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plan régulier de corruption universelle, attribuer ce plan aux Jésuites et à eux seuls c'est à ourdir élégamment et plaisamment cette calomnie infernale, que le Janséniste Pascal a prostitué sa plume et son génie. - Mais alors, qu'est-ce donc que la morale. jansénienne, puisqu'elle permet un pareil procédé? - La morale 'jansénienne n'est pas une morale; car quelle morale, quelle règle de mœurs veut-on qu'il y ait pour nous, si nous ne sommes que des machines, si nous faisons nécessairement ce que nous faisons? Quelle morale, quelle religion veut-on qu'il y ait sous un Dieu janséniste, sous un Dieu qui nous punit, comme celui de Luther et de Calvin, non-seulement du mal que nous ne pouvons éviter, mais du bien que nous faisons de notre mieux ?

Les Jansénistes traitent de Pélagiens leurs adversaires; mais les Jansénistes et les Pélagiens commencent par la même erreur et agissent avec la même politique. Ils commencent les uns et les autres par confondre la nature et la grâce, par poser en principe que Dieu n'a pu créer l'une sans l'autre. D'où Pélage conclut : Donc, la nature restant entière après le péché d'Adam, la grâce l'est aussi. Et Jansenius: Donc, la grâce ayant péri par le péché du premier homme, la nature a péri d'autant, elle n'est plus entière; l'homme n'est plus libre, ce n'est plus qu'une balance entraînée invinciblement et nécessairement par la concupiscence ou la grâce, suivant que l'une l'emporte sur l'autre. Quant à la politique astucieuse des Pélagiens, nous l'avons vue à leurs équivoques, leurs restrictions mentales, leurs fourberies pour circonvenir les évêques et les Papes, leur obstination à rester dans l'Eglise malgré elle, à se jouer de ses condamnations sous une feinte d'obéissance. En un mot, nous leur avons vu faire tout ce que nous voyons et verrons faire aux Jansénistes. Ceux-ci ont pour principe fondamental, comme Luther et Calvin, que l'homme déchu ne résiste jamais à la grâce intérieure: Leur cite-t-on le contraire de saint Augustin ou d'un autre père? ils diront avec Arnauld que l'homme résiste quand il veut, mais sous-entendront que l'homme ne peut pas le vouloir. Ils diront même que l'homme résiste en effet à la grâce bien des fois; mais voici dans quel sens : le bassin de la balance qui a un poids de trois livres résiste de tout ce poids à l'autre bassin qui a un poids de six. Ainsi, l'homme qui est tiré d'un côté par trois livres de concupiscence, résiste de tout ce poids' aux six livres de grâce qui le tirent de l'autre côté, ou plutôt ce n'est pas lui qui résiste, mais les deux poids qui se balancent ou se vainquent l'un l'autre.

Les Jansénistes reprochent encore volontiers à leurs adversaires

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d'être Molinistes : c'est comme si un Anglais reprochait à un Français d'être Lorrain ou Breton; car le molinisme est un système ou une opinion théologique sur la grâce et sur la prédestination, librement controversé dans l'Eglise, tandis que le jansenisme est une hérésie condamnée par l'Eglise. Le système en question a été imaginé par Louis Molina, Jésuite espagnol, professeur de théologie dans l'université d'Evora en Portugal. Le livre où il explique ce système, intitulé Concorde du libre arbitre avec la grâce et la prédestination, publié à Lisbonne en 1588, fut vivement attaqué par les Dominicains, qui le déférèrent à l'inquisition, accusant l'auteur de renouveler les erreurs des Pélagiens et des semi-Pélagiens. La cause ayant été portée à Rome et discutée dans les fameuses assemblées qu'on nomme les congrégations de auxiliis, depuis l'an 1598 jusqu'en 1607, demeura indécise. Le pape Paul V, qui tenait alors le siége de Rome, ne voulut rien prononcer; il défendit seulement aux deux parties de se-noter mutuellement par des qualifications odieuses. Voici le plan du système de Molina et l'ordre que cet auteur imagine entre les décrets de Dieu :

