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souvent à si peu d'intervalle, qu'on en compte plusieurs centaines par année. Les accusations générales, ainsi que les aveux extorqués par la torture, portaient que, dans des lieux, des forêts et des nontagnes écartés, on avait célébré des fêtes nocturnes de débauche avec le diable et ses ministres. Ni état ni âge n'était épargné ; dans plusieurs pays sévèrement catholiques, par exemple à Bamberg et à Wurtzbourg, des ecclésiastiques furent condamnés et exécutés, comme ayant pris part à ces fêtes non-seulement des garçons et des filles d'un âge mûr, mais des enfants impubères, furent brûlés comme complices de leurs parents, sinon comme progéniture infernale issue d'un commerce avec des diables, ainsi qu'on fit plus tard, en d'autres lieux, à des enfants à la mamelle.

Une croyance et des poursuites si générales et si durables devaient avoir une cause réelle, fût-elle autre que celle qu'on croyait alors. Des savants ont cherché quelle put être naturellement cette cause : voici celle qui leur paraît la plus probable. Chez les anciens peuples de la Germanie, il y avait des fêtes populaires, semblables aux orgies nocturnes des Grecs et des Romains en l'honneur de Bacchus, dans lesquelles Horace nous dépeint Bacchus, à l'écart dans les montagnes, enseignant ses chants secrets aux nymphes et aux satyres, qui les exécutent par des danses: ces fêtes s'étaient conservées dans plus d'une province d'Allemagne : une société fort étendue de scélérats, aidés de quelques femmes de perdition , y auront rattaché des dispositions et des mesures, pour attirer à ces orgies nocturnes de jeunes femmes et filles, et y abuser d'elles déguisés en diables. Il paraît aussi que les libertins attiraient leurs victimes à des rendez-vous particuliers dans des maisons, où, sous le masque d'un démon élégant et vêtu en cavalier, ils triomphaient aisément de leur vertu chancelante. Menzel souhaite que cette explication puisse s'appliquer à la plupart des cas; mais il pense que le plus grand nombre des aveux faits en justice n'est dû qu'à la violence et à la crainte de la torture.

Vers la fin du quinzième siècle, 1489, Ulric Molitor, docteur en droit pontifical à Padoue, adressa un livre à l'archiduc Sigismond de Tyrol, où il combattait la croyance au pouvoir du diable pour opérer les prétendus sortiléges. Mais les universités et les magistrats furent d'une opinion contraire, et continuèrent pendant un siècle et demi à torturer et à brûler. Le protestant Benoit Carpzow, mort en 1666, dont les décisions en droit ecclésiastique et pénal étaient si estimées, qu'on l'appelait le législateur de la Saxe, soutenait

· Od., 1. 1, 1, 31, et 19, 1–4.

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[Livre 87. encore qu'on devait punir sévèrement non-seulement les sorciers, mais encore ceux qui nient la réalité des pactes avec le diable; et Jean-Henri Pott, célèbre professeur d'Iéna, y fit imprimér, l'an 1689, un écrit: Du commerce abominable des sorcières avec le diable. Au contraire, et c'est la remarque du protestant Menzel, ce furent des prêtres catholiques qui, pendant que tous les autres se taisaient, élevèrent la voix contre la déraison et l'inhumanité des procédures contre les sorciers et les sorcières dans le scizième siècle, Cornélius Laos, à Mayence, mort en 1593; et dans le dixseptième, les Jésuites Adam Tanner, mort en 1632, et Frédéric Spée. Tanner, mal famé parmi les théologiens protestants, comme écrivain polémique, proposa dans une œuvre de théologie de modérer les procédures; ce qui irrita tellement les juges de sorcellerie, que, s'ils avaient pu s'emparer de sa personne, ils lui auraient fait éprouver à lui-même la torture et ses suites. Le second, né l'an 1595, dans le Palatinat, de la famille noble de Spée de Langenfeld, maintenant élevée au rang de comtes, dévoila, dans un ouvrage spécial, l'an 1631, la complète absurdité de la procédure, avec une telle évidence, qu'elle devait frapper l'œil le plus prévenu, pour peu qu'il voulût voir. A l'âge de vingt ans, Spée était entré chez les Jésuites, et reçut à Wurtzbourg, où il se trouvait en 1627 et 1628, la commission de préparer à la mort environ deux cents pèrsonnes, ecclésiastiques, nobles, fonctionnaires, bourgeois et même des enfants de l'un et de l'autre sexe, qui furent conduites au bûcher. Dans les entretiens avec ces malheureux, il acquit la conviction qu'ils étaient tous innocents, et que ce n'étaient que les tourments de la question qui leur avaient extorqué un aveu contraire. Ils se confessaient d'abord sorciers et sorcières, crainte d'être remis à la torture; mais, quand ils eurent pris confiance, ils lui déclarèrent tout l'opposé, et protestèrent de leur innocence avec des larmes brûlantes. L'impossibilité de faire usage de ces communications, sans exposer de nouveau ces pauvres gens aux douleurs de la torture, auxquelles ils échappaient par le bûcher, le remplit d'un tel chagrin, que, quoiqu'il fût encore jeune, ses cheveux devinrent tout blancs. L'exposé qu'il nous fait de la procédure, d'après sa propre expérience, nous présente l'état social d'alors sous une forme qui fait véritablement frémir. La stupidité superstitieuse du peuple, la criminelle conduite des juges, et l'insouciance avec laquelle les princes livraient la propriété, l'honneur et la vie de leurs sujets, au cupide arbitraire de leurs employés subalternes et à la cruauté des bourreaux, forment dans l'histoire de l'humanité un si sombre ta

