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Cet écrivain pouvait il ignorer qu'une ville est un assemblage de maisons, et qu'une cité est une réunion de citoyens? Est-il donc plus difficile d'abstraire d'un individu la qualité de citoyen, quand il exerce ses droits politiques, ou celle de sujet, quand il obéit aux lois, que celle de Parisien, quand vous le considérez comme natif de Paris? Ces mots sont-ils étrangers à la langue, et leurs idées ne doivent-elles pas se trouver dans tous les esprits un peu cultivés?

Ne craignons pas de le redire, abstraction et difficulté sont des mots incompatibles; ce n'est que par un abus de langage qu'on a pu les associer. Disons aussi que c'est par un autre abus de langage qu'on parle d'idées abstraites, d'idées plus abstraites, d'idées trèsabstraites, comme si la séparation admettait différens degrés, et qu'une chose pût être ôtée, plus ôtée, trèsôtée.

C'est parce que les idées sont plus ou moins générales, qu'on a été amené à compter plusieurs degrés dans l'abstraction. Abstrait et général se touchent de si près, qu'on les a confondus l'un avec l'autre ; peut-être nous arrivera-t-il de les confondre aussi quelquefois, puisqu'il faut parler comme on parle.

Toute science est d'abstraction. Toutes nos connaissances, comparées à leur objet, sont partielles, imparfaites. Aucune n'est complète ni ne saurait l'être.

Il n'est pas besoin d'un monde pour remplir notre intelligence c'est trop d'un atome. Qui eût dit, il y a quelques siècles, qu'avec un grain de sable on apercevrait des milliers d'étoiles dont on ne soupçonnait pas

l'existence? Qui eût dit qu'avec un grain de sable on découvrirait des animalcules vingt-huit millions de fois plus petits qu'un ciron? Qui assurera que ce même grain de sable ne recèle pas des propriétés plus merveilleuses encore?

Et si nous le connaissions par tout ce qu'il a d'absolu et par tout ce qu'il a de relatif, soit à nous, soit aux choses, nous verrions sans doute que rien dans l'univers n'est étranger à son existence, et qu'il nous mène à connaître la nature entière; car dans les jugemens dont se forment nos connaissances, il n'entre que trois choses: deux termes que l'on compare et l'idée du rapport saisi par l'esprit à la suite de leur comparaison; et comme, les deux termes étant donnés, on peut trouver le rapport qui en dérive, de même, un terme et un rapport étant donnés, on trouvera ou du moins il ne sera pas impossible de trouver l'autre terme.

4. Ce que nous disons de la connaissance d'un grain de sable, Pascal le dit de la connaissance de l'homme, qui, sous tant de rapports, est aussi un grain de sable.

« L'homme a besoin de lieu pour le contenir, de temps pour durer, de mouvement pour vivre, d'élémens pour le composer, de chaleur et d'alimens pour le nourrir, d'air pour respirer. Il voit la lumière, il sent les corps; enfin tout tombe sous son alliance.

« Il faut donc, pour connaître l'homme, savoir d'où vient qu'il a besoin d'air pour subsister, et pour connaître l'air il faut savoir par où il a rapport à la vie de l'homme.

« La flamme ne subsiste point sans l'air; donc pour connaître l'un il faut connaitre l'autre.

« Donc toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, médiatement et immédiatement, et toutes s'entretenant par un lien naturel et insensible, qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaitre le tout sans connaître en détail les parties. >>

C'est ainsi que vous aurez la distance d'un astre à la terre, dès que vous aurez le rapport de cette distance au rayon terrestre.

Si donc nous avions la connaissance accomplie d'un seul grain de sable, où serait la limite de nos connaissances?

Elle est partout aujourd'hui, cette limite. Notre science ne pouvant être une et entière, nous sommes forcés de la partager en plusieurs sciences fractionnaires ou abstraites. La géométrie abstrait l'étendue ; la mécanique, le mouvement; l'optique, la lumière ; l'acoustique, le son; la métaphysique, l'entendement ; la morale, la volonté. Pour qu'il en fût autrement, il faudrait que l'intelligence d'un homme pût tout embrasser à la fois; il faudrait que cet homme fût Dieu.

Abstraction, analyse, métaphysique : accoutumonsnous à ne voir sous ces mots que la manière la plus naturelle de conduire nos facultés. Qu'y verrez-vous, si vous n'y voyez pas une méthode adaptée à notre faiblesse ?

Les idées abstraites, comme telles, ne sont que les premiers rudimens de notre intelligence; elles deviennent notre intelligence elle-même en devenant générales. Nous les examinerons sous ce point de vue dans la leçon suivante.

DOUZIÈME LEÇON.

Des idées générales.

L'idée de la figure du corps que vous tenez dans vos mains est une idée abstraite, une idée qui faisait partie de l'idée totale de ce corps, et que vous en avez séparée pour la considérer seule, pour vous en occuper exclusivement.

Cette idée n'est pas uniquement abstraite : elle est en même temps individuelle; elle vous montre la figure du corps qui est dans vos mains, et non la figure de tout autre corps.

L'idée de l'odeur d'une rose que vous approchez de votre odorat; l'idée de la saveur d'un fruit que vous mettez dans votre bouche; l'idée du son d'une harpe qui flatte vos oreilles, sont autant d'idées à la fois abstraites et individuelles.

Si vous n'aviez que des idées abstraites-individuelles, quelles seraient vos connaissances?

Vous verriez des qualités séparées de leurs objets, et cette séparation n'existe pas dans la nature toutes seraient pour vous séparées les unes des autres; et vous n'apercevriez entre elles aucun rapport.

Afin donc que nous puissions connaître les choses, et comme elles sont en elles-mêmes, et comine elles sont dans leurs rapports, il faut que plusieurs idées

abstraites se réunissent en une idée composée; et il faut aussi, que, perdant leur individualité, elles deviennent communes ou générales.

Nous avons déjà parlé des idées générales, mais d'une manière trop insuffisante '. Nous leur destinons cette leçon tout entière. Les avantages que l'esprit en retire, autant que les abus qu'il en fait, nous imposent le devoir de mettre le plus grand soin à les bien étudier. Comme des traits épars ne forment pas un tableau, des idées dispersées ne sauraient former notre intelligence.

L'intelligence de l'homme est surtout dans les rapports, dans les liaisons; elle est dans l'ordre, dans l'harmonie, dans l'enchaînement des principes et des conséquences. Voilà les besoins de l'esprit, voilà ses richesses.

Sachons comment les idées perdent leur caractère primitif qui individualise tout, pour prendre un caractère qui rend tout général.

L'idée abstraite blancheur, que je suppose nous être venue par l'action des rayons du soleil sur la rétine, ou, pour abréger, que je suppose nous être venue du soleil, peut nous venir aussi de la neige, du lait, d'un lis.

L'idée abstraite saveur peut nous venir du pain, du vin, d'une pêche.

L'idée abstraite son peut nous venir d'une cloche, d'un instrument de musique, de la voix d'un homme.

1. Part. I, leç. xv.

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