Page images
PDF
EPUB

pour le dernier acte de cette sanglante tragédie, Léon Caniémon monta sur le toit que portaient les colonnes, et qui n'était pas fort élevé, et, ayant fait faire silence de la main, parla de la sorte : <Mes frères, admirez la force de la foi dans de faibles créatures; les préparatifs d'un supplice affreux, vous le voyez, ne nous inspirent que de la joie, et j'espère que cette joie redoublera au milieu des flammes. Je laisse aux infidèles à conclure quelles doivent être la sainteté et la supériorité d'une religion qui nous élève si fort au-dessus de l'humanité. Pour vous, mes frères en Jésus-Christ, que ces feux ne vous effraient point, leur activité ne fera qu'accélérer notre victoire, ou plutôt celle de la grâce qui nous fait combattre, et quelques moments de douleur nous procureront un poids immense de gloire qui durera autant que l'éternité. » A ces mots, il fut interrompu par les applaudissements des fidèles; et comme il vit qu'on ne l'écoutait plus, il descendit ét alla se ranger à sa colonne, où il fut lié.

Les autres l'étaient déjà, et dans l'instant on mit le feu au bois, qui était éloigné de trois pieds des martyrs. Un chrétien, qui s'était placé exprès le plus proche du bûcher, leur fit alors une courte, mais pathétique exhortation, et, élevant une bannière qu'il portait et où était l'image du Sauveur attaché comme eux à la colonne, il les avertit de jeter souvent les yeux sur ce divin modèle, et de se souvenir qu'un Dieu avait fait le premier pour eux ce qu'ils allaient faire pour lui. La flamme parut dans le moment avec une fumée si épaisse, qu'on fut quelque temps sans rien voir. Elle se dissipa enfin, et alors la vue de ces illustres mourants occupa de telle sorte toute cette nombreuse assemblée, qu'il s'y fit un trèsgrand silence. Les martyrs témoignèrent jusqu'à la fin une constance vraiment héroïque, et nul ne donna la moindre marque de faiblesse; mais, la plupart étant morts ou sur le point d'expirer, il arriva deux choses qui causèrent bien de l'admiration.

Les liens qui attachaient le fils d'Adrien Mondo, le petit Jacques, étaient brûlés, et il semblait que le feu n'eût pas encore touché cet enfant, lorsqu'on l'aperçut qui courait au travers des flammes et des brasiers. On crut d'abord que, ne pouvant plus supporter l'ardeur de cette horrible fournaise, il cherchait à s'échapper; et on lui cria d'avoir bon courage. Mais on cessa de craindre, lorsqu'on le vit tourner du côté où était sa mère, et, après l'avoir jointe, la tenir étroitement serrée, comme pour mourir entre ses bras. Cette sainte dame, qui depuis quelque temps ne donnait plus aucun signe de vie, sembla se réveiller en ce moment; elle oublia ses propres douleurs, et ne parut plus occupée que du soin d'ex

horter son fils à consonimer son sacrifice avec le même courage qu'il avait montré jusque-là. L'enfant tomba enfin à ses pieds; un moment après elle tomba elle-même sur lui, et ils expirerent ainsi tous les deux presque en même temps.

à

La fille de cette héroïque mère, la soeur de ce jeune martyr, la vierge Marie-Madeleine, âgée de dix-neuf ans, donnait de son côté un spectacle plus étonnant encore. Elle restait seule debout, et, quoique tout embrasée, elle paraissait encore pleine de vie et de force. A la voir immobile et les yeux doucement élevés vers le ciel, on eût dit qu'elle était tout-à-fait insensible ou dans une profonde contemplation qui lui causait une extase complète, lorsque tout coup on l'aperçut qui ramassait des charbons allumés, les portait sur sa tête et s'en formait une couronne. Il semblait que, sentant approcher sa fin, elle voulait se parer pour aller au-devant de son céleste époux. Cependant elle se consumait peu à peu; mais à mesure que son corps s'affaiblissait, sa ferveur paraissait se ranimer, et l'on ne cessa de l'entendre louer les miséricordes du Seigneur, que quand on la vit couler doucement le long de sa colonne, se coucher sur les charbons ardents, aussi tranquillement qu'elle eût fait sur un lit, et rendre les derniers soupirs.

