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créée pour ainsi dire à lui seul, tout y est d'observation. L'anatomie du corps humain y sert de point de comparaison. A chaque partie de ce corps, il compare la partie correspondante du corps des divers animaux, en y entremêlant des remarques curieuses sur leurs mœurs. Alexandre avait donné des ordres et fait des dépenses considérables pour rassembler des animaux de tous les pays, afin que le philosophe pût les observer bien. Aussi, après vingt-deux siècles, ce grand ouvrage du philosophe est-il encore admiré comme un chef-d'œuvre que rien n'a surpassé, ni même égalé. Tel est le jugement de Cuvier, l'Aristote français pour l'histoire naturelle.

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Si Alexandre eût pu amener à son précepteur le soleil, la lune et les planètes, aussi bien que les animaux de l'Egypte, de la Syrie et de l'Inde, Aristote n'eût pas manqué de découvrir le vrai système planétaire, comme il a découvert le vrai système de zoologie. Ce qu'Alexandre n'a pu, le télescope l'a fait. C'est là, vraiment, un nouvel organe, un nouvel instrument qui introduit l'homme dans un nouveau monde, tandis que le nouvel organe, le nouvel instrument de Bacon est une vieillerie qui traîne depuis deux mille ans dans les magasins d'Aristote. Copernic, Galilée, Kepler ont fait avec le télescope ce qu'Aristote n'eût pas manqué de faire; ils ont bien observé le ciel : Bacon s'est moqué d'eux et de leurs découvertes. Quelques théologiens d'Italie ne furent pas plus sages que Bacon, Galilée enseignait ses découvertes à Pise, à Venise, à Florence; elles lui attirèrent une grande célébrité, mais aussi beaucoup d'envieux les uns traitaient ses découvertes astronomiques de pures visions, les autres soutenaient que le système de Copernic sur le mouvement de la terre était contraire aux Ecritures. Galilée, dans une lettre de 1616 à la grande-duchesse de Toscane, entreprit de prouver théologiquement, et par des raisons tirées des Pères, que les termes de l'Ecriture pouvaient se concilier avec ses nouvelles découvertes sur la constitution de l'univers. Ses adversaires le dénoncèrent à Rome comme soutenant lui-même une opinion erronée dans la foi. Une assemblée de théologiens, nommée par le Pape, condamna deux propositions : 1° Comme hérétique que le soleil occupe le centre du monde ét qu'il n'a aucun mouvement.local; 2° comme erronée dans la foi que la terre n'est pas le centre du monde et qu'elle a un mouvement quotidien. Ces propositions présentaient plus d'un sens. La terre est vraiment le centre du monde pour l'homme, pour les desseins de la Providence sur l'humanité, surtout en ce qui regarde l'ordre de la grâce et de la gloire. Dire indiscrètement au peuple que la terre

n'est pas le centre du monde, mais que c'est le soleil, c'était l'exposer à de graves erreurs. Aujourd'hui, l'astronomie nous enseigne qu'e lesoleil n'est pas même le centre du monde sidéral, mais simplement de notre système planétaire, qui probablement tourne lui-même, avec notre soleil, autour de quelqu'une de ces étoiles que nous appelons fixes et qui paraissent ne l'être pas. Les deux propositions étaient en outre qualifiées de fausses et d'absurdes en philosophie: elles l'étaient effectivement pour la philosophie dominante d'alors. Il aurait falla, entre savants, bien distinguer ces sens divers, et adopter à l'égard du peuple un langage discret, pour ne pas le jeter dans de fausses idées. Mais, de part et d'autre, on n'était point assez calme. Comme Galilée se montrait un peu trop récalcitrant à la décision, le tribunal du Saint-Office lui fit personnellement défense de professer désormais l'opinion qui venait d'être condamnée; condamnée, non par le Pape ni par un concile, mais par une assemblée de théologiens.

