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remit pour leurs souverains les lettres les plus affectueuses, avec des présents. La dernière visite des ambassadeurs fut au capitole, où le sénateur et les conservateurs s'étaient assemblés pour les recevoir en qualité de patrices romains. Ils partirent de Rome le troisième de juillet 1585, et laissèrent toute la ville charmée de leur modestie, de leur bonne grâce, de leur esprit, et surtout de leur piété, dont ils. donnèrent des marques si solides, qu'on les regardait comme des saints, et qu'ils soutinrent parfaitement l'opinion qu'on avait conçue depuis long-temps de la haute vertu des chrétiens japonais1.

Pendant que les ambassadeurs chrétiens du Japon étaient ainsi accueillis avec honneur et amour, et à Rome et dans tous les pays chrétiens, comme étant les enfants de cette grande famille dont Dieu est le père et l'Eglise la mère, il se passait au Japon un spectacle bien différent. Un homme, précurseur de l'antechrist, s'élevant au-dessus de tout ce qu'on appelle dieu ou qu'on adore, se plaçait dans le temple de Dieu, s'y faisait adorer comme dieu, et ensuite périssait dans les flammes. Nobununga, roi provincial de Mino et de Voari, n'était ni dairi, empereur ecclésiastique, ni cubosama, empereur séculier; mais il avait aidé à replacer celui-ci sur le trône : il lui avait bâti, à Méaco, un palais magnifiqne, et un second à lui-même, avec les débris des monastères des bonzes et des temples de leurs dieux; comme les matériaux n'arrivaient point assez vite, il y employait les idoles en pierre, qu'il faisait enlever des temples et traîner par les chemins la corde au cou: au fond, il ne reconnaissait d'autre dieu que lui-même. Comme, dans les guerres civiles, il avait trouvé les bonzes dans le parti de l'opposition, il en massacra un grand nombre, et livra aux flammes plusieurs de leurs monastères. Brouillé avec l'empereur séculier, il marche contre lui, le force à la paix, le laisse sur le trône, mais se rend maître de l'empire 2, En 1580, deux sectes ennemies de bonzes le prirent pour arbitre de leur dispute ; il y consentit, mais à condition de couper la tête à ceux qui seraient vaincus on souscrivit à la condition, et il ne manqua pas de l'exécuter 3. H avait fondé une nouvelle ville, nommée Anzuquiama. L'an 1582, il y fit construire un superbe temple sur une belle colline, avec un nouveau chemin allant jusqu'à Méaco. Ensuite il ordonne qu'on apporte dans son temple toutes les plus belles idoles qu'on pourrait trouver dans le Japon, et l'on plaça par son ordre, dans le lieu le plus apparent du temple, une pierre, nommée Xantai, où étaient gravées ses armes avec quantité

-1 T. 3, 1. 6. — 2 T. 2, table, art. Nobununga, - T. 3, 1. 5, p. 77.

de devises. Après quoi, comme Nabuchodonosor de Babylone, il publia un édit qui suspendait tout culte religieux dans l'empire, et ordonnait, sous des peines très-graves, à quiconque de venir adorer le Xantai, et lui demander tous ses besoins, avec promesse de les obtenir. On se moqua de ses promesses, mais on craignit șes menaces. Le concours fut si extraordinaire, que dans la ville et dans toute la campagne on ne pouvait se tourner, et que le lac même était couvert de bateaux. Le fils aîné de Nobununga fut son premier adorateur, et tout l'empire suivit son exemple, si on en excepte les chrétiens, dont aucun ne parut à cette fête. Nobununga, qui s'y était ‘attendu, ne fit pas semblant de s'en apercevoir. S'il pensait à s'en venger, il n'en eut pas le temps.

Il était toujours en guerre contre Morindono, roi de Naugato, et il avait enfin résolu de faire un dernier effort pour le réduire, soumettre tout le Japon, tourner ensuite ses armes victorieuses contre la Corée et la Chine. Il avait deux généraux de confiance, Faxiba et Aquéchi, tous deux d'une naissance obscure, mais dont il avait deviné le talent, ou qu'il avait principalement élevés pour humilier les autres. Le premier, employé d'abord chez un gentilhomme à couper du bois dans la forêt et à l'apporter sur ses épaules dans la ville, commandait les armées impériales contre le roi de Naugato; le second, par une fortune semblable, était devenu roi de Tango et de Tamba. En 1582, Faxíba mande à son maître que, s'il avait trente mille hommes de plus, il aurait conquis dans peu tous les états de son ennemi. Nobununga les lui envoie sous le commandement d'Aquéchi, sans se réserver aucunes troupes pour sa propre défense. Il eut lieu de s'en repentir. A peine sorti de Méaco, Aquéchi y rentre avec ses trente mille hommes, comme ayant reçu contreordre, et entoure le palais. Nobununga met la tête à la fenêtre, et demande ce que cela veut dire. Pour toute réponse, Aquéchi lui tire une flèche, qui le blesse au côté; un coup de mousquet lui casse le bras: on met le feu aux quatre coins du palais, Nobununga y expire au milieu des flammes, avec son fils aîné, son premier adorateur. C'était le vingtième de juin 1582.

