussitôt que bon me semblerait, si ma vocation, disait-il, était sincère et décidée. Je répondis qu'en quittant ma mère, je n'avais pas eu le courage de lui déclarer ma résolution, mais que je n'irais pas plus avant sans la consulter et lui demander son aveu; que je me réservais le temps de lui écrire et de recevoir sa réponse. Le provincial trouva tout cela convenable, et en le quittant j'écrivis.

La réponse arriva bien vite; et quelle réponse, grand Dieu, quel langage et quelle éloquence! Ma mère n'avait vu que la dépendance absolue, le dévouement profond, l'obéissance aveugle dont son fils allait faire vœu en prenant l'habit de Jésuite. « Et comment puis-je croire, me disait-elle, qué vous serez à moi? Vous ne serez plus à vous-même. Quelle espérance puis-je fonder pour mes enfants sur celui qui luimême n'aura plus d'existence que celle dont un étranger pourra disposer d'un coup d'œil. On me dit, on m'assure que, si, par l'ordre de vos supérieurs, vous êtes désigné pour aller dans l'Inde, à la Chine, au Japon, et que le général vous y envoie, il n'y a pas même à balancer, et que, sans résistance et sans réplique, il faut partir. O mon cher fils! rappelez-vous ce moment horrible et cher à ma mémoire, tout déchirant qu'en est pour moi le souvenir, cé moment où, au milieu de votre famille accablée, Dieu vous

donna la force de relever ses espérances en vous déclarant son appui. Lorsque rien de vous-même ne sera plus à vous, que deviendront ces résolutions vertueuses de ne jamais abandonner vos frères, vos sœurs, votre mère? Ah! vous êtes perdu pour eux : ils n'attendent plus rien de vous. Mes enfants! votre second père va mourir au monde et à la nature; pleurez-le; et moi, mère désespérée, je pleurerai mon fils, je pleurerai sur vous qu'il aura délaissés. »

Il me fut impossible d'achever de lire cette lettre sans être suffoqué de pleurs et de sanglots. Sans désapprouver mon respect pour l'autorité de ma mère, il voulut bien me témoigner quelque regret qui m'était personnel, et il me dit que la compagnie me saurait toujours gré de mes bonnes intentions. En effet, je trouvai les régents du collége favorablement disposés à me donner, comme à Clermont, des écoliers de toutes classes; mais alors mon ambition était d'avoir une école de philosophie. Ce fut de quoi je m'occupai.

Mon âge était toujours le premier obstacle à mes vues. En commençant mes grades par la philosophie, je me croyais au moins capable d'en enseigner les éléments; mais presque aucun de mes écoliers ne serait moins jeune que moi. Sur cette grande difficulté, je consultai un vieux répétiteur appelé Morin, le plus renommé dans les colléges. Il causa longtemps avec moi, et me trouva suffisamment instruit. Mais le moyen que de grands garçons voulussent être à mon école! Cependant il lui vint une idée qui fixa son attention. << Cela serait plaisant, dit-il en riant dans sa barbe. N'importe, je verrai: cela peut réussir. » Je fus curieux de savoir quelle était cette idée. « Les Bernardins ont ici, me dit-il, un séminaire où ils envoient de tous côtés leurs jeunes gens faire leurs cours. Le professeur de philosophie qu'ils attendaient vient de tomber malade, et pour le suppléer jusqu'à son arrivée, ils se sont adressés à moi. Comme je suis trop occupé pour être ce suppléant, ils m'en demandent un, et je m'en vais vous proposer. »

On m'accepta sur sa parole. Mais, lorsqu'il m'amena le lendemain, je vis distinctement l'effet du ridicule qui naissait du contraste de mes fonctions et de mon âge. Presque toute l'école avait de la barbe, et le maître n'en avait point. Au sourire un peu dédaigneux qu'excitait ma présence, j'opposai un air froid et modeste avec dignité; et tandis que Morin causait avec les supérieurs, je m'informai avec les jeunes gens de la règle de leur maison pour le temps des études et pour l'heure des classes; je leur indiquai quelques livres dont ils avaient à se pourvoir, afin d'approprier leurs lectures à leurs études; et, dans tous mes propos, j'eus soin qu'il n'y eût rien ni de trop jeune, ni de trop familier; si bien que, vers la fin de la conversation, je m'aperçus que, de leur part, une attention sérieuse avait pris la place du ton léger et de l'air moqueur par où elle avait commencé.

Le résultat de celle que Morin venait d'avoir avec les supérieurs fat que le lendemain matin j'irais donner ma première leçon.

