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Et les pères et mères ne sont pas moins attirés que les enfants par la charité catholique et française. Le successeur de Vincent de Paul, le supérieur général des Lazaristes, visitant sur les lieux ces divers établissements, écrivait en 1840: « Ce n'est pas seulement par les soins que nos sœurs donnent à la jeunesse dans leurs écoles de Smyrne et de Constantinople qu'elles ont su rendre leurs établissements chers à ces contrées et utiles à la religion: un autre avantage, dont il faut tenir compte à leur dévouement, est de faire briller sur cette terre infidèle et au sein des peuples hérétiques les inimitables œuvres de la charité chrétienne. Il est aisé de reconnaître, en visitant le Levant, que, pour frapper l'esprit des Orientaux et les incliner vers la foi, ce n'est pas assez du zèle apostolique, des vertus et des prédications, il faut des œuvres. Les Turcs ne discutent point, mais ils voient; sourds à un raisonnement, ils sont sensibles à un bienfait la reconnaissance est la voie la plus sûre pour les conduire à la vérité. Cette observation,-fondée sur leur caractère bien connu, vient encore d'être justifiée par l'expérience. Vous le savez, chez les Turcs, un chrétien est un être méprisé, à qui ils n'accordent jamais l'entrée de leur maison; une chrétienne même n'est jamais admise dans l'intérieur de la famille. Eh bien! à Smyrne, où nous avons établi pour les malades un service de secours à domicile, la sœur de Charité est tout autrement traitée. Non-seulement les portes s'ouvrent devant elle, mais encore sa visite, désirée, sollicitée même, est regardée comme une marque d'honneur à laquelle on attache le plus grand prix, dont on conserve un religieux souvenir. On regarde comme du plus heureux augure les innocentes caresses qu'elle fait aux enfants : c'est à qui pourra les lui présenter, comme pour les bénir. Pourquoi cette touchante exception en sa faveur? Ah! c'est que la charité l'inspire et que les bienfaits l'accompagnent. Le mahométan voit quelque chose de surnaturel dans une fille qui a traversé les mers et tout sacrifié pour venir panser ses plaies et soulager ses douleurs. Il est même arrivé à quelques-uns de demander ingénument à ces religieuses si elles étaient ainsi descendues du ciel. La cour de leur maison se remplit chaque jour de malades turcs qui viennent les consulter. Quel est l'étonnement de ces infidèles, lorsque, offrant aux sœurs le prix des remèdes qu'elles préparent, il les entendent répondre qu'elles ne veulent et ne peuvent rien recevoir. Ils restent comme stupéfaits en présence d'un dévouement si pur, de sentiments si désintéressés. Enfin, chose, bien remarquable, les imans turcs et les prêtres hérétiques réclament aussi les secours des filles

de saint Vincent de Paul, et professent pour elles la plus profonde vénération1. >>

En relisant ces paroles et en considérant tout cet ensemble de choses, il nous semble entrevoir le dénouement mystérieux de l'histoire humaine. Nous avons vu le premier homme se diviser entre Dieu et l'enfer, nous avons vu l'un de ses fils tuer l'autre, et toute sa postérité se divisant en enfants de Dieu et en enfants de l'homme, jusqu'à ce que, le mal prévalant sur toute la terre, un déluge d'eaux vînt la noyer. Nous avons entendu en même temps une promesse divine, qu'il viendrait un Sauveur, à la fois Dieu et homme, pour réconcilier les hommes à Dieu, et les hommes entre eux. Cette réconciliation du ciel et de la terre, cette réunion des esprits, cette pacification universelle se prépare matériellement par la guerre, par la force du glaive. Les Assyriens de Nemrod et de Nabuchodonosor, les Perses de Cyrus, les Grecs d'Alexandre commencent par Babylone, les Romains achèvent par Rome, de ramener forcément les principaux peuples à l'unité matérielle d'un empire universel. LeSauveur promis, Dieu et homme, les amène à l'unité de son empire spirituel, par la grâce, par la persuasion, par la charité : des milliers d'apôtres et de docteurs, des millions de martyrs et de vierges y travaillent au prix de leur sang et de leur vie. Les schismes, les hérésies, les scandales viennent à la traverse. Le glaive des Barbares, le glaive des Huns, des Vandales, des Turcs, des Arabes, des Tartares, et, à leur défaut, le glaive des guerres civiles, puniront les schismes, les hérésies, les scandales invétérés. Dieu se sert des plus méchants pour corriger les autres. Mais pour opérer le bien même, convertir à soi les cœurs, y répandre sa grâce et sa miséricorde, il se sert de ce qu'il y a de plus petit et de plus humble: il choisit la Vierge de Nazareth, pour se donner au monde luimême, il choisit de pauvres pêcheurs, pour propager cette bonne nouvelle par toute la terre; et aujourd'hui, pour achever cette œuvre de tous les siècles, pour réunir en son Eglise les peuples les plus rebelles, il choisit des frères et des sœurs d'école, il choisit des frères et des sœurs de charité. Ce que n'a pu ni l'épée des croisés, ni la science des docteurs, ouvrir les maisons, ouvrir les cœurs des Turcs et des Arabes à la foi chrétienne, une sœur d'école le fera, une sœur de charité le fera.

