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feuilles vertes, jaunes, rouges, etc. Il est vrai aussi qu'en observant une même feuille d'arbre à plusieurs reprises, et en des temps différens, on la voit passer d'une couleur à d'autres couleurs ; et cela suftit pour remarquer dans plusieurs feuilles qu'on voit en même temps quelque chose de commun et quelque chose de divers, et dans une même feuille, quelque chose qui change et quelque chose qui ne change pas ou qui est plus longtemps à changer, c'est à-dire pour qu'on puisse remarquer, dans l'une et dans l'autre de ces deux circonstances, un sujet et des qualités.

Mais il est à croire que cette remarque ne laissera que des traces légères, bientôt effacées par les impressions du moment qui montrent toujours la feuille unie à sa couleur.

Il paraît donc que, sans le secours de deux signes dont l'un indique exclusivement le sujet, et l'autre exclusivement la qualité nous n'aurions pas deux idées distinctes de la feuille et de sa couleur, puisque ces deux idées, à peine formées, s'évanouiraient aussitôt.

Prenons un exemple plus rapproché de nous. Il est incontestable que, changeans comme nous le sommes, passant continuellement d'un état à un état différent, nous sommes avertis sans cesse qu'il y a en nous quelque chose de constant et quelque chose de variable. Cependant, lorsque nous voudrons saisir l'une sans l'autre ces deux sortes d'existence, peut-être ferionsnous d'inutiles efforts si nous étions privés du secours de tout signe, parce que ce qu'il y a en nous de va

riable se trouve toujours dans ce qu'il y a de constant, de même que la couleur se trouve confondue, et comme identifiée, avec la feuille.

Que l'homme parle. A l'instant, ce qui semblait impossible va devenir la chose la plus facile : car avec un mot unique, et toujours le même, il pourra désigner ce qui ne change pas; et, avec un nombre plus ou moins grand de mots, il exprimera les accidens qui varient. S'il a dit je ou moi, pour désigner le premier point de vue, il dira grand, petit, sain, malade, etc., pour désigner les autres.

L'animal est dans l'impuissance de considérer ainsi les qualités séparées de leurs sujets, ou les sujets séparés de leurs qualités. La nature n'ayant pas fait ellemême cette séparation, et montrant, au contraire, la modification toujours engagée dans la substance, ou la substance toujours revêtue de quelque modification, la faculté de voir, isolées l'une de l'autre, deux choses qui sont unies par un lien indissoluble, ne peut résulter que d'un artifice, par lequel l'esprit, au lieu de se porter sur les choses elles-mêmes qui sont toujours et tout à la fois substance et modification, se porte sur les signes de ces choses, signes qui sont distincts et séparés de telle manière que l'un indique exclusivement la substance, et l'autre exclusivement la modification.

Je veux m'étayer encore d'un exemple. Mettez sous vos yeux un morceau de cire d'une forme circulaire : vous sentez aussitôt qu'on ne peut voir la cire sans le cercle, ni le cercle sans la cire; mais vous savez en

même temps que rien n'est plus aisé que de vous occuper du mot cire sans songer au mot cercle, et réciproquement.

Au moyen de ces deux mots, vous pouvez donc séparer, dans votre esprit, l'idée de la cire de celle du cercle, quoique la cire et le cercle co-existent hors de

vous.

De même, au moyen des deux mots, moi et faible, l'enfant aura deux idées distinctes et séparées, du moi et de sa modification, quoique le moi et sa modification co-existent au dedans de lui.

L'enfant n'a pas besoin de mots pour sentir le moi modifié; mais il en a besoin pour sentir distincts, et surtout pour conserver distincts l'un de l'autre, le moi et sa modification. Les sentimens qu'il en avait avant l'usage des mots, se trouvaient mêlés et comme confondus en un seul sentiment: les mots les ont séparés, ou du moins ils ont fixé leur séparation; et l'enfant a pu les remarquer chacun à part, les bien distinguer, s'en faire des idées.

Dès ce moment, le rapport n'a pas été seulement senti, il a été perçu le sentiment de faiblesse est devenu connaissance de la faiblesse, le sentiment de rapport s'est changé en perception de rapport.

Dans la perception de rapport, les deux termes qui donnent lieu au rapport sont deux idées distinctes et séparées. Dans le simple sentiment de rapport, les deux termes sont deux sentimens qui se confondent, ou qui tendent à se confondre.

Nous commençons par sentir des rapports; l'atten

tion aidée par des mots, ou plus généralement par des signes, nous les fait percevoir.

Mais il ne suffit pas d'apercevoir des rapports: il ne suffit pas de nous tenir comme en contemplation devant les objets, d'apercevoir la blancheur avec la neige; la chaleur avec le feu; la dureté avec le marbre; au risque de nous tromper, nous prononçons que les choses sont, en réalité, telles que nous les apercevons, et nous disons La neige est blanche, le feu est chaud, le marbre est dur; c'est-à-dire qu'après avoir senti des rapports, et après les avoir perçus, nous les affirmons.

Or, il y a jugement toutes les fois qu'il y a un rapport saisi par l'esprit, de quelque manière que l'esprit le saisisse il y a donc trois espèces de jugement, ou, si on l'aime mieux, trois degrés dans le jugement.

On juge par sentiment; on juge par idées; on juge par affirmation. L'affirmation est le prononcé du rapport que nous fait apercevoir le jugement par idées; le jugement par idées est l'analyse du jugement senti.

Les mots, les signes, sont indispensables, vous le voyez, pour le jugement-affirmation: ils ont servi à analyser le jugement qui se fait par sentiment, et à le convertir en jugement qui se fait par idée; mais pour juger par sentiment, il ne faut ni mots, ni signes, ni aucune espèce de langage.

Les animaux peuvent donc sentir les rapports qui naissent de leurs sensations, ou plutôt qui sont enveloppés dans leurs sensations; mais s'ils peuvent sentir quelques rapports, ils ne peuvent ni les percevoir, ni les affirmer. Le lion sent qu'il est fort; il ne sait pas

qu'il est fort; et surtout il ne dira jamais en lui-même : je suis fort.

L'homme sent une multitude infiniment variée de rapports; il les perçoit, il les affirme. Malheureusement il en perçoit moins qu'il ne peut en sentir : voilà pourquoi il est ignorant ; et, malheureusement encore, il en affirme plus qu'il n'en perçoit voilà pourquoi il est sujet à l'erreur.

Le plus grand nombre de rapports restent dans la sensibilité pour n'en sortir jamais; jamais ils ne passeront tous dans l'intelligence. Quelle sagacité pourra découvrir tout ce que recèle la plus féconde de nos manières de sentir? Où est la constance qui ne se lassera pas de vouloir épuiser ce qui est inépuisable? Nul homme ne tentera donc, à lui seul, un travail qu'ont dû se partager les hommes de génie de tous les temps et de tous les lieux. Les uns étudient les rapports qui tiennent aux sensations ; d'autres, ceux qui naissent du sentiment des facultés de l'esprit; d'autres, ceux qui sont produits par les sentimens moraux ; tous étudient les rapports multipliés à l'infini qui viennent de ces premiers rapports; et cette étude, commencée dès l'origine de la philosophie, durera aussi longtemps que la curiosité de l'homme, aussi longtemps qu'il pourra ajouter à ses connaissances, c'est-à-dire toujours.

Si les hommes ne prononçaient que sur des rapports distinctement perçus; s'ils n'affirmaient que ce qu'ils savent, leur intelligence serait, en quelque manière, inaccessible à l'erreur; car l'erreur n'est, ni dans le sentiment, ni dans la perception : ce qu'on sent, on le

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