Alors les soldats, qui gardaient une espèce de barrière qu'on avait faite autour du bûcher, u'en furent plus les maîtres, et les chrétiens emportèrent sans résistance les corps des martyrs, qui furent trouvés entiers et sans aucune odeur. On enleva jusqu'aux charbons sur lesquels ces sacrées reliques étaient étendues, et aux colonnes où elles avaient été attachées. Le corps de l'illustre MarieMadeleine fut d'abord porté à Conzura par ceux de cette bourgade qui avaient assisté à l'exécution; mais on les obligea de le restituer, et tous furent mis dans des caisses d'un bois précieux, garnies de velours en dedans, et transportés à Nangazaqui, où on les présenta à l'évêque du Japon avec les actes de ce martyre, signés d'un grand nombre de témoins oculaires. Le prélat les examina avec soin, entendit de nouveau les témoins, dressa un procèsverbal de toutes les formalités prescrites par l'Eglise, et déclara par provision que ces buit personnes étaient véritablement martyrs de Jésus-Christ, et en conséquence fit rendre à leurs sacrés corps tous les honneurs qui leur étaient dus. Il envoya ensuite à Rome toutes les pièces du procès, et le procès même avec les reliques des nouveaux martyrs.

Le pape Urbain VIII, dans le temps de la béatification de sainte Marie-Madeleine de Pazzi, envoya une croix aux Carmélites de Florence. Ce présent était accompagné d'un bref, dans lequel lé

pontife déclare qu'il a mis au haut de la croix une parcelle de la vraie croix de notre Seigneur; au bras droit, des reliques de sainte Marie-Madeleine, l'amante de Jésus-Christ, lesquelles lui avaient été envoyées de Provence; et au bras gauche, « un ossement de la main de la bienheureuse Marie-Madeleine, vierge japonaise, qui a souffert le martyre du feu pour la foi de Jésus-Christ, et qui, tandis qu'elle était consumée par les flammes, ayant pris des charbons ardents et les ayant mis sur sa tête, les yeux élevés vers le ciel, rendit ainsi son âme à Dieu1. » Dans ces paroles d'Urbain VIII, il y a une espèce de béatification de la vierge japonaise.

L'évêque du Japon, Louis Serqueyra, mourut au commencement de l'année 1614. Comme il n'avait point de coadjuteur sur les lieux, point de clergé indigène fortement organisé, et qu'on était à la veille d'une persécution générale, sa mort fut un grand malheur. Le Pape lui donna bien pour successeur un autre Jésuite, Diégo Valens, mais qui ne dépassa point Macao, et ne put jamais visiter son église du Japon. A la mort de son prédécesseur, les missionnaires se trouvèrent en désaccord sur la juridiction ecclésiastique. Le provincial des Jésuites se porta pour administrateur de l'évêché, en vertu d'un bref apostolique; le supérieur des Franciscains envoyés au Japon par le métropolitain, l'archevêque de Manille, se prétendit administrateur de son côté; le clergé séculier, qui n'était composé que de sept prêtres, finit par se déclarer pour le supérieur des Franciscains, et publia un mandement en conséquence 2, Cette division dura jusqu'à ce que l'archevêque de Goa, en sa qualité de primat, eut déclaré le provincial des Jésuites et ses successeurs à l'avenir seuls administrateurs de l'évêché du Japon, toutes les fois que le siége serait vacant : cette sentence fut confirmée en 1618 par Paul V, et en 1652 par Urbain VIII. Un remède plus simple et plus radical eût été, depuis soixante ans de christianisme, d'exécuter franchement les ordres du Siége apostolique, de fonder au Japon de vrais séminaires, d'y créer un clergé indigène, canoniquement organisé. Qu'après soixante ans de prospérité religieuse, le clergé indigène du Japon se borne à sept prêtres séculiers, sans aucun titre ecclésiastique pour faire autorité en cas de besoin, c'est là une faute énorme. Quiconque s'en est rendu coupable, peut s'attribuer la ruine du christianisme au Japon. Cette négligence à former un clergé indigène accrédita singulièrement les insinuations des marchands hollandais auprès du cubosama, que les missionnaires étrangers n'étaient que des émissaires du roi d'Espagne,

'Hist. du Japon, t. 4, p. 334. 2 Ibid., 1. 13, p. 344.

pour lui préparer la conquête du Japon, comme de tant d'autres pays.

