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langues qu'on s'obstine à parler, empêchent tout rapprochement. Le mal paraît donc sans remède, et il le sera, tant qu'on ne se pénétrera pas de la nécessité de mettre une grande harmonie entre les mots et les choses, entre ce qu'on dit et ce qu'on veut ou ce qu'on doit dire.

Puisque les philosophes ne s'entendent pas entre eux, faute d'une langue commune, et, souvent ne s'entendent pas eux-mêmes, faute d'une langue bien faite, comment pourrions-nous les entendre? Parmi tant d'idées confuses, tant de notions incohérentes, que cependant on ose appeler du nom de système, et que nous ne comprenons pas, que personne ne comprend, pas même leurs auteurs, comment pourrionsnous faire un choix avoué par la raison?

Lorsqu'un langage se compose de mots dont la plupart n'ont que des significations indécises, l'esprit ne peut être qu'indécis dans ses jugemens; alors, ne sachant où se prendre, il se prend à tout ce qu'il rencontre. Erreur ou vérité, c'est l'aveugle hasard qui en décide.

Pour assurer nos recherches au milieu de tant d'incertitudes, pour nous frayer un chemin à travers les ténèbres qui enveloppent la question des idées, nous nous appliquerons d'abord à éclairer une question qui se présente avant tout. Si nous pouvons faire tomber quelques rayons de lumière sur le sentiment, ils se réfléchiront bientôt sur les idées.

Quels scandales n'ont pas occasionés les mots sentir et sensation! et quelle défaveur n'a-t-on pas voulu

jeter sur les écrivains qui paraissaient ou qui paraissent encore en faire un usage trop fréquent! Mais si une philosophie téméraire s'est attiré de justes reproches, en donnant à ces mots une extension à laquelle ils se refusent, et en les transportant dans l'ordre physique, une philosophie plus sage pensera toujours que leur interprétation vraie conduit aux sources de la science. Pourraient-elles, en effet, se trouver ailleurs que dans ce que nous sentons? et conçoit-on un être tout à la fois privé de sentiment et doué d'intelligence?

Les philosophes qui appuient leurs doctrines sur le sentiment, ont eu le tort de le confondre avec la sensation, et de lui donner toujours le nom de sensation. S'ils s'étaient mieux étudiés avant de faire la langue, ils auraient vu la vérité passer comme d'elle-même, de la nature dans leurs expressions, et de leurs expressions dans tous les esprits. L'histoire de la philosophie serait l'histoire de ses progrès, non celle des sectes et de leurs vains systèmes.

Observons, avec plus de soin qu'on ne l'a fait jusqu'à présent, ce qui se passe dans notre âme lorsque nous sentons; peut-être reconnaîtrons-nous qu'il y a des manières de sentir qui n'ont presque rien de commun avec d'autres manières de sentir. Aussitôt une grande lumière dissipera de grandes ténèbres : nous saurons que, pour avoir négligé des distinctions nécessaires, on a raisonné avant de s'être fait des idées; et, ramenant une infinité d'opinions à deux opinions fondamentales et opposées, nous comprendrous facilement pourquoi, d'un côté, les explications ne pouvaient

jamais être satisfaisantes, et pourquoi, de l'autre, elles devaient nécessairement être fausses.

Chacun pourra vérifier sur soi-même les observations que je vais indiquer. Si elles sont d'accord avec ce que vous avez éprouvé, avec ce que vous éprouvez à chaque instant, nous les noterons; et nous aurons autant de notes ou de mots que d'observations. Alors nous pourrons, avec toute confiance, admettre ces mots dans nos discours et dans nos raisonnemens, Alors toutes les fois que nous les prononcerons, nous aurons la certitude de dire quelque chose de bien connu; par conséquent nous aurons la certitude de nous comprendre nous-mêmes, et celle encore d'être compris par ceux qui auront fait, ou qui voudront faire les mêmes observations que nous.

En examinant d'un regard attentif les diverses affections réunies sous le mot sentir, on ne tardera pas à s'apercevoir que plusieurs de ces affections diffèrent à un tel point, qu'on les dirait d'une nature contraire.

En les examinant d'un regard plus attentif encore, on parviendra à les compter; et l'on s'assurera qu'elles sont au nombre de quatre.

Arrêtons-nous d'abord à la première, la seule que, d'ordinaire, admettent les philosophes :

4° Lorsqu'un objet extérieur agit sur nos sens, le mouvement qu'il leur imprime se communique au cerveau; et, aussitôt, à la suite de ce mouvement du cerveau, l'âme sent, elle éprouve un sentiment. L'âme sent par la vue, par l'ouïe, par l'odorat, par le goût

et par le toucher, toutes les fois que l'action des objets remue ces organes.

Or, cette première manière de sentir doit être considérée sous deux points de vue. Les cinq subdivisions que nous venons d'y remarquer ont, chacune, un caractère spécial, et un caractère commun. Toutes avertissent l'âme de leur présence; et, en même temps, elles l'avertissent de sa propre existence.

Sous le premier point de vue, elles semblent n'avoir entre elles aucun rapport. Un son ne mènera jamais à une odeur, ni une odeur à une couleur; et, faits ainsi que nous le sommes, il serait contraire à notre nature de vouloir nous représenter des odeurs sonores ou des sons odoriférans, des couleurs savoureuses ou des saveurs colorées. L'expérience, d'ailleurs, ne l'apprend que trop. Celui qui a le malheur d'être privé d'un sens n'a jamais éprouvé les manières de sentir analogues à *ce sens. Aussi les a-t-on désignés par cinq noms particuliers, son, saveur, odeur, couleur, toucher.

Mais comme, d'un autre côté, ces cinq espèces de modifications sont toutes senties par l'âme, et que l'âme, en les éprouvant, ne peut pas ne pas se sentir elle-même, si nous prenons ces modifications par ce qu'elles ont ainsi de commun, savoir, d'affecter l'âme et de lui donner le sentiment de sa propre existence, alors un seul nom devra nous suffire, car on ne multiplie les signes que pour marquer les différences; et, afin d'exprimer que dans toutes les modifications qui

1. Part. I, leç. ix.

nous viennent par cinq sens différens, et dans chacune de ces modifications, l'àme reconnaît toujours une même chose, le soi, le moi, nous dirons qu'elle a conscience d'elle-même. Par la conscience, l'âme sait, ou sent qu'elle est, et comment elle est. Mens est suí conscia.

Le sentiment du moi se trouve nécessairement dans toutes les affections de l'âme, dans toutes ses manières de sentir, dans toutes ses manières d'agir, dans toutes ses manières de connaître; et, nous n'aurions pas fait ici l'observation expresse qu'il est inséparable de la première de nos manières de sentir, si les philosophes ne semblaient l'avoir trop souvent oublié. Vous verrez un exemple remarquable de cet oubli, dans la suite de nos leçons '.

Les cinq espèces de modifications, ou les cinq espèces de sentimens dont nous venons de parler, n'ayant lieu qu'à la suite de quelque impression faite sur les sens, nous les appellerons sentimens-sensations, ou, plus brièvement, sensations. La signification de ce mot s'étend jusqu'aux affections qui proviennent des mouvemens opérés dans les parties intérieures du corps, sans l'intervention immédiate ou apparente des objets extérieurs, telles que la faim, la soif, etc.2.

Tout sentiment de l'âme occasioné par l'action des objets extérieurs sur quelqu'un de nos sens, ou par les mouvements qui s'opèrent dans nos organes, voilà donc la sensation : c'est la première manière de sentir

1. Part. II, leç. vi. 2. Part. I, leg. vIII.

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