Le rebelle Aquéchi fut défait par le prince chrétien Ucondono et tué par des paysans. Faxiba, nommé aussi Fide Jos, s'empare de l'empire, sous prétexte de le conserver au petit-fils de Nobununga, qu'il dépouille même de son royaume provincial. Il épouse une fille du dairi et se fait reconnaître empereur. En 1592, il prend le titre de Taïcosama, qui veut dire très-haut et souverain seigneur. En 1587, il avait rendu un édit de bannissement contre les missionnaires : ceux-ci se bornèrent à se retirer chez les princes chrétiens.

L'attente d'une persécution répandait la joie parmi les fidèles et augmentait le nombré des conversions, bien loin de le diminuer. En 1590, les ambassadeurs chrétiens envoyés à Rome furent de retour au Japon, eurent une audience de Taïcosama, puis entrèrent tous les quatre dans la compagnie de Jésus.

Ce qui eût été bien à désirer pour les chrétiens du Japon, c'étaient des évêques et des prêtres de leur pays; c'était un clergé indigène. Les apôtres et leurs successeurs en usèrent ainsi pour la conversion de la Syrie, de l'Egypte, de l'Asie-Mineure, de la Grèce, de l'Italie et de tout l'Occident. Il est dit de saint Paul et de saint Barnabé qu'en repassant à Lystre, Icône et Antioche, ils ordonnèrent des prêtres dans chaque église'. Et nous avons vu saint Paul écrire à Tite, son disciple: Je vous ai laissé en Crête, afin que vous corrigiez ce qui manque et que vous établissiez des prêtres dans chaque ville, suivant la règle que je vous en ai donnée 2. Cette règle concerne les qualités que doit avoir un évêque, car c'est d'évêques qu'il est question. Or, il n'y est pas dit que l'évêque doive être étranger: au contraire, il doit avoir un bon témoignage de ceux mêmes qui sont hors de l'Eglise, c'est-à-dire des infidèles; ce qui suppose un homme du pays, soit par sa naissance, soit par une longue demeure. La règle dit bien que ce ne doit pas être un néophyte, un hoinme nouvellement converti, de peur qu'il ne s'enfle d'orgueil. Or, depuis trente et quarante ans, le christianisme florissait au Japon, il dominait dans plusieurs provinces ou royaumes, les chrétiens japonais montraient une intelligence et une vertu admirables. Saint Paul et saint Barnabé en eussent choisi plus d'un, pour les ordonner prêtres dans les villes et dans les églises. De plus, conformément au concile de Trente, il eût été facile, dans l'espace de quarante ans, d'établir quelque séminaire pour former à la cléricature, ces merveilleux enfants que nous avons vus se faire les apôtres de leurs familles et que nous verrous courant au martyre comme à une fête. Cependant, il ne paraît pas même qu'on y ait pensé. Dans l'Histoire du Japon, par le père Charlevoix, il est bien question de deux séminaires, mais ce sont des séminaires ou plutôt des colléges de nobles: de séminaire clérical, il n'y a pas trace, si ce n'est dans le discours d'obédience des ambassadeurs japonais à Grégoire XIII, où il est dit que ce pontife avait fondé au Japon des séminaires, pour former un grand nombre de prédicateurs indigènes, vu que les habitants de ces îles ont beaucoup de lumière et d'esprit". On ne voit pas

'Act., 14, 20-22.-2 Tit., 1, 5. .3 1. Tim., 3, 7. p. 482 et 485.

TOME XXV.

Hist. du Japon, t. 3,

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non plus que, dans l'espace de quarante à cinquante ans, on ait établi un prêtre à demeure, un propre pasteur, dans aucune église, dans aucune ville, dans aucune province..

Dès l'année 1566, le papé Pie V, pressé par le roi de Portugal de donner un chef à la chrétienté du Japon, afin qu'on y pût ordonner des prêtres, en avait nommé évêque le patriarche d'Ethiopie, André Oviédo; mais ce saint pontife ne voulut point se séparer de son troupeau indocile : son coadjuteur pour le Japon, Melchior Carnero, évêque de Nicée, mourut à Macao, sans voir l'église à laquelle il était destiné. Les ambassadeurs japonais, arrivés à Rome en 1585, firent de nouvelles instances pour avoir un évêque. Sixte-Quint en laissa la nomination au roi d'Espagne, Philippe II, comme roi de Portugal, qui nomma le Jésuite Sébastien de Moralèz; mais le nouvel évêque du Japon mourut dans le voyage, en arrivant au Mozambique. Un quatrième fut nommé en 1591, et arriva au Japon au mois d'août 1596: c'était le Jésuite Pierre Martinez, ayant pour coadjuteur le Jésuite Louis Serquieyra, tous deux Portugais de naissance".

