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« Quand l'univers l'écraserait, l'homme, dit Pascal, serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. »

La dignité du sentiment qui respire dans cette pensée, la manière sublime dont elle est rendue, auraient dû faire taire toutes les critiques. Comment a-t-on pu dire que la raison était blessée de ce rapprochement entre une telle infinie grandeur et une telle infinie petitesse?

La raison dit impérieusement que celui qui meurt, mais qui sait qu'il meurt, appartient à un ordre plus élevé que l'être qui existe sans connaître son existence, l'un