1° Dieu, par la science de simple intelligence, yoit tout ce qui est possible, et par conséquent des ordres infinis de choses possibles. 2o Par la science moyenne, Dieu voit certainement cé que, dans chacun de ces ordres, chaque volonté créée, en usant de sa liberté, fera, si Dieu lui donne telle ou telle grâce. 3o Il veut, d'une volonté antécédente et sincère, sauver tous les hommes, sous condition qu'ils voudront eux-mêmes se sauver, c'est-à-dire qu'ils correspondront aux grâces qu'il leur fera. 4° Il donne à tous les secours nécessaires et suffisants pour opérer leur salut, quoiqu'il en accorde aux uns plus qu'aux autres, selon son bon plaisir. 5° La grâce accordée aux anges et à l'homme dans l'état d'innocence n'a point été efficace par elle-même, mais versatile : dans une partic des anges, elle est devenue efficace par l'événement ou le bon usage qu'ils en ont fait; dans l'homme, elle a été inefficace, parce qu'il y a résisté. 6o Il en est de même dans l'état de nature tombée; nuls décrets absolus de Dieu, efficaces par eux-mêmes et antécédents à la prévision du consentement libre de la volonté humaine; par conséquent nulle prédestination à la gloire éternelle avant la prévision des mérites de l'homme, nulle réprobation qui ne suppose la prescience des péchés qu'il commettra. 7o La volonté que Dieu a de sauver tous les hommes, quoique souillés du péché originel, est vraie, sincère et active; c'est elle qui a destiné JésusChrist à être le Sauveur du genre humain; c'est en vertu de cette volonté et des mérites de Jésus-Christ, que Dieu accorde à tous plus

ou moins de grâces suffisantes pour faire leur salut. 8° Dieu, par la science moyenne, voit avec une certitude entière ce que fera l'homme placé dans telle ou telle circonstance, et secouru par telle ou telle grâce, par conséquent qui sont ceux qui en useront bien ou mal. Quand il veut absolument et efficacement convertir une âme ou la faire persévérer dans le bien, il forme le décret de lui accorder les grâces auxquelles il prévoit qu'elle consentira et avec lesquelles elle persévérera. 9° Par la science de vision qui suppose ce décret, il voit qui sont ceux qui feront le bien et persévéreront jusqu'à la fin, qui sont ceux qui pécheront ou ne persévéreront pas. En conséquence de cette prévision de leur conduite absolument future, il prédestine les premiers à la gloire éternelle, et réprouve les autres.

Tel est le système de Molina, sur lequel l'Eglise ne s'est pas prononcée, et que jusqu'à présent il est libre à tout catholique de soutenir. On ne peut sans injustice l'accuser de pélagianisme ni de semi-pelagianisme. Molina enseigne formellement que, sans le secours de la grâce, l'homme ne peut faire aucune action surnaturelle et utile pour le salut. Vérité diamétralement opposée à la maxime fondamentale du pélagianisme. Il soutient que la grâce est toujours prévenante, qu'elle.est opérante ou coopérante lorsqu'elle est efficace; qu'ainsi elle est cause efficiente des actes surnaturels, aussi bien que la volonté de l'homme. Autre vérité antipélagienne. Il dit et répète que la prévision du consentement futur de la volonté à la grâce n'est point la cause ni le motif qui détermine Dieu à donner la grâce; que Dieu donne une grâce efficace ou inefficace uniquement parce qu'il lui plaît; qu'ainsi, à tous égards, la grâce est purement gratuite; il se défend contre ceux qui l'accusaient d'enseigner le contraire 1.

Il est donc en soi très-injuste de taxer le système de Molina de pélagianisme ou de semi-pélagianisme cela est en même temps bien téméraire, puisque le Saint-Siége, ayant examiné ce système avec une longue et sévère attention, ne l'a noté d'aucune censure. De la part de l'ennemi, ces accusations étaient une ruse de guerre à laquelle bien des catholiques n'ont pas toujours pris assez garde. · Molina était Jésuite; les Jésuites s'attiraient l'estime et l'affection de l'Eglise entière, par leur zèle et leur dévouement pour la gloire de Dieu et le salut des âmes. Cela excitait des sentiments divers dans les autres congrégations religieuses chez les uns, comme les enfants de saint Vincent de Paul, c'était une louable émulation à

1 Bergier. Dictionn. de théologie, art. Molinisme.

faire aussi bien; chez d'autres, c'était une jalousie plus ou moins humaine, car les religieux les plus parfaits sont encore hommes, à plus forte raison les moins parfaits, ceux qui penchent vers la décadence.

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La nouvelle hérésie profita de ces dispositions pour diviser les sentinelles de la foi, en gagner quelques-unes, et se glisser ainsi dans le camp. Parmi les soldats fidèles qui la combattirent, on voit peu de Bénédictins, peu d'Oratoriens français. Ceux contre qui la nouvelle hérésie se fâche le plus, ce sont les Jésuites: honneur à eux! Les catholiques les aiment, les hérétiques les haïssent: il n'y a pas de gloire plus belle.

