Page images
PDF
EPUB

de Baïus: L'élévation de la nature humaine à la participation de la nature divine était due à l'intégrité de la première création, et par conséquent on doit l'appeler naturelle, et non pas surnaturelle.

Confondre ainsi la nature et la grâce, c'est confondre implicitement Dieu et l'homme, Dieu et la créature, comme les Brahmanes de l'Inde, les Bouddhistes et les anciens idolâtres; c'est s'exposer à tomber ou dans le panthéisme ou dans le naturalisme, à conclure que tout est Dieu ou que Dieu n'est rien, et qu'il n'y a de réel que la nature visible.

- Ainsi, nous avons un écrit de l'Oratorien Malebranche, Traité de la nature et de la grâce, où l'on trouve les agréments du style ; mais la doctrine n'en est pas sûre. Il y parle d'une grâce de son imagination, mais non de la grâce telle que la foi nous l'enseigne. Parlant sans cesse d'idées claires, il n'accumule sur la grâce et la nature que des idées confuses, inexactes, contraires à l'enseignement commun des théologiens, à la croyance commune des fidèles. Toute la grâce du premier homme, qu'il appelle grâce du créateur, était la lumière naturelle de la raison. Toute la grâce médicinale de l'homme déchu, c'est un plaisir prévenant, un amour d'instinct et d'emportement, un transport, pour ainsi dire, qui produit un amour semblable en quelque sorte à celui dont on aime les plus viles créatures, dont on aime les corps, dont les ivrognes aiment le .vin. Cette grâce, selon lui, au lieu d'augmenter ou de produire le mérite, le diminue; au lieu de purifier notre amour, en corrompt la pureté : l'homme ne mérite qu'autant qu'il va par lui-même vers le bien: Certes, c'est là ne reconnaître la grâce que de nom, c'est Ja nier, ou plutôt c'est l'ignorer complètement: on dirait l'homme animal qui ne saurait concevoir les choses de l'Esprit divin.

Une aberration si profonde et si capitale dans un homme tel que Malebranche, accuse dans les théologiens de son temps une négligence déplorable à bien faire ressortir la distance infinie qui existe nécessairement entre la grâce et la nature. Nous croyons que cette négligence n'a pas aidé médiocrement au jansénisme et au philosophisme à fausser les idées et les esprits du dix-septième et du dix-huitième siècle; à tel point que ces siècles, si vantés par euxmêmes, courent grand risque d'être taxés un jour de siècles d'ignorance lettrée. De là aussi, croyons-nous, vient cette espèce de divorce entre la théologie argumentative et la théologie de la piété,

'Malebranche. Traité de la nature et de la grâce, 3o discours, art. 17, 18, 29 et 30. Méditat. 14, n. 5 et 18. – Fénélon, t. 3, p. 242, édit. de Versailles.

entre la théologie des professeurs et la théologie des saints. Nous les avons vues réunies l'une et l'autre, au moyen âge, dans saint Thomas et saint Bonaventure. Dans les temps modernes, elles sont devenues comme étrangères l'une à l'autre, au grand préjudice, croyons-nous, de toutes les deux.

Nous avons admiré leur union dans saint François de Sales. Un pieux personnage, qui mourut en 1566, un an avant la naissance du saint évêque de Genève, nous a laissé un exemple pareil. C'est François-Louis Blosius, en français de Blois, parce qu'il était de la maison de ce nom, illustrée par ses alliances avec plusieurs têtes couronnées. Il naquit en 1506, au château de Donstienne, dans le pays de Liége, et se fit Bénédictin à l'abbaye de Liesse, en Hainaut. Il en devint abbé en 1550, refusa l'archevêché de Cambrai et l'abbaye de Tournai, que Charles-Quint, avec lequel il avait été élevé, le pressait d'accepter. Blosius s'occupa d'introduire la réforme dans son monastère, auquel il donna des statuts qui furent approuvés par Paul III en 1545, et y vécut dans la pratique exemplaire de toutes les vertus religieuses. Ses opuscules seuls le prouveraient écrits avec une élégante simplicité, ils respirent la piété la plus tendre. 1o Canon ou règle de la vie spirituelle, en trente-huit chapitres terminés par une humble et fervente prière, et par quelques hymnes où l'âme fidèle exprime à Jésus son amour. 2o Le Cabinet spirituel, contenant le miroir spirituel, le collier spirituel, la couronne et le petit écrin. 3o Trésor de pieuses prières. 4o Le Manuel des petits. 5o Psychagogie, ou récréation de l'âme, divisée en quatre livres, dont les trois premiers sont tirés de saint Augustin, et l'autre de saint Grégoire. 6° Collyre des hérétiques. 7o Comparaison d'un roi et d'un moine, traduite de saint Chrysostôme. 8° Consolation des pusillanimes. 9o Institution spirituelle, utile à ceux qui aspirent à la perfection. 10° Petite règle du novice. 11° Perle spirituelle, contenant un abrégé de la vie de Jésus-Christ tirée des évangiles, une explication de sa passion tirée de Tauler, etc. 12° Oratoire de l'âme fidèle. 13° Petit flambeau pour éclairer les hérétiques et les ramener de leurs erreurs. 14° Miroir des moines.