Galilée revint donc à Florence l'an 1617, où il vécut seize ans fort tranquille. Cependant il composait, avec beaucoup d'art et d'esprit, des dialogues italiens entre trois personnages, pour démontrer le mouvement de la terre, en ayant l'air de le combattre. Pour obtenir la permission de l'imprimer, il se rend à Rome l'an 1630, va trouver le maître du sacré palais, lui présente son ouvrage comme le recueil de quelques nouvelles fantaisies scientifiques, le prie de vouloir bien l'examiner avec scrupule, d'en retrancher tout ce qui lui paraîtrait suspect, enfin de le censurer avec la plus grande sévérité. Le prélat, ne se doutant de rien, lit l'ouvrage, le relit encore, le donne à juger à un de ses collègues, et, n'y voyant rien à reprendre, y mit de sa propre main une ample approbation. D'ailleurs, dix années auparavant, en 1620, la congrégation du Saint-Office avait fait connaître publiquement les passages du livre de Copernic, qui, mal interprétés, pouvaient être dangereux, et elle permit d'enseigner le système comme hypothèse, mais non pas comme thèse. Ladite approbation suffisait pour Rome, mais Galilée voulait imprimer à Florence. Alors le maître du sacré palais redemanda, son approbation, indiqua un nouveau censeur, et l'ouvrage parut à Florence en 1632,, avec l'approbation du censeur de cette ville. Galilée présentait ses dialogues comme une apologie du jugement des théologiens qui avaient condamné le système de Copernic. « On a, dit-il, avancé en pays étranger que ce jugement avait été rendu par des gens ignorants et passionnés; mais moi, qui ai eu l'occasion de connaître à fond les motifs de cette détermination prudente, je crois devoir rendre ici témoignage à la vérité. Je me

trouvais à Rome à cette époque ; j'ai obtenu non-seulement des audiences, mais même des applaudissements à ce sujet des premiers prélats, et si le jugement a été rendu, ce n'a pas été sans m'avoir demandé auparavant plusieurs informations: c'est pourquoi j'ai voulu, par ce nouvel écrit, montrer aux étrangers qu'on en sait autant qu'eux en Italie sur ces matières et que l'on n'en juge qu'avec connaissance de cause. » Certes, dans une plaidoirie pareille, il peut y avoir de l'esprit, mais pas de bonne foi...

Cette ironique apologie de ses adversaires les indisposa plus que jamais. Vainement Galilée essaya d'échapper, en alléguant qu'il avait soumis son livre au jugement du Saint-Siége; vaînement, pour dernière ressource, il protesta qu'il avait seulement voulu exposer les deux systèmes de Ptolémée et de Copernic d'une manière philosophique, sans prétendre adopter l'un plutôt que l'autre. Ses dialogues furent déférés à l'inquisition, et lui-même assigné à comparaître devant ce tribunal. C'était en 1633, et il avait soixante-neuf ans. « J'arrivai à Rome, dit-il dans une de ses lettres, le dix de février, et je fus remis à la clémence de l'inquisition et du souverain Pontife, Urbain VIII, qui avait pour moi quelque estime. Je fus mis en arrestation dans le délicieux palais de la Trinité-du-Mont, séjour de l'ambassadeur de Toscane. » Pendant les débats, sa prison fut l'habitation commode du fiscal du Saint-Office, et il n'y resta que pendant quinze jours, après lesquels on lui permit de retourner chez l'ambassadeur. On lui intima sa sentence le vingt-deux juin; elle portait qu'il devait être emprisonné pendant un temps qu'on laissa à la détermination du Saint-Office, et on l'obligea de rétracter et de condamner ses erreurs en s'engageant avec serment à ne plus les enseigner.

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Il est certain, par les lettres de l'ambassadeur toscan, dit la Biographie universelle, que Galilée ne fut point jeté dans les cachots du Saint-Office, quoique le jugement le dise on lui donna pour prison le logement même d'un des officiers supérieurs du tribunal, avec la permission de se promener dans tout le palais. On lui laissä son domestique: il ne fut pas même mis au secret, et il put, tant qu'il le voulut, recevoir des visites et écrire à ses amis; c'est ce que confirment de nombreuses lettres de lui, datées de cette époque, et que l'on a conservées. S'il ne recouvra pas d'abord une entière liberté, du moins sa captivité fut aussi douce qu'elle pouvait l'être, puisqu'il eut pour prison le palais même de l'archevêque de Sienne, Piccolomini, son ami et son élève, palais magnifique et entouré de superbes jardins. Enfin, au commencement de décembre 1655, le Pape lui donna la permission de venir librement

résider à la campagne près de Florence, et plus tard l'entrée de cette ville lui fut accordée quand ses infirmités l'exigeaient'.

