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Un nom commun donné à plusieurs choses est loin de prouver l'identité de leur nature. A ce compte, toutes les choses qui existent seraient de même nature, puisque tout ce qui existe, tout ce qui est, porte le nom commun d'être. Dieu, l'âme, le corps, sont appelés du nom commun de substance. Est-ce à dire que la substance divine soit la même que celle de l'âme ou celle du corps, et que l'âme et le corps soient une seule et même substance? Les dénominations communes expriment ce qu'il y a de commun dans les choses, et la nature des choses ne consiste pas dans ce qu'elles ont de commun; au contraire, c'est ce qu'il y a de particulier, de spécial à une chose, qui en détermine proprement la nature.

Permettez-moi un rapprochement amené par la réflexion qui précède. J'ai besoin que vous me le pardonniez, vous qui avez fait l'objection, car je vais vous comparer à Spinosa.

Vous dites le nom commun sentiment, donné à ce qu'on prétend être des manières diverses de sentir, suppose une idée commune, une chose commune, et prouve qu'il y a unité de nature entre toutes les manières de sentir; il n'y a donc, à la rigueur, qu'une seule manière de sentir, il n'y a qu'un seul sentiment.

Spinosa avait dit : Le nom commun substance, donné à ce qu'on prétend être des substances diverses, suppose une idée commune, une chose commune, et prouve, par conséquent, qu'il y a unité de nature entre toutes les substances. Il n'y a donc, à la rigueur, qu'une seule substance dans l'univers.

Nous sentons bien toute l'absurdité du raisonnement de Spinosa, mais nous ne savons pas d'abord la faire ressortir. Je vais essayer de la mettre en évidence.

Lorsque nous considérons les êtres comme susceptibles de modifications, comme doués de propriétés, comme possédant des attributs, comme servant de support ou de soutien à des qualités, alors nous leur donnons le nom de support, de soutien, de sujet, de substance; et comme il n'y a aucun être qui ne soit doué de quelque qualité, et qui ne puisse être considéré sous cet unique point de vue qu'il est doué de qualités, il s'ensuit qu'il n'en est aucun qui ne puisse donner lieu à l'idée de substance, et à la même idée de substance, car il n'y en a pas deux. Il y a donc identité entre tous les points de vue d'où résulte le point de vue commun qui forme l'idée de substance, qui est l'idée de substance; mais il n'y a pas identité entre les points de vue qui ne sont pas communs, et qui appartiennent exclusivement à chaque être.

Spinosa raisonne singulièrement. Il veut qu'une idée commune anéantisse la pluralité des êtres qui nous donnent cette idée, qu'elle les réduise à un seul être, qu'elle prouve leur unité. Il est évident qu'elle ne prouve que l'unité du point de vue sous lequel on les considère. Spinosa confond un point de vue commun à tous les êtres, avec la réalité des êtres, oubliant que réalité d'un être comprend des qualités communes et les qualités qui lui sont propres. Si un point de vue commun à plusieurs êtres prouve l'unité de leur nature, prouve leur unité, il n'y a donc qu'un animal dans

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l'univers, il n'y a qu'un homme, qu'une montagne, qu'un arbre, par la même raison qu'il n'y aurait qu'une substance.

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Se peut-il qu'un système qui a fait tant de bruit, qui a occupé tant de têtes, exercé tant de plumes, un système qui a épuisé toute la dialectique de Bayle, et que le génie de Fénelon n'a pas dédaigné de réfuter, ne soit autre chose qu'une misérable confusion d'idées, qu'une abstraction prise pour une réalité ?

Il n'est pas autre chose; et non-seulement la substance de Spinosa est une pure abstraction, je veux dire une idée abstraite à laquelle ne correspond rien de réel; c'est, après l'idée de l'être, l'idée abstraite la plus générale de toutes, et par conséquent la plus éloignée de la réalité 1.

Tenons donc pour certain que, sous le seul mot sentiment, nous avons le droit de reconnaître quatre manières de sentir, différentes de nature.

