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âme, sans les sentir? On voudrait que l'âme connût sa propre existence, sans sentir qu'elle existe!

Direz-vous que Dieu est le maître de créer un esprit pur, un esprit dépourvu de sentiment, puisqu'il ne serait uni à aucun corps, et qui cependant pourrait être doué d'une intelligence susceptible de s'accroître sans fin?

J'admets la supposition d'un esprit pur, intelligent : comment s'y refuser? Je n'admets pas que son intelli– gence puisse être séparée de tout sentiment. Un esprit pur n'aurait pas de sensations, il est vrai; mais n'y a-t-il pas d'autres manières de sentir? Et cet esprit fera-t-il usage de ses facultés, sans sentir ce qu'il fait ? agrandira-t-il à chaque moment son intelligence, sans en être averti? se connaîtra-t-il lui-même, s'il est privé du sentiment de lui-même? Il sentira donc, mais ce sera à l'inverse des hommes. Il sentira, parce qu'il aura une intelligence; au lieu que nous, nous avons une intelligence parce que nous sentons.

Dieu lui même sent; ne craignons pas de le dire. Dieu a le sentiment de lui-même, de toutes ses perfections. Il a le sentiment de la plénitude de son être; ou, si ces expressions pouvaient faire quelque peine à ceux qu'une fausse philosophie a accoutumés à ne voir le sentiment que dans les sensations, nous dirions, en changeant le langage, mais non la pensée, que Dieu jouit d'une félicité suprême; qu'il est une source infinie de bonheur, comme il est une source infinie de puissance et de gloire.

2 III.

Erreurs inévitables des philosophes

pour n'avoir reconnu dans l'homme qu'une manière de sentir.

que

Les philosophes, n'ayant reconnu dans la sensibilité le résultat des impressions faites sur les sens, ont dû se diviser en une multitude d'opinions, qui toutes se ramènent aux opinions de deux écoles également impuissantes pour découvrir la vérité, et fortes sculement, l'une contre l'autre, de leur faiblesse réciproque.

Les uns, se croyant assurés par l'expérience que les premières idées viennent des sensations, ont prétendu que toutes devaient en venir; et ils ont fait de vains prodiges de sagacité, afin d'expliquer par quelles opérations, et par quelles modifications, les idées sensibles pouvaient se convertir en idées intellectuelles et en idées morales.

Les autres, en avouant qu'un grand nombre d'idées nous viennent des sensations, ont toujours nié que toutes les idées pussent remonter à cette source. Montrez-nous, ont-ils dit à leurs adversaires, montreznous dans les sensations, les idées des facultés de l'âme, les idées de rapport, les idées morales : à l'instant nous vous donnons gain de cause; mais les plus habiles d'entre vous n'ont pu nous convaincre; et nous dou

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4. Ils ne l'ont pas dit avec cette précision; mais je suppose qu'en parlant des idées spirituelles, ils sentaient d'une manière confuse ce que nous énonçons ici d'une manière distincte.

tons qu'ils aient réussi à se convaincre eux-mêmes. Il est impossible, en effet, de voir l'intelligence humaine tout entière dans les seules sensations: et, jusque-là, ceux-ci auraient l'avantage, s'ils ne le perdaient à l'instant par la manière dont ils raisonnent.

Puisqu'on n'a pu montrer dans la sensation toutes les idées; puisque nous avons la certitude qu'on les y chercherait vainement, il faut que les idées qui n'ont pas leur origine dans la sensation, soient sans origine . donc elles tiennent à l'essence de l'âme; donc elles existent au moment même où l'âme reçoit l'existence; donc elles sont gravées en nous par la main de la nature; donc elles sont antérieures aux sensations; donc elles sont dans l'âme à priori; donc elles sont innées; donc, outre l'entendement auquel nous devons les idées sensibles, nous avons un entendement pur, qui n'a rien de commun avec la sensibilité; donc, etc.

Les deux partis, vous le voyez, ne reconnaissant dans notre âme qu'une manière de sentir, ne pouvaient que s'égarer, et leurs raisonnemens ont été ce qu'ils devaient être. Qu'auraient-ils pu dire, en effet, que ce qu'ils ont dit?

« Les sensations sont notre seule manière de sentir. » Or, les premières idées viennent des sensations. Pourquoi toutes n'en viendraient-elles pas ?

« Les sensations sont notre seule manière de sentir. >> Or, il y a plusieurs idées qui ne sauraient venir des sensations. Il faut donc que l'âme les tienne uniquement d'elle-même, de sa nature, soit antérieurement aux sensations et à l'expérience, soit en même temps

que les sensations et l'expérience, soit postérieurement aux sensations et à l'expérience.

Ces deux raisonnemens partant d'un faux principe, leurs conséquences, quoique opposées entre elles, sont nécessairement fausses.

Elles sont fausses; et leur opposition, qui divise aujourd'hui les philosophes comme elle les divisait il y a près de trois mille ans, continuera à les diviser, et à les diviser sur le choix entre deux erreurs, tant qu'ils borneront la sensibilité aux seules sensations. Appelons en témoignage deux grands philosophes.

« Locke, dit Leibnitz, n'a pas connu la nature de la vérité. Il a cru que la connaissance de toutes les vérités nous venait des sens. S'il avait bien compris quelle différence se trouve entre les vérités contingentes et les vérités nécessaires, c'est-à-dire entre les vérités acquises par induction et les vérités démontrées, il aurait vu que les seules vérités contingentes dépendent des sens; que les vérités nécessaires n'ont rien de commun avec eux; et que, par conséquent, leur connaissance est fondée sur des principes gravés dans l'âme '. »

Les vérités contingentes, comme les vérités nécessaires, c'est-à-dire les vérités acquises par induction, et les vérités acquises par démonstration, sont fondées sur la liaison des conséquences avec les principes: elles sont, les unes et les autres, des perceptions de rapport; par conséquent, elles dérivent, les unes et les autres, du sentiment de rapport, et elles en dérivent exclusivement à toute autre manière de sentir,

1. OEuvres de Leibnitz,

Locke et les siens se trompent donc lorsqu'ils enseignent que les vérités nécessaires ont leur origine dans les sensations; ils ne se trompent pas moins, lorsqu'ils donnent la même origine aux vérités contingentes.

Leibnitz et les siens se trompent aussi doublement, d'abord en faisant la concession que les vérités contingentes viennent des sensations; et, en second lieu, quand, après s'être crus assurés que les vérités nécessaires ne dérivent pas de cette source, ils en concluent qu'elles sont fondées sur des principes gravés dans l'âme,

Ne pourrait-on pas dire en empruntant la manière de Leibnitz :

Ni Locke, ni Leibnitz, n'ont connu la nature de la vérité. Ils ont cru, l'un, que la connaissance de toutes les vérités nous venait des seules sensations; l'autre, qu'elle nous venait, en partie des sensations, et en partie de certains principes gravés dans l'âme. S'ils avaient bien compris quelle différence se trouve entre les sensations et les sentimens de rapport, ils n'auraient pas tardé à s'apercevoir que toutes les vérités dérivent des sentimens de rapport; et qu'il n'y en a aucune qui soit fondée, ou sur les sensations, ou sur des principes gravés dans l'âme.

Il est donc également certain, et que toutes les idées nous viennent de quelqu'un de nos sentimens, et que toutes les vérités nous viennent du seul sentiment de rapport.

C'en est assez pour asseoir les fondemens des sciences.

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