Page images
PDF
EPUB

une feuille; ce sont les termes du missionnaire, qui était présent. L'autre esclave, dont nous ignorons la patrie, mourut à Alger. Il y avait long-temps qu'il repoussait les assauts de son infâme patron: un jour que celui-ci voulait lui faire violence, il arriva, par accident, qu'il en fut blessé au visage. Le patron l'accusa d'avoir voulu le tuer, et le fit brûler vif. Ce genre de mort si terrible n'effraya point l'héroïque esclave: digne athlète de Jésus-Christ, il édifia jusqu'au dernier soupir.

Il y avait à Tunis deux enfants d'une quinzaine d'années, l'un de France, l'autre d'Angleterre. Tous deux avaient été enlevés de leur pays, et vendus comme esclaves à deux maîtres qui demeuraient assez près l'un de l'autre. Ils contractèrent ensemble une amitié si étroite, que deux frères ne s'aiment pas davantage. L'Anglais était luthérien; le Français, qui était bon catholique, lui donna des doutes sur sa religion. Le missionnaire acheva de le convaincre. Il abjura ses erreurs, il se réunit à la sainte Eglise romaine. Son petit compagnon şut si bien le confirmer dans la foi, que, quelques marchands anglais et hérétiques étant venus à Tunis pour racheter des esclaves de leur pays et de leur secte, et l'ayant voulu mettre de ce nombre, il déclara hautement qu'il était catholique par la miséricorde de Dieu, et qu'il aimait mieux demeurer toute sa vie esclave, en professant la vraie religion, que de renoncer à un si grand bien pour recouvrer sa liberté.

Ces deux tendres amis se voyaient le plus souvent qu'il leur était possible. Leurs conversations roulaient d'ordinaire sur le bonheur d'être fidèle à Dieu et à son Eglise, d'en faire une profession solennelle, et de souffrir plutôt mille morts que d'y renoncer jamais. La Providence les préparait au combat comme de généreux athlètes. Leurs patrons se mirent en tête de leur faire renier Jésus-Christ. Le jeune Français fut un jour assommé de coups, et laissé pour mort sur la place; son compagnon, qui se dérobait souvent pour se consoler ensemble, le trouva dans cet état. Il l'appelle par son nom, pour savoir s'il vivait encore. A la voix connue de son ami, le jeune Français revient à lui-même et répond: Je suis chrétien pour la vie! A ces mots, le petit Anglais se jette à ses pieds meurtris et sanglants, et les baise avec tendresse. Aux Turcs, qui s'étonnent, il dit : J'honore les membres qui viennent de souffrir pour Jésus-Christ, mon sauveur et mon Dieu. Les Turcs le chassèrent avec injures.

Quand le Français fut guéri de ses plaies, il alla visiter son ami, mais le trouva dans l'état où peu auparavant il s'était trouvé luimême couché sur une natte, à demi-mort des coups qu'il avait

:

reçus, et environné de Turcs qui se repaissent de ses douleurs. A cette vue, le courage du jeune Français se ranime, il s'approche de son ami et lui demande, en présence des infidèles, qui des deux il aime plus, Jésus-Christ ou Mahomet. Jésus-Christ! s'écrie le petit Anglais je suis chrétien, et chrétien je veux mourir. Désespéré de ce discours, un Turc menace le Français de lui couper les oreilles, et s'avance pour exécuter la menace. Le jeune Français lui enlève le couteau, se coupe une oreille lui-même, puis demande à ces barbares s'ils veulent qu'il se coupe encore l'autre. Les barbares, vaincus par tant de constance, laissèrent à ces jeunes enfants une pleine liberté de suivre les mouvements de leur conscience, et ne leur parlèrent plus ni de Mahomet ni de l'Alcoran. Dieu, qu'ils avaient confessé avec tant de courage, acheva de les purifier dès l'année suivante 1648, par une maladie contagieuse qui les enleva de la terre au ciel.

Dans les archives de Saint-Lazare, il y a les actes de plusieurs autres martyrs, qu'il serait à souhaiter qu'on publiât pour la gloire de Dieu et de ses saints. Ce sont des pierres précieuses de la pauvre église d'Afrique, ressuscitée par la grâce de Dieu au milieu des chaînes et des bagnes. Parmi les captifs, il y avait souvent des prêtres et des religieux ; quand les missionnaires de Vincent de Paul ne pouvaient pas leur procurer une délivrance entière, ils tâchaient de leur obtenir au moins un adoucissement tel, qu'ils pussent servir de pasteurs à leurs compagnons d'infortune. La hiérarchie catholique, dont le chef siégeait à Rome, à la tête de l'univers chrétien, étendait ainsi ses organes et ses bienfaits jusque dans les bagnes de Tunis et d'Alger.