bleau, qu'auprès de lui les duretés du despotisme turc et les horreurs de la révolution française perdent presque leur ombre 1.

Ce tableau de l'état social, que le protestant Menzel a tiré des archives provinciales de l'Allemagne, convient sans aucun doute à l'Allemagne d'où il est tiré; mais nous ne voyons pas qu'il puisse s'appliquer à la France, ni surtout à l'Espagne et à l'Italie; car, dans ces derniers pays surtout, nous n'avons vu rien de semblable: au contraire, tandis que l'Allemagne se déchirait, s'ensanglantait, se brûlait de ses propres mains, nous avons vu l'Italie et l'Espagne cultiver, au milieu des fêtes, les lettres, les sciences et les arts. Un problème à résoudre, serait de savoir si l'inquisition d'Espagne et d'Italie ne serait pas pour quelque chose dans cette différence. Toujours est-il que jamais leurs plus grands ennemis n'ont reproché aux inquisiteurs les procédures que suivaient les juges ordinaires d'Allemagne, avec l'approbation des universités allemandes, et sur lesquelles le Jésuite Frédéric de Spée s'est efforcé d'éveiller leur conscience, mais sans beaucoup d'espoir. Il disait dans sa préface: « J'ai dédié mon livre aux magistrats de Germanie; mais à ceux qui ne le liront pas, non à ceux qui le liront. La raison, c'est que les magistrats qui ont assez de conscience pour penser devoir lire ce que je dis ici des causes des sorcières, ont déjà ce pourquoi il fallait lire ce livre, savoir le soin et l'attention pour bien connaître ces causes; ils n'ont donc pas besoin de le lire pour y prendre ce qu'ils ont déjà. Mais ceux qui sont d'une telle incurie, qu'ils ne liront ces choses ni ne s'en soucieront, ceux-là ont un extrême besoin de lire tout cela, afin d'y apprendre à être soigneux et attentifs. Que ceux-là donc lisent, qui ne liront pas ;, et que ceux qui liront ne lisent pas même 2. » Ces paroles du Jésuite furent vérifiées par le fait. De tous les princes d'Allemagne, l'archevêque de Mayence profita seul de son écrit: ailleurs les mêmes procédures continuèrent encore un demi-siècle..

Cependant les efforts du chef de l'Eglise pour amener la paix ne restèrent pas sans fruit; la paix se fit enfin, mais aux dépens de l'Eglise. Elle fut signée à Munster le vingt-quatre octobre 1648, et mise à exécution le vingt-six juin 1650, par le licenciement des armées. La grande difficulté fut de satisfaire l'appétit des princes luthériens et calvinistes pour les biens de l'Eglise catholique. Le plus affamé était le nouvel électeur de Brandebourg, Frédéric-Guillaume, à qui les Suédois prenaient une partie de la Pomeranie : pour le contenter, on lui jeta les évêchés de Magdebourg, Halbers

' Menzel, t. 8, c. 5. -2 Ibid., P. 71, note,

tadt et Camin; on eut même la générosité d'y joindre l'évêché de Minden. Quand on pense qu'un moine apostat de la même famille avait déjà volé le duché ecclésiastique de Prusse, on ne trouvera pas dans l'histoire une maison qui se soit enrichie plus adroitement par des vols d'églises, que la maison de Brandebourg : aussi estelle devenue le chef et le modèle de l'Allemagne protestante. La maison de Brunswick eut l'évêché d'Osnabruck, les abbayes de Wakenried et de Groningue, avec un bien enlevé à l'évêché de Halberstadt. Le petit duc de Mecklenbourg eut pour sa part les évêchés de Schwérin et de Ratzenbourg, avec quelques bailliages dérobés à l'ordre de Saint-Jean, Hesse-Cassel eut la riche abbaye de Hirsfeld, avec quelques autres domaines et une grande somme d'argent. On dirait les soldats de Pilate, aux pieds de la croix, se partageant les vêtements de celui qu'ils viennent de dépouiller et de crucifier.