Le cubosama publia donc, en 1614, un édit qui bannissait tous les missionnaires, prescrivait la démolition de toutes les églises, ordonnait à tous les Japonais qui avaient embrassé le christianisme d'y renoncer sous peine de mort. Un grand nombre des plus considérables familles chrétiennes de Méaco, de Sacai et d'Ozaca sont exilées dans le nord du Japon, avec soixante-treize seigneurs ou gentilshommes, parmi lesquels on trouve un frère du martyr Paul Miki et un roi d'Ava, Dans la suite, le nombre des bannis augmenta considérablement, et tout un canton, nommé Tsugaru, jusqu'alors entièrement désert, en fut peuplé. On y voyait des personnes du plus haut rang habiter dans les cabanes qu'elles étaient obligées de se bâtir elles-mêmes, défricher à force de bras un terrain stérile, et n'avoir pour soutenir une vie languissante que ce qu'une terre ingrate, cultivée par des mains peu accoutumées à ce pénible travail, pouvait leur fournir. Tsugaru devint une autre Thébaïde, mais habitée par des confesseurs, dont plusieurs versèrent leur sang pour la foi. Elle se peuplait de jour en jour de chrétiens de tout âge et de tout sexe, qu'on y envoyait de toutes les provinces de l'empire; et leur ferveur croissait avec leur nombre. Ils étaient presque nus, et seraient bientôt morts de froid, de faim et des autres misères qu'ils enduraient, sans les secours que leurs frères du Japon avaient soin de leur faire tenir de temps en temps. Les missionnaires, notamment les Jésuites Jérôme de Angelis, Diégo Carvalho et Jacques Yuki, qui ont été tous trois martyrs, les secouraient spirituellement avec des dangers et des fatigues extrêmes, mais dont ils se croyaient bien dédommagés par la consolation qu'ils ressentaient à la vue de ces véritables chrétiens, dont la patience et la sainteté faisaient l'admiration des infidèles mêmes et le plus bel ornement de cette église. Tout le temps que leur laissait. libre la nécessité où ils étaient de pourvoir par eux-mêmes à leur subsistance, ils le donnaient à la prière, et ils ajoutaient des jeûnes très-rigoureux et de rudes pénitences aux incommodités d'une vie si pénible d'elle-même. On voyait des personnes élevées dans l'opulence, des femmes délicatement nourries, des enfants et des vieillards caducs, à qui la ferveur inspirait une force que le plus bel âge ne donne pas toujours; des courtisans et des guerriers, qui n'avaient conservé de leur premier état que la noblesse des sentiments, qu'ils savaient parfaitement allier avec l'humilité et l'abnégation que prescrit l'évangile, tous occupés sans relâche; ou à bénir et remercier le Seigneur de leur avoir fait part de sa croix,

ou à fertiliser par un travail opiniâtre une terre sauvage et stérile, plutôt pour avoir de quoi prolonger leurs souffrances que pour se procurer de quoi se conserver la vie 1.

La même année 1614 parut un autre édit du cubosama, qui priva l'église du Japon de presque tout ce qui lui restait de personnes de la plus haute noblesse. Il portait que Juste Ucundono, fils du vertueux Tacayama, ainsi que l'ancien roi de Tamba, Jean Naytadono, le prince Thomas, son fils, la princesse Julie, sa sœur, Thomas Uquinda, un des plus grands seigneurs du royaume de Buygen, et quantité d'autres personnes qualifiées, en un mot tout ce qu'il y avait dans l'empire de chrétiens qui fissent quelque figure ou pussent donner de l'ombrage, seraient conduits à Méaco, et livrés par le gouverneur de cette capitale à celui de Nangazaqui, pour être ensuite embarqués et transportés hors des terres du Japon.

On connaît les dispositions de ces confesseurs de la foi, par ce que le saint roi de Tamba écrivit à un père de la compagnie de Jésus. « La persécution va toujours croissant, et, par la miséricorde du Seigneur, nous sommes en fort grand nombre disposés à donner tout notre sang pour la cause de Dieu. Je crois que ceci ne finira pas sitôt, et je me flatte que le divin Sauveur veut que nous ayons quelque part à ses souffrances. Si cela arrive, nous aurons la consolation de marcher sur les pas de ces anciens martyrs qui ont fait la gloire de l'Eglise dans ses plus beaux jours, et qui l'ont cimentée de leur sang. Priez pour nous, mon cher père, et conjurez l'auteur de tout bien de nous accorder la grâce de persévérer jusqu'à la fin. Qui l'eût cru que notre chère patrie dût être assez heureuse pour donner des martyrs à Jésus-Christ, et que de misérables pécheurs, comme nous, dussions être choisis pour entrer des premiers dans la lice! Cette seule pensée me remplit d'une joie inexprimable et me fait verser des larmes en abondance, dans le souvenir des bontés de Dieu à mon égard. »

Deux lettres, qu'on nous a conservées du prince Thomas, fönt voir que le fils ne le cédait pas à son père pour le zèle et les sentiments. Voici la seconde, qu'il écrivit aux fidèles de Cumamoto, tandis qu'il était enfermé dans une forteresse du Fingo, où l'on mettait sa foi aux plus rudes épreuves. « J'eus bien du chagrin, mes très-chers frères, lorsque j'appris dernièrement que la persécution avait fait quelques infidèles; mais la fidélité du plus grand nombre me console. Ah! que j'aurais de joie d'être auprès d'eux,

* Hist, dù Japan, t. 4, p. 359 et 432; t. 5, p. 58.

« PreviousContinue »