La même hiérarchie commençait alors, dans les rues de Paris, par la main de Vincent de Paul, une œuvre semblable, qu'elle continue de nos jours dans les rues de Péking et des autres villes de la Chine arracher de tout jeunes captifs à la mort, à la mort temporelle et éternelle. Nous avons vu le Pharaon de l'Egypte commander à son peuple de noyer dans le Nil tous les enfants mâles nouvellement nés parmi les Hébreux; nous avons vu la législation de la Grèce et de Rome païenne, non-seulement permettre, mais ordonner au père et à la mère de noyer, d'égorger, de tuer d'une manière quelconque, parmi leurs enfants nouveaux-nés, tous les måles et femelles qu'il leur plairait, surtout quand ils ne leur paraissaient point assez robustes; en un mot, nous avons vu la législation humaine punir le meurtre de l'homme fait qui pouvait se défendre, mais permettre ou commander même le meurtre de l'innocence et de la faiblesse aujourd'hui encore, dans la Chine ido

lâtre, le père et la mère jettent leur petit enfant parmi les immondices de la rue, dans le bourbier voisin, ou dans l'auge des porcs. Il n'y a que la législation divine qui ait défendu ces meurtres humains, paternels et maternels de l'innocence et de la faiblesse, sans défense. Nous avons entendu le Dieu fait homme, le Dieu fait enfant. Ses disciples lui demandaient: Maître, qui croyez-vous qui sera le plus grand dans le royaume des cieux? Jésus prit un petit enfant, et, l'ayant embrassé, il le mît au milieu d'eux et leur dit : En vérité, je vous le dis, si vous ne vous convertissez, et ne devenez comme de petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. Quiconque donc s'humiliera soi-même comme ce petit enfant-ci, celui-là sera le plus grand dans le royaume des cieux. Et quiconque reçoit en mon nom un enfant de cette sorte, c'est moi-même qu'il reçoit. Prenez donc garde à ne mépriser aucun de ces petits; car, je vous le dis, leurs anges dans le ciel voient sans cesse la face de mon Père, qui est dans les cieux. Car le Fils de l'homme est venu sauver ce qui était perdu.

Avant Jésus-Christ, les enfants abandonnés par leurs père et mère étaient des enfants perdus; depuis Jésus-Christ, ce sont des enfants trouvés, trouvés à la porte de sa maison, à la porte des églises, à la porte des Maisons-Dieu, des Hôtels-Dieu, où ils étaient abandonnés par le crime ou la misère, trouvés et adoptés par la charité. Quelquefois, après que des personnes charitables avaient élevé ces pauvres orphelins, le père et la mère venaient les réclamer, et priyer ainsi les parents adoptifs de leur récompense : ce qui tendait à faire manquer la bonne œuvre. Pour y porter remède, nòus avons vu le premier empereur chrétien déclarer par une loi, que les enfants exposés appartenaient, ou comme enfants propres ou comme esclaves, à ceux qui les avaient nourris . Nous avons vu le concile de Vaison, un peu avant le milieu du cinquième siècle, renouveler la même ordonnance,

Dans les paroisses chrétiennes de la campagne, il n'y a point d'enfant trouvé, parce qu'il n'y a point d'enfant abandonné ni perdu. Il n'en est pas de même dans les grandes villes, surtout à la suite des révolutions qui corrompent la foi et les mœurs des peuples. Ainsi, à Paris, à la suite de l'anarchie religieuse, intellectuelle et morale de Luther et de Calvin, les enfants exposés à la porte des églises ou dans les places publiques étaient en grand nombre. Des commissaires les enlevaient par ordre de la police. On les portait chez une veuve de la rue Saint-Landri, qui, avec deux servantes,

'Cod, theod. lex ▲ de exposit.

se chargeait du soin de leur nourriture. Mais, comme le nombre de ces enfants était grand et les charités médiocres, cette veuve ne pouvait ni entretenir assez de nourrices pour les allaiter, ni élever ceux qui étaient sevrés. La plupart mouraient ainsi de langueur. Souvent même les servantes, afin de se délivrer de l'importunité de leurs cris, leur faisaient prendre, pour les endormir, un-breuvage qui abrégeait leurs jours. Ceux qui échappaient à ce danger étaient donnés à ceux qui les voulaient prendre, ou vendus à si bas prix, qu'il y en a eu pour lesquels on n'a payé que vingt sous. Du reste, ceux qui s'en chargeaient ne le faisaient pas par un motif de compassion : les uns leur faisaient téter des femmes gâtées, dont le lait leur communiquait la contagion et la mort; d'autres les substituaient aux vrais enfants de famille, qui quelquefois étaient morts par leur faute. On a même su que plusieurs avaient été égorgés pour servir, soit à des opérations magiques, soit à ces bains sanglants que la fureur de vivre a quelquefois inventés. Ce qui était plus déplorable, c'est que ceux qui n'avaient pas reçu le baptême mouraient sans le recevoir, la veuve de Saint-Landri ayant avoué qu'elle n'en avait jamais baptisé ni fait baptiser aucun.