Un autre homme apostolique, animé du même esprit de foi, fut Jean Lejeune, surnommé le père l'Aveugle, né à Poligny l'an 1592, et mort en 1672. Il entra l'an 1614 dans la nouvelle congrégation de l'Oratoire, fondée par le père de Bérulle, depuis cardinal. Sa vie entière fut consacrée à prêcher apostoliquement, surtout les pauvres. En 1635, il devint aveugle: ce qui ne l'empêcha pas de continuer ses travaux de missionnaire jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans. Sur la fin de ses jours, ne pouvant plus sortir de sa chambre,

il y rassemblait les enfants du peuple pour les instruire. Les sermons du père Lejeune ont été imprimés en dix volumes, à Toulouse, du temps même de l'auteur, et depuis, en douze volumes, à Lyon, sous le titre de Missionnaire de l'Oratoire. Ils ont été traduits en latin et publiés à Mayence sous le titre, aussi vrai que beau, de Délices des pasteurs.

Dans un avis aux jeunes prédicateurs, le père Lejeune leur dit entre autres : « Les vieux nautonniers donnent quelquefois de bons avis aux jeunes ; non pas qu'ils aient toujours plus d'esprit ou de prudence que les jeunes, mais parce qu'ils ont plus d'expérience.

Le premier avis que je vous donne pour bien prêcher, c'est de bien prier Dieu; le second, c'est de bien prier Dieu; le troisième, le quatrième et le dixième, c'est de bien prier Dieu. Il est dit du Fils de Dieu, qu'il passait les nuits en prières, et qu'il allait, suivant sa coutume, prier à la montagne des Olives. L'instituteur du sacré ordre des prédicateurs, saint Dominique, était si assidu à l'oraison, qu'à Toulouse et aux autres monastères où il a demeuré, on ne marque point où était sa chambre, parce que le choeur de l'église était sa chambre, son étude et sa bibliothèque, où il passait la nuit et une grande partie du jour. Saint Thomas, saint Bonaventure, saint Vincent Ferrier et d'autres saints prédicateurs ont plus appris au pied des autels et du crucifix qu'en aucune école ou bibliothèque. -Ayez pour unique fin en vos sermons la gloire de Dieu et le salut des âmes; tout ce qui ne tendra pas à ce but vous obligera du moins au feu du purgatoire, et même vous fera mépriser par les gens du monde.

» Lisez et relisez assidûment l'Ecriture sainte. Vous n'entrerez en chaire que pour prêcher la parole de Dieu, comme ferait notre Seigneur Jésus-Christ, dont vous tenez la place. Il en faut donc bannir toute sorte de fables et autres sciences profanes. Un seul passage de la sainte Bible a plus de force sur l'esprit des chrétiens que cent raisonnements humains: ne craignez donc pas de la prêcher toute pure. Si vous voulez y ajouter quelque chose, les livres qu'il me semble que vous devez lire principalement sont : saint Augustin, saint Chrysostôme, la vie des saints et quelques commentaires sur l'Ecriture, si vous en avez le moyen; mais, après l'Ecriture, le livre que vous devez lire et relire souvent, ce sont les œuvres spirituelles de Grenade; il les faudrait savoir quasi toutes par cœur, et les prêcher partout, même mot à mot, et l'on verrait naître des fruits admirables.

» L'éloquence, l'élégance et l'emphase des paroles servent à persuader; mais je ne puis vous conseiller de prêcher par périodes

459 carrées, et d'user de pensées ou de pointes trop étudiées. 1o Le Fils de Dieu ne prêchait point comme cela, et saint Paul dit: Non avec des paroles persuasives de l'humaine sagesse. 2o Cela sent un peu la vanité, et toute imperfection du prédicateur mésédifie ses auditeurs. 3° Vous perdez du temps à rechercher ces fleurettes et à étudier ces périodes, et il le faudrait employer à prier Dieu, pour attirer sur vos paroles sa bénédiction. 4° Ces fleurs nuisent souvent aux fruits; car l'esprit de l'auditeur, s'amusant à admirer la gentillesse des paroles, ne s'applique qu'à demi à la vérité des sen

tences.