Et ce qui n'est pas moins merveilleux, l'instituteur de ces sœurs

'Lettre du 20 novembre 1840, de M. Etienne, alors procureur général de Saint-Lazare.

d'école et de charité, le patriarche de ces humbles conquérantes, Vincent de Paul, leur a prédit que Dieu les appellerait un jourà lui conquérir les nations de l'Orient. Cette prédiction est consignée nettement et à plusieurs reprises dans les conférences qu'il leur faisait, conférences qui ont été mises aussitôt par écrit et se conservent depuis deux siècles dans les archives de Saint-Lazare. Nous avons appris ce fait d'une manière bien inattendue, mais très-certaine, de la bouche même d'un de ses successeurs. Vincent de Paul serait ainsi appelé à compléter, par ses humbles filles, l'œuvre de tous les conquérants spirituels et temporels que Dieu a suscités depuis le commencement des siècles, la conversion des peuples à Dieu et à son Eglise.

Le saint homme mourut le vingt-septième de septembre 1660, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Depuis cinq années entières, il souffrait d'une fièvre périodique et d'autres maladies. Il éprouvait toutes les nuits des sueurs qui achevaient de l'épuiser. Le temps destiné au sommeil n'était point pour lui un temps de repos. Cela ne l'empêchait pas de se lever régulièrement à quatre heures du matin, de dire la messe, et de donner chaque jour un temps considérable à l'oraison. Il ne diminuait rien non plus de ses autres exercices de piété, ni de la pratique de ses œuvres ordinaires de charité. C'est précisément à cette époque de souffrances, qu'il fit pour l'Eglise et pour les pauvres la meilleure partie des grandes choses que nous avons vues. Une de ses dernières actions, fut d'envoyer douze mille livres aux Maronites du Mont-Liban, pour leur donner moyen d'obtenir du Grand-Turc un gouverneur plus traitable. Plus il sentait approcher son dernier moment, plus il redoublait de zèle pour l'instruction de ses enfants spirituels, les prêtres de la mission et les sœurs de la Charité. La pensée de la mort l'occupait continuellement : tous les jours, après avoir dit la messe, il récitait les prières de l'Eglise pour les agonisants, avec les recommandations de l'âme et les autres actes par lesquels on prépare les fidèles à paraître devant Dieu. Le pape Alexandre VII, ayant été informé de l'extrême faiblesse où il était réduit, le dispensa de la récitation du bréviaire; mais le serviteur de Dieu ne vivait plus quand arriva le bref de dispense. La dispense est du vingt septembre 1660. A cette époque, l'insomnie des nuits et l'extrême faiblesse du corps causaient au saint prêtre un assoupissement dont jusque-là il s'était assez bien défendu. Il le regardait comme l'image et l'avantcoureur d'une mort très-prochaine. C'est le frère, disait-il en souriant, la sœur ne tardera pas à le suivre.

Vincent de Paul a été béatifié l'an 1729 par Benoit XIII, et canonisé l'an 1735 par Clément XII. Sa vie entière, son nom seul apprennent à tous les siècles et à tous les peuples ce que c'est qu'un prêtre, et ce que c'est que l'esprit de Dieu et de l'Eglise qui doit l'animer.

FIN DU VINGT-CINQUIÈME VOLUME.

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