Un tel désordre toucha sensiblement le cœur de Vincent de Paul. Il convia quelques dames de charité d'aller quelquefois dans cette maison, non pas tant pour découvrir le mal, que pour voir s'il n'y aurait point quelque moyen d'y porter remède. La vue de ces petits innocents, abandonnés à la mort par leurs propres mères, leur parut un spectacle plus lamentable que le massacre de Bethlehem par Hérode.

Pressées d'une immense compassion, mais ne pouvant se charger de toute la multitude, elles eurent la pensée d'en sauver au moins quelques-uns. Elles se résolurent d'abord d'en nourrir douze ; et, pour honorer la providence divine, dont elles ignoraient les desseins sur ces petites créatures, elles les tirèrent au sort. En 1638, on loua une maison à la porte Saint-Victor, pour les loger; et la veuve Legras en prit soin avec les filles de la Charité. On essaya d'abord de les nourrir avec du lait de chèvre ou de vache; mais dans la suite on leur donna des nourrices.

A ces premiers enfants adoptifs, les vertueuses dames en joignaient de temps en temps quelques autres, selon la dévotion et les moyens qu'elles en avaient toujours elles les tiraient au sort. On eût bien voulu faire quelque chose de plus; on était fâché de n'en pouvoir élever qu'un si petit nombre. La différence qui se trouva bientôt entre ceux de la porte Saint-Victor et ceux qui restaient à la rue Saint-Landri, attendrissait en faveur des derniers ;

mais il n'était pas possible de les adopter tous. Cependant on priait Dieu, et on se consultait ensemble. Enfin, au commencement de 1640, on tint une assemblée générale. Vincent y représenta l'importance et la nécessité de cette bonne œuvre, le grand service qu'on y pouvait rendre à Dieu. Les dames prirent la résolution généreuse et générale de se charger du soin de ces pauvres enfants. Toutefois, d'après l'avis de leur saint directeur, elles ne le firent que par manière d'essai et sans s'y obliger. Il n'y avait encore d'assuré qu'un revenu de douze à quatorze cents livres par an. Vincent leur obtint du roi une rente de douze mille livres sur les cinq grosses fermes. Avec ce secours, l'établissement se soutint pendant quelques années. Mais les besoins survenus en Lorraine, la crainte d'une révolution dans l'état, la Fronde, le nombre de ces enfants qui croissait tous les jours, et dont l'entretien allait au-delà de quarante mille livres, toutes ces considérations amortirent enfin le courage des dames de la Charité. Elles dirent hautement qu'une si excessive dépense passait leurs forces et qu'elles ne pouvaient plus la soutenir:

Ce fut pour prendre un dernier parti sur une affaire si importante, que Vincent indiqua, l'an 1648, une autre assemblée générale. Les dames de Marillac, de Traversai, de Miramion et tous ces noms respectables que Dieu a écrits au livre de vie, s'y trouvèrent. Le saint y mit en délibération, si on continuerait la bonne œuvre qu'on avait commencée. Il proposa les raisons pour et contre. D'un côté, l'on n'avait pris aucun engagement, l'assemblée était libre de statuer ce qu'elle jugerait le plus convenable. De l'autre côté, il fit voir que, par ses soins charitables, cette même assemblée avait jusqu'alors conservé la vie à un très-grand nombre d'enfants qui, sans ce secours, l'auraient perdue pour le temps et peut-être pour l'éternité ; que ces innocentes créatures, en apprenant à parler, avaient appris à connaître et à servir le Créateur; que quelques-uns d'entre eux commençaient à travailler et à se mettre en état de n'être plus à charge à personne, et que de si heureux commencements présageaient des suites encore plus heureuses. Enfin, élevant un peu la voix, il conclut avec ces paroles : « Or sus, mesdames, la compassion et la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants; vous avez été leurs mères selon la grâce, depuis que leurs mères selon la nature les ont abandonnés : voyez maintenant si vous voulez aussi les abandonner. Cessez d'être leurs mères, pour devenir à présent leurs juges leur vie et leur mort sont entre vos mains; je m'en vais prendre les voix et les suffrages il est temps de prononcer leur arrêt et de savoir si vous ne voulez plus avoir de miséricorde pour eux. Ils vivront si vous continuez d'en

« PreviousContinue »