J'étais piqué du sourire insultant que j'avais essuyé en me présentant dans la maison. Je voulus m'en venger, et voici comment je m'y pris. Il est du bel usage de dicter à la tête des leçons de philosophie une espèce de prolusion qui soit comme le vestibule de ce temple de la sagesse où l'on introduit ses disciples, et qui par conséquent doit réunir un peu d'élégance et de majesté. Je composai ce morceau avec soin; je l'appris par cœur ; je traçai et j'appris de même le plan qui devait présenter l'ordonnance de l'édifice, et, la tête pleine de mon objet, je m'en allai gravement et fièrement monter en chaire. Voilà mes jeunes Bernardins assis autour de moi, et leurs supérieurs debout, appuyés sur le dos des bancs, et impatients de m'entendre. Je demande si l'on est prêt à écrire sous ma dictée. On me répond que oui. Alors les bras croisés, sans cahier sous les yeux, et, comme en parlant d'abondance, je leur dicte mon préambule, et puis ma distribution de ce cours de philoso

phie, dont je marque en passant les routes principales et les points les plus éminents.

Je ne puis me rappeler sans rire l'air ébahi qu'avaient mes Bernardins, et avec quelle estime profonde ils m'accueillirent lorsque je descendis de chaire. Cette première espiéglerie m'avait trop bien réussi pour ne pas continuer et soutenir mon personnage. J'étudiais donc tous les jours la leçon que j'allais dicter, et, en la dictant de mémoire, j'avais l'air de produire et de composer sur-le-champ. A quelque temps de là, Morin alla les voir, et ils lui parlèrent de moi avec l'étonnement dont on parlerait d'un prodige. Ils lui montrèrent mes cahiers; et, lorsqu'il voulut bien me témoigner lui-même sa surprise que cela fût dicté de tête, je lui répondis par une sentence d'Horace que Boileau a traduite ainsi :

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots, pour le dire, arrivent aisément.

Ainsi, chez les Gascons, je débutai par une gasconnade; mais elle m'était nécessaire, et il arriva que, le professeur Bernardin étant venu prendre sa place, Morin, qui ne pouvait suffire au nombre d'écoliers qui s'adressaient à lui, m'en donna tant que je voulus. D'un autre côté, la fortune vint encore au-devant de moi.

Il y avait à Toulouse un hospice fondé pour les étudiants de la province du Limosin. Dans cet hospice, appelé le collége de Sainte-Catherine, les places donnaient un logement et 200 livres de revenu, durant les cinq années de grades. Lorsqu'une de ces places était vacante, les titulaires y nommaient au scrutin, bonne et sage institution. Ce fut dans l'une de ces vacances que mes jeunes compatriotes voulurent bien penser à moi. Dans ce collége où la liberté n'avait pour règle que la décence, chacun vivait à sa manière; le portier et le cuisinier étaient payés à frais communs. Ainsi, par mon économie, je pus verser dans ma famille la plus grande partie du fruit de mon travail; et cette épargne, qui suivait tous les ans l'accroissement de

mon école, devint assez considérable pour commencer à mettre mes parents à leur aise. Mais, tandis que la fortune me procurait les jouissances les plus douces, la nature me préparait les plus déchirantes douleurs. J'eus cependant encore quelque temps de prospérité.

En feuilletant par hasard un recueil des pièces couronnées à l'académie des Jeux floraux, je fus frappé de la richesse des prix qu'elle distribuait : c'étaient des fleurs d'or et d'argent. Je ne fus pas émerveillé de même de la beauté des pièces qui remportaient ces prix, et il me parut assez facile de faire mieux. Je pensai au plaisir d'envoyer à ma mère de ces bouquets d'or et d'argent, et au plaisir qu'elle aurait elle-même à les recevoir de ma main. De là me vint l'idée et l'envie d'être poëte. Je n'avais point étudié les règles de notre poésie. J'allai bien vite faire emplette d'un petit livre qui enseignait ces règles, et, par le conseil du libraire, j'acquis en même temps un exemplaire des odes de Rousseau. Je méditai l'une et l'autre lecture, et incontinent je me mis à chercher dans ma tête quelque beau sujet d'ode. Celui auquel je m'arrêtai fut l'invention de la poudre à canon. Je me souviens qu'elle commençait par ces vers :

Toi qu'une infernale Euménide

Pétrit de ses sanglantes mains.

Je ne revenais pas de mon étonnement d'avoir fait une ode si belle. Je la récitais dans l'ivresse de l'enthousiasme et de l'amour-propre, et, en la mettant au concours, je n'avais aucun doute qu'elle ne remportât le prix. Elle ne l'eut point; elle n'obtint pas même le consolant honneur de l'accessit. Je fus outré, et, dans mon indignation, j'écrivis à Voltaire, et lui criai vengeance en lui envoyant mọn ouvrage. On sait avec quelle bonté Voltaire accueillait les jeunes gens qui s'annonçaient par quelque talent pour la poésie : le Parnasse français était comme un empire dont il n'aurait voulu céder le sceptre à personne au monde, mais dont il se plaisait à voir les sujets se multiplier. Il me fit une de ces réponses qu'il tournait avec tant de grâce, et dont il était

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