En 1579, le Jésuite Valegnani, arrivé au Japon en qualité de visiteur, et voyant un si grand nombre d'églises sans missionnaires proposa d'appeler au secours de la mission quelques religieux des autres ordres. Les avis furent partagés. Le général des Jésuites en référa au Pape, qui consulta le roi de Portugal. La chose resta indécise jusqu'en 1-585, où, sur l'avis de Philippe II, roi d'Espagne devenu aussi roi de Portugal, le pape Grégoire XIII, vieux et infirme, mais dont le tout-puissant neveu avait été élevé chez les Jésuites, rendit une bulle du vingt-huit janvier, qui défendait à tout autre religieux qu'aux Jésuites de mettre le pied au Japon pour y prêcher l'Evangile. Et le Jésuite Charlevoix observe que cette bulle fut expédiée tout juste deux mois avant l'arrivée des ambassadeurs japonais à Rome 2.

Ce système d'évangéliser et de gouverner les chrétiens du Japon par des hommes d'une seule congrégation religieuse, tirés d'une seule domination temporelle, avait l'avantage de mettre plus d'unité et d'uniformité dans l'administration, tant que cette domination temporelle seconderait cette congrégation religieuse. Mais en cas de méşintelligence, il en résultait de terribles inconvénients, et d'un jour à l'autre les chrétiens du Japon pouvaient se voir délaissés, comme des brebis sans pasteur. Ce n'est pas tout. Supposons même que la compagnie de Jésus soit toujours bien vue et bien

'Hist. du Japon, t. 4, p. 10 et seqq. — 2 T. 3, p. 455 et seqq.

secondée par le roi d'Espagne et de Portugal, qu'est-ce qui empêchera les marchands de la Hollande et de l'Angleterre protestante d'aller dire à l'empereur du Japon que les Jésuites espagnols et portugais ne sont que l'avant-garde du roi d'Espagne pour lui confisquer son empire; que c'est pour cela que le roi d'Espagne nomme les évêques du Japon; que c'est pour cela qu'il n'y envoie que des Jésuites, non pas d'autres religieux; et des Jésuites de sa domination, et non d'une autre ; que c'est pour cela qu'on n'y forme point de clergé indigène : eux, Hollandais et Anglais, connaissent la politique du roi d'Espagne. Les premiers, pour conserver leurs droits, les seconds, pour maintenir leur indépendance nationale, n'ont pas craint de lui faire la guerre, d'expulser ou d'égorger les Jésuites, et même de fouler aux pieds la croix. Le Japon n'a qu'à faire de même, pour ne pas devenir une province espagnole, comme l'Amérique. Supposons que les marchands hérétiques de la Hollande et de l'Angleterre viennent tenir ces propos à l'empereur du Japon, la raison d'état ne lui fera-t-elle pas conclure que cela est vrai, qu'il faut chasser les Jésuites, exterminer du Japon le christianisme espagnol chose d'autant plus facile que le Japon n'a pas de clergé indigène et qu'il est fermé de tous côtés par une mer orageuse.

Les Jésuites croyaient bien faire. Il auraient mieux fait de suivre l'exemple de leur fondateur. Nous avons vusaint Ignace entreprendre toute sorte de bonnes œuvres, les mettre sur un bon pied, et puis en laisser la direction à d'autres, pour en commencer de nouvelles. Faire toujours de même, eût valu à ses religieux beaucoup moins de critiques devant les hommes, et beaucoup plus de mérite devant Dieu. Nous voyons, par le discours d'obédience des ambassadeurs japonais, que Grégoire XIII avait ordonné chez eux l'établissement de séminaires pour la formation d'un clergé indigène : les Jésuites auraient peut-être mieux fait d'exécuter réellement l'ordre du Pape, que de donner simplement le nom de séminaires à des académies de nobles. Ils auraient également mieux fait, adoptant le conseil de leur confrère Valegnani, d'appeler à leur secours des religieux d'autres ordres, que de le leur faire défendre. En suivant le conseil de leur confrère, l'exemple de leur fondateur et l'ordre du Pape, ils auraient doublement mérité de Dieu et des hommes au mérite d'avoir planté l'évangile au Japon, ils auraient joint celui de l'y enraciner pour toujours. Trop de prudence leur fit tort. Tant de précautions pour empêcher la venue d'autres religieux aigrit les esprits, fit naître des soupçons, accrédita des bruits fâcheux. Les Espagnols des Philippines, quoique sujets du même roi que les Portugais, étaient jaloux du commerce exclusif que

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