Dans les discussions que les docteurs catholiques eurent entre eux et avec les Jansénistes, sur la grâce, tout le monde se réclamait de saint Thomas. Il nous semble toutefois qu'on a négligé en quelque sorte, et alors et depuis, un point principal que saint Thomas a néanmoins traité d'une manière expresse : c'est que la grâce est essentiellement quelque chose de surnaturel.

Comme nous avons vu dans le livre soixante-quatorzième de cette histoire, où se trouve résumée la doctrine de l'ange de l'Ecole, notre nature même est une grâce, en ce sens que Dieu nous l'a donnée sans nous la devoir, puisque nous n'étions point. Cependant on la distingue, et avec infiniment de raison, de la grâce proprement dite. Par la nature, Dieu nous donne gratuitement nous-mêmes à nous-mêmes; mais, par la grâce, il se donne lui-même gratuitement à nous. Ainsi, de la nature à la grâce, il y a toute la distance qu'il y à de nous à Dieu.

D'après la définition de saint Thomas, qui est devenue la définition commune de tous les catéchismes et de toutes les théologies, la grâce est un don surnaturel que Dieu accorde à l'homme pour mériter la vie éternelle. Le mot important est surnaturel, ou qui est au-dessus de la nature. D'après l'explication du saint docteur, qui est l'explication catholique, la grâce est un don surnaturel, non-seulement à l'homme déchu de la perfection de sa nature, mais à l'homme en sa nature entière; surnaturel, non-seulement à l'homme, mais à toute créature; non-seulement à toute créature actuellement existante, mais encore à toute créature possible1. Saint Thomas ne se borne point à l'expliquer ainsi, mais il en donne une raison si claire et si simple, qu'il suffit de l'entendre pour en être convaincu.

' 12. Q. 110, art. 1, C. - Q. 414, art. 1, ad 2. – Q. 112, art. 1, C.--°Q. 114, art. 2, C.

La vie éternelle consiste à connaître Dieu, à voir Dieu, non plus à travers le voile des créatures, ce que fait la théologie naturelle'; non plus comme dans un miroir, en énigme et en similitudes, ce que fait la foi; mais à le voir tel qu'il est, à le connaître tel qu'il se connaît. Nous le verrons comme il est, dit le disciple bien aimé 1. Et saint Paul: Maintenant nous le voyons par un miroir en énigme; mais alors ce sera face à face. Maintenant je le connais en partie; mais alors je le connaitrai comme j'en suis connu. Or, tout le monde sait, tout le monde convient que de Dieu à une créature quelconque il y a l'infini de distance. Il est donc naturellement impossible à une créature, quelle qu'elle soit, de voir Dieu tel qu'il est, tel que lui-même il se voit. Il lui faudrait pour cela une faculté de voir infinie, une faculté que naturellement elle n'a pas, et que naturellement elle ne peut avoir.

Il y a plus la vision intuitive de Dieu, qui constitue la vie éternelle, est tellement au-dessus de toute créature, que nulle pe saurait, par ses propres forces, en concevoir seulement l'idée. Oui, dit saint Paul après le prophète Isaïe: Ce que l'œil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu, ce qui n'est point monté dans le cœur de l'homme : voilà ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment 3.

Pour donc que l'homme puisse mériter la vie éternelle, et même en concevoir la pensée, il lui faut, en tout état de nature, un sècours surnaturel, une certaine participation à la nature divine.. L'homme ne pouvant s'élever en ce sens jusqu'à Dieu, il faut que Dieu descende jusqu'à l'homme, pour le déifier en quelque sorte. Or, cette ineffable condescendance de la part de Dieu, cette participation à la nature divine, cette déification de l'homme, c'est la grâce 4.

C'est donc une idéè fausse, c'est donc une erreur de penser que, dans le premier homme, la nature et la grâce étaient la même chose; que la grâce divine n'est devenue nécessaire à l'homme que depuis sa chute; que la grâce n'est que la restauration de la nature; que la foi n'est que la restauration de la raison, et que la révélation divine n'est devenue nécessaire à l'homme que par suite de l'obscurcissement de son intelligence. Aussi l'Eglise a-t-elle condamné, et avec beaucoup de justice, cette proposition du Janséniste Quesnel La grâce du premier homme est une suite de la création, et elle était due à la nature saine et entière; et cette autre

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11. Joan., 3, 2. 21. Cor., 13, 12. 3 Ibid., 2,.9. - Is., 64, 4. q. 12, art. 4.-Q. 23, art, 1. — Q. 56, art, 3, ad 2. -12. Q. 5, art. 5.

Pars 1;

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