En ne consultant que l'expérience, et sans remonter au principe d'où dérive le sens moral, quelques philosophes, comme nous l'avons observé, n'ont pas cru devoir l'assimiler au sentiment-sensation. Jusque-là nous devons les approuver. Mais n'ont-ils pas euxmêmes de nouveau confondu ce qu'ils venaient de distinguer? N'ont-ils pas ramené le sens moral aux sensations dont ils voulaient le séparer, lorsqu'ils l'ont attribué à un sens, ou organe particulier, auquel ils ont donné le nom de sixième sens?

4. Part. II, leç. xii.

Un sens moral, s'il existait, ne ferait pas suite aux sens de la vue, du goût, de l'odorat, etc., dans lesquels il n'entre rien de moral: il devrait donc être classé à part. Le nom de sixième sens ne pourrait lui convenir qu'autant qu'il entrerait de la moralité dans les autres' sens, ou qu'il cesserait lui-même d'être un sens moral.

Que si, par le sens moral, vous entendez parler uniquement du sentiment moral, et nullement d'un organe particulier, alors vous deviez ne voir dans l'âme que deux manières de sentir, le sentiment-sensation et le sentiment moral. Il n'y a donc pas de sixième sens, de quelque manière qu'on veuille l'entendre.

On ne saurait user de trop de sévérité toutes les fois que l'on rencontre quelqu'un de ces énoncés inexacts, qui ne disent pas nettement ce qu'on veut dire, qui souvent disent le contraire. Si l'écrivain qui se permet de les hasarder, peut quelquefois le faire impunément pour lui-même, parce que d'avance il a dans son esprit l'idée qu'il veut y attacher, il n'en est pas de même du lecteur, qui est obligé d'aller aux idées par les mots : une expression fausse ne peut que le tromper; en le conduisant à ce qu'on lui dit, elle l'éloigne de ce qu'on veut lui dire.

A l'occasion des deux erreurs qui viennent d'être relevées, erreurs dont la première est capitale, et la seconde moins répréhensible, peut-être ne sera-t-il pas inutile de vous faire remarquer l'artifice qui préside à la formation des sciences. Des réflexions sur les règles de la méthode présentées en même temps que l'exemple

de leur oubli, seront mieux appréciées, et laisseront un souvenir plus durable.

Par les cinq organes des sens, nous recevons cinq espèces de sensations: voilà ce qu'on dit, et ce qu'on a le droit de dire. Mais, en s'exprimant de la sorte, il ne faut pas oublier que chacune de ces cinq espèces de sensations comprend elle-même une multitude de sensations particulières. Par l'organe de la vue, l'âme reçoit les sensations du rouge, de l'orangé, du jaune, du vert, du bleu, de l'indigo, du violet; et comme ces sept couleurs primitives peuvent se combiner deux à deux, trois à trois, etc., et affecter l'âme avec plus ou moins de vivacité, soit seules, soit réunies, il en résulte un nombre de sensations qui, ajoutées à celles qui nous viennent par l'ouïe, le goût, l'odorat et le toucher, surpassent tout ce qu'on pourrait imaginer.

Pareillement, lorsque l'âme agit, et qu'en agissant elle a le sentiment de son action, il ne faut pas croire qu'elle sente toujours uniformément. Les sentimens qu'elle éprouve par l'attention, la comparaison, le raisonnement; par le désir, la préférence, la liberté; ceux qu'elle éprouve par l'action combinée de ces facultés élémentaires; ceux même qu'elle éprouve par l'action de chaque faculté isolée lorsque cette faculté se porte sur des objets différens, comme l'attention qu'on donnerait successivement à une saveur et à un théorème de géométrie; toutes ces manières de sentir, diversifiées à l'infini, ont chacune un caractère propre et distinctif.

Que l'on raisonne de même sur les sentimens moraux et sur les sentimens de rapport, on trouvera que

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