Mais les princes luthériens et calvinistes d'Allemagne avaient volé bien autre chose depuis la pacification religieuse de Passau, 1555, et contre la teneur de cette pacification. C'est même parce que Ferdinand II avait parlé de restituer ces rapines de soixantedix ans, qu'ils appelèrent les Français et les Suédois à ravager l'Allemagne avec eux. Il fallait done apaiser leurs scrupules. En conséquence, on leur accorda, ou plutôt ils s'accordèrent à euxmêmes indulgence plénière pour tous leurs vols jusqu'en 1624, qui fut déclarée année normale, après laquelle ils promirent de ne plus voler, comme ils avaient promis de ne plus voler après 1555. Le Pape protesta contre cette apothéose séculière du vol et du brigandage on n'eut aucun égard à la protestation du Pape. Cependant il fit toujours bien de la faire; car, supposé qu'un jour les populations allemandes, devenues révolutionnaires et communistes, en usent avec les riches et les princes comme leurs princes en ont usé avec l'Eglise, il y aura toujours sur la terre un homme qui, ayant protesté contre la première injustice, pourra légitimement protester contre la seconde, et rappeler à tous cette sentence: C'est la justice qui élève une nation, et le péché qui perd les peuples. Et cet homme, c'est le Pape.

Nous avons vu les populations diverses de l'Espagne, après avoir expulsé les mahométans par une guerre de huit siècles, se réunir en un seul peuple, chercher la route maritime de l'Inde et de la Chine, trouver sur son chemin un nouveau monde, avec les empires du Mexique et du Pérou, et des îles sans nombre. Nous avons vu dans le même temps les populations diverses de l'Allemagne, unies jusqu'alors en un seul peuple, en un seul empire, se diviser

à la voix d'un moine, aider leurs princes à briser l'unité nationale, et plus encore l'unité religieuse, dans l'espoir d'augmenter les richesses matérielles, les libertés politiques et religieuses de chaque province. Après plus d'un siècle de révolutions et à la suite de trente ans de guerre civile, voici comme les diplomates de Munster et d'Osnabruck réglèrent la part des bonnes populations allemandes. 1o Les bourgeois et les paysans avaient compté s'enrichir de la dépouille des églises et des monastères ces biens sont réservés aux enfants des princes et des nobles, le fils du roturier n'a plus rien à y prétendre. 2o Les bonnes gens de luthériens comptaient, sous le nom de réforme, voir des évêques, des prélats plus zélés, prêchant de parole et d'exemple: ils auront pour évêques et pour prélats des princes, des nobles, des officiers civils et militaires, qui, contents de percevoir les revenus, ne songeront pas même à étudier un mot de théologie. 3o Ces bons Allemands, habitués à leurs diètes provinciales et leurs assemblées communales, comptaient augmenter leurs libertés civiles et politiques : les unes et les autres seront confisquées au profit du prince. 4o Dans leur bonhomie, luthériens et calvinistes espéraient du moins conserver leur libérté pleine et entière de religion et de conscience: le traité de Westphalie décide, d'après l'usage, que le droit de réformation appartient exclusivement au prince, que c'est à lui seul à régler la créance de ses sujets, quand et comme il lui plaît, et que les sujets n'ont d'autre alternative que d'adopter la religion variable du prince ou de quitter le pays. C'est à quoi se réduit la part que le congrès de Westphalie a faite aux populations protestantes de l'Allemagne : nous ne croyons pas que l'histoire puisse en offrir qu'on ait dupées d'une manière plus complète, ni qui soient si long-temps à s'en aper

cevoir.

Il fut statué généralement qu'on ne recevrait et ne tolérerait dans l'empire que les trois religions, le catholicisme, le luthéranisme et le calvinisme. Mais quelque soin qu'on prît pour les faire vivre en bon voisinage, on sentait bien que c'était un état contre nature. On ne pouvait oublier ces paroles du Sauveur : « Qu'ils soient tous une même chose, comme vous, ô Père, êtes en moi et moi en vous, afin qu'ils soient un en nous, et que le monde croie que vous m'avez envoyé 2. » De là, dans les actes mêmes de la pacification, ces clauses remarquables : « Jusqu'à ce que, par la grâce de Dieu, on se soit accordé sur les dissidences de religion 3. Jusqu'à ce que les controverses de religion soient terminées par une ? Joan., 17, 21. 3 Instrument. Osnab., art. 5, § 14.

Menzel, t. 8, c. 13.

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