» La méthode qui est gardée en ces sermons est pour aider la mémoire, et non pour user d'artifice; car j'ai remarqué que le mouvement du Saint-Esprit, joint à une éloquence naturelle et naïve, persuade mieux que la rhétorique artificielle. Il y a en cette œuvre des fautes contre la politesse du langage français; c'est quelquefois par ignorance, d'autres fois je les affecte tout exprès pour me rendre plus intelligible au peuple. » Voilà comme s'exprime le père Lejeune lui-même.

L'édition de 1662 porte l'approbation de deux religieux, l'un Carme, l'autre Dominicain, conçue en ces termes : « Nous soussignés, docteurs-régents de l'université de Toulouse, certifions avoir lu avec exactitude le Missionnaire de l'Oratoire, composé par le R. P. Jean Lejeune, prêtre de l'Oratoire de Jésus, rempli d'une doctrine toute céleste, qui éclaire l'entendement et échauffe la volonté ; et, ce qui est assez rare ailleurs, on y voit partout un ordre admirable dans la multitude des pensées, des comparaisons naïves enchâssées avec un artifice très-agréable; il est clair dans l'embarras des matières les plus embrouillées, en telle sorte qu'il semble que Dieu ne lui ait fermé les yeux du corps que pour rendre plus clairvoyants ceux de l'esprit, en le faisant marcher d'un pas ferme et assuré dans les labyrinthes des plus difficiles questions de la théologie. Les prédicateurs y apprendront à parler plus du cœur que de la langue; les âmes dévotes, les principales règles d'une véritable et solide piété, et les pécheurs, les moyens de sortir de l'état funeste où leur volonté perverse les a réduits. Tel est notre sentiment. >>

Ce jugement des deux religieux ne nous paraît que juste. Et, si ce n'était un trop étrange paradoxe, nous dirions que, sauf la dif férence de style, le père Lejeune l'emporte sur tous les prédicateurs modernes pour l'ensemble et la profondeur de la doctrine, pour la merveilleuse application de l'Ecriture, des Pères et de la théologie, pour la sagesse pratique des réflexions. Nous ne connaissons aucuns sermons dont la lecture soit si instructive, si attachante, si propre

à faire naître dans l'esprit des idées neuves et originales, que les sermons du père Lejeune. Ils sont au nombre de trois cent soixantedeux, parmi lesquels vingt sur la sainte Vierge, plus de vingt sur le Saint-Sacrement de l'autel, vingt-huit sur les attributs de Dieu, principalement sa justice. Il est à regretter qu'il n'ait pas traité, avec la même profondeur et étendue, la matière de la grâce divine et de la vie surnaturelle.

Dans un sermon, qu'il y a fort peu de chrétiens qui vivent selon la foi, il se résume ainsi : « Il y a donc en ce monde quatre sortes de vies selon les quatre divers principes qui donnent le mouvement à toutes les actions des créatures vivantes et animées : la vie végétative, la vie sensitive, la vie raisonnable, la vie chrétienne. La vie végétative, c'est la vie des plantes qui ne s'emploient qu'à se nourrir et à s'accroître ; la vie sensitive, c'est la vie des animaux qui se conduisent par les sens; la vie raisonnable, c'est la vie des hommes qui se conduisent par la raison; la vie chrétienne, c'est la vie des -fidèles qui se conduisent par la foi. D'où il paraît que, même parmi les familles chrétiennes et catholiques, il y a beaucoup de belles plantes, de bonnes bêtes et d'honnêtes gens, mais fort peu de vrais chrétiens..

» Si Jésus-Christ nous dessillait les yeux de l'esprit et de la foi, comme il ouvrit les yeux du corps de cet aveugle de Bethsaïda, nous dirions comme lui: Je vois des hommes qui marchent comme des arbres'; nous verrions que plusieurs personnes qui sont fort estimées et louées dans le monde n'ont point d'autre vie que celle des plantes, point d'autres ressorts et de principes de leurs actions que ceux des arbres. Voilà un marchand, fort soigneux et diligent, qui travaille nuit et jour, qui voyage par mer et par terre, qui se couche tard et se lève de bon-matin; quel est le principe de tous ces mouvements? pourquoi fait-il tout cela? C'est pour acheter, ici une maison, là une ferme; c'est-à-dire pour s'établir sur la terre comme ce noyer et cet orme qui jettent des racines de tous côtés pour s'agrafer et s'affermir dans la terre. Cet homme n'était autrefois qu'un petit mercier, et c'est maintenant un riche marchand, comme cette plante, qui n'était autrefois qu'un petit arbrisseau, est maintenant un grand arbre. :

"

» Quelques autres mènent une vie sensitive, et au jugement de Dieu ils ne sont pas plus estimés que des brutes; ils ne se conduisent que par les sens: Comparatus est jumentis insipientibus..... En effet, quel est le ressort de vos pensées, le motif de toutes vos ac

• Marc, 8, 24.

« PreviousContinue »