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tiquité c'est qu'on a du chagrin contre son siècle et l'antiquité en profite. On met les anciens bien haut pour a baisser ses contemporains. Tout au plus y aurait-il quelque inégalité imperceptible. L'ordre de la nature a l'air bien constant" (1).

L'opinion que Fontenelle exprime dans ce dialogue sous le nom de Socrate c'est qu'il y a toujours les mêmes défauts: sur la terre, les mêmes vertus et les mêmes vices, la même majorité de fous et la même minorité de sages: "Sur ce nombre prodigieux d'hommes, assez déraisonnables qui naissent en cent ans, la nature en a peut être deux ou trois douzaines de raisonnables qu'il faut qu'elle répande par toute la terre, et vous voyez bien qu'ils ne se trouvent jamais nulle part en assez grande quantité pour y faire une mode de vertu et de droiture" (2).

L'esprit humain fait des progrès, le cœur ne change pas; les idées changent et se perfectionnent, mais les passions sont toujours les mêmes. Dans le dialogue entre Artémise et Raymond Lulle, Fontenelle se place entre les partisans des anciens qui affirment la décadence perpétuelle de l'humanité, et ceux des modernes qui croient à la perfectibilité indéfinie. "Il faut dit Raymond Lulle qu'en toutes choses les hommes se proposent un point de perfection audelà même de leur portée. Ils ne se mettraient jamais en chemin s'ils croyaient n'arriver qu'où ils arrivent effectivement. Il faut qu'ils aient devant eux un terme imaginaire qui les anime ❞ (3).

Enfin dans le dialogue entre Erasistrate et Harvey, Fontenelle établit le progrès des connaissances humaines dans les sciences.

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(1) SOCRATE-MONTAIGNE. Dialogue III. Tome I, p. 21. (2) Idem, idem.

(3) Morts anciens avec les modernes. Dialogue II, p. 68.

"J'avoue, dit Erasistrate, que les modernes sont meilleurs physiciens que nous, ils connaissent mieux la nature, mais ils ne sont pas meilleurs médecins... Nous voyons venir ici tous les ans autant de morts qu'il en est jamais venu". On voit par là que notre auteur croit au progrès, mais il ne croit pas au profit que les hommes peuvent en tirer: "Pour ce qui est de l'utilité, je crois que découvrir un nouveau conduit dans le corps de l'homme, ou une nouvelle étoile dans le ciel, c'est bien la même chose " (1). Avant d'entrer en lice contre l'antiquité avec la "Digression sur les anciens et le modernes ce n'est pas seulement dans les "Dialogues des morts" que notre auteur lance des traits contre l'autorité des anciens. Nous trouvons des expressions de mépris contre l'antiquité parsemées dans toutes ses œuvres, lancer des pointes contre elle c'est pour lui une obsession.

Je veux en donner ici quelques exemples: "Les anciens étaient jeunes auprès de nous "(2). Cette pensée reproduit celles de Bacon, de Pascal et de Malebranche, que nous avons vue plus haut.

Ailleurs il dit: "Et voilà les raisonnements de cette an tiquité si vantée ". "Tout ce qu'ont dit les anciens soit bon soit mauvais est sujet à être bien répété et ce qu'ils ont pu eux-mêmes prouver par des raisons suffisantes se prouve à présent par leur autorité seule. S'ils ont prévu cela, ils ont bien fait de ne pas raisonner si exactement " (3). Et encore dans l'"Histoire des Oracles" il juge ainsi les grecs: "Les grecs avaient tant d'esprits que leur raison en souffrait un peu ".(4) Par l'affinité de ses idées avec celles

(1) Morts anciens avec les modernes. Dialogue V, p. 21. (2) Entretiens 5o soir.

(3) Histoire des Oracles Ire dissertation.

(4) Histoire des Oracles Ire dissertation, ch. VII.

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de Perrault, Fontenelle s'annonçait comme un des plus vaillants défenseurs du parti des modernes. Son œuvre capitale sur la "Quérelle " qui s'agitait alors est la "Disgression sur les Anciens et les Modernes " mais il est important, pour bien juger ses opinions de connaître ses Reflexions sur la poétique "(1) où il développe ses idées sur la poésie en générale, et son "Discours sur la nature de l'Eglogue" où il donne son jugement sur le poètes anciens.

Les "Réflexions " sont précédées d'un article qu'il pu blia dans le "Mercure" de janvier 1687, où sous forme d'allegorie il fait la déscription de l'" Empire de Poésie "

Dans les "Réflections sur la Poétique " Fontenelle assigne deux causes à la poésie: la musique du discours mésuré et le plaisir de la difficulté vaincue, il ne considère que la partie materielle de l'art; il prend la versification pour la poésie. Il parle comme en passant du plaisir que les grandes images procurent à l'esprit. Il condamne les images fabuleuses de l'antiquité et il veut qu'on leur substitue des images réelles. Mais les images qui sont à son avis vraiment belles et neuves sont les images spirituelles. Il est enthousiaste de la poésie purement philosophique et cite comme exemple de poésie intellectuelle une strophe de son ami La Motte.