Après tout, conclut de Maistre, jamais l'Eglise réunie, jamais les Papes, en leur qualité de chefs de l'Eglise, n'ont prononcé un mot ni contre le système de Copernic en général, ni contre Galiléc en particulier. Galilée fut condamné par l'inquisition, c'est-à-dire par un tribunal qui pouvait se tromper comme un autre, et qui se trompa en effet sur le fond de la question; mais Galilée se donna tous les torts envers le tribunal, et il dut enfin à ses imprudences multipliées une mortification qu'il aurait pu éviter avec la plus grande aisance et sans se compromettre aucunement. Il n'y a plus de doute sur ces faits. Nous avons les dépêches du grand-duc à Rome, qui déplore les torts de Galilée. S'il s'était abstenu d'écrire, comme il en avait donné sa parole; s'il ne s'était pas obstiné à vouloir prouver le système de Copernic par l'Ecriture sainte; s'il avait seulement écrit en langue latine, au lieu d'échauffer les esprits en langue vulgaire, il ne lui serait rien arrivé. Dans l'année même qui vit la condamnation de Galilée, la cour de Rome n'oublia rien pour amener dans l'université de Bologne ce fameux Kepler, qui non-seulement avait embrassé l'opinion de Galilée sur le mouvement de la terre, mais qui prêtait de plus un poids immensé à cette opinión par l'autorité de ses immortelles découvertes 2. Enfin, le pape Urbain VIII avait fait des vers pour célébrer les découvertes astronomiques de Galilée.

Quant à la comparaison entre Galilée et Bacon, voici le jugement de l'Anglais Hume: « Si Bacon est considéré simplement comme auteur et comme philosophe, quoique très-estimable sous ce point de vue, il est fort inférieur à Galilée, son contemporain. Bacon a montré de loin la route de la vraie philosophie; Galilée l'a nonseulement montrée, mais il y a marché à grands pas. L'Anglais n'avait aucune connaissance des mathématiques; le Florentin y excellait, et il est le premier qui les ait appliquées aux expériences et à la philosophie naturelle. Le premier a rejeté dédaigneusement le système de Copernic; l'autre l'a fortifié de nouvelles preuves cmpruntées de la raison et des sens. Le style de Bacon est dur et empesé. Son esprit, quoique brillant par intervalles, est peu naturel et semble avoir ouvert le chemin à ces comparaisons alambiquées qui distinguent les auteurs anglais. Galilée, au contraire, est vif, agréable, quoique un peu prolixe. Mais l'Italie, n'étant pas unie sous un seul gouvernement, et rassasiée peut-être de cette

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gloire littéraire qu'elle a possédée dans les temps anciens et modernes, à trop négligé l'honneur d'avoir donné naissance à un si grand homme, au lieu que l'esprit national qui dominé parmi les Anglais leur fait prodiguer à leurs éminents écrivains, entre lesquels ils comptent Bacon, des louanges et des acclamations qui peuvent souvent paraître partiales ou excessives'.

Quant au but et à la tendance finale de Bacon dans ses œuvres, voici comme son traducteur français le fait parler :

« Parlant à un rôi théologien et dévot (Jacques Ier), devant des prêtres tyranniques et soupçonneux (le clergé anglican), je ne pourrai manifester entièrement mes opinions; elles heurteraient trop les préjugés dominants. Obligé souvent de m'envelopper dans des expressions générales, vagues et même obscures, je ne serai pas d'abord entendu, mais j'aurai soin de poser des principes dont ces vérités, que je n'oserai dire, seront les conséquences éloignées, et tôt ou tard ces conséquences seront tirées. Ainsi, sans attaquer directement le trône ni l'autel, qui, aujourd'hui appuyés l'un sur l'autre, et reposant tous deux sur la triple base d'une longue ignorance, d'une longue terreur et d'une longue habitude, me paraissent inébranlables, tout en les respectant verbalement, je minerai l'un et l'autre par mes principes; car le plus sûr moyen de tuer du même coup et le sacerdoce et la royauté, sans égorger aucun individu, c'est de travailler en éclairant les hommes à rendre à jamais inutiles les rois et les prêtres, leurs flatteurs et leurs complices, quand ils désespèrent de devenir leurs maîtres. Ce sont des espèces de tuteurs nécessaires au peuple, tant qu'il est enfant et mineur. Un jour finira cette longue minorité, et alors, rompant lui-même ses lisières, il se tirera de cette insidieuse tutelle; mais gardons-nous d'émanciper trop tôt l'enfant robuste, et tenons-lui les bras liés jusqu'à ce qu'il ait appris à faire usage de ses forces, de peur qu'il n'emploie sa main gauche à couper sa main droite, ou ses deux mains à se couper la tête 2. »

Le comte de Maistre, ayant cité ce passage dans son Examen de la philosophie de Bacon, ajoute : « Le tome second de cet ouvrage justifie complètement la vérité de cette prosopopée. J'espère avoir rendu les ténèbres de Bacon visibles. J'ai forcé ce Sphinx à parler clair, et ses énigmes ne feront plus désormais que des dupes volontaires 3. »

Cependant, nous l'avons vu, cette tendance à la confusion et à

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1 Biogr. univ., t. 16, art. Galilée. ? Lasalle. Traduct. des œuvres de Bacon, préface générale, p. 44.3 T, 2, p. 307.

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