Par ce penchant à ne voir dans la poésie que le mérite de la difficulté vaincue Fontenelle annonce le XVIIIe siècle qui n'a d'autre préoccupation que de se montrer sévère pour la rime. Par esprit de famille il n'arrive pas comme La Motte à proposer qu'on écrivît en prose comme l'avait prophétisé, sans les savoir, dans une épigramme J. B. Rous

(1) FONTENELLE. Vie de M. de Corneille avec l'histoire du théâtre français jusqu'à lui et des réflections sur la Poétique; ouvrage écrit en 1685 et perfectionné jusqu'en 1742.

seau. Il représentait La Motte recitant des odes sur le Parnasse à la présence d'Apollon et des Muses :

"Lors Apollon baillant à bouche close:
Messieurs, dit-il, je n'y vois qu'un défaut,
C'est que l'auteur devait la faire en prose.

Fontenelle n'est point du tout artiste, on le voit par ses idées sur la poésie: il ne comprend ni la beauté de la grande poésie, ni sa simplicité: voilà pourquoi il n'a pas été sensible a l'antiquité. Dans ses "Remarques sur le théâtre grec" il appelle Eschyle" une espèce de fou qui avait l'imagination vive et pas trop réglée ". "On ne sait ce que c'est que son Prométhée, dans lequel il n'y a ni sujet, ni dessin, mais des emportements fort poétiques et fort hardis ".

Quant à Euripide "il ne connaît point du tout l'intrigue, et les jeux de théâtre sont rares dans ses pièces Hercule faisant bonne chère chez Alceste est: "si grotesque, qu'on dirait d'un crocheteur de confrérie ". Il juge Aristophane" plaisant" et lui trouve: "de fort bonnes choses" vu que l'imperfection de ses pièces qu'il dit sans art, sans nœud et sans dénoûment est dû au fait que la comédie ne faisait que de naître en Grèce ".

"Fon

Dans son "discours sur la nature de l'Eglogue tenelle expose tour à tour ses théories sur Théocrite et Virgile. Le tort des faiseurs d'Eglogues selon lui est d'exagérer dans la peinture des bergers et de les peindre ou trop tels qu'ils sont, ou de les élever tout à fait au dessus de leur conditions et de leur caractère.

Il n'y a selon lui d'agréable, de poétique dans la vie champêtre que l'idée de tranquillité qui s'y attache. Chèvres et brebis ne sont qu'un décor mais les longs loisirs des bergers se prêtent à des douces amours et à

une félicité simple et facile. Il trouve les bergers de Théocrite quelquefois au-dessus de leur condition, quelquefois trop grossiers: ceux de Virgile sont trop élevés. Selon Fontenelle les bergers doivent avoir des sentiments délicats et ⚫un langage simple et champêtre. Leur naïveté doit exclure le raffinement, mais non les lumières et la finesse, et pourvu qu'ils parlent simplement ils ont droit d'avoir de l'esprit.

C'est dans la "Digression sur les Anciens et les Modernes, que la question est nettement posée par Fontenelle; il y établit la supériorité des Modernes. Dans ce morceau il dit librement et agréablement son opinion, il étale sa foi au progrès, il affirme la fixité des lois de la nature.

"Toute la question de la prééminence entre les Anciens et les Modernes, dit-il, au commencement de sa Digression, étant une foi bien entendue, se réduit à savoir si les arbres. qui étaient autrefois dans nos campagnes étaient plus grands que ceux d'aujourd'hui... La nature a entre les mains une certaine pâte qui est toujours la même, qu'elle tourne et retourne sans cesse en mille façons et dont elle forme les hommes, les animaux, les plantes, et certainement elle n'a point formé Platon, Demosthène, ni Homère d'une argile plus fine, ni mieux préparée que nos philosophes, nos orateurs et nos poètes... (1) ".

Donc comme nos arbres sont aussi grands que ceux d'autrefois, nous pouvons égaler Homère, Platon et Démosthène. Il se peut, sans doute, et Fontenelle ne l'oublie pas, qu'il y eût quelque différence due au climat, comme il y . en a pour les plantes, mais: "Le climat de la Grèce ou de l'Italie et celui de la France sont trop voisins pour mettre quelque différence sensible entre les Grecs, les Latins et nous; quand il y en metraient quelqu'une elle serait fort aisée à effacer ”.

(1) Digression sur les Anciens et les Modernes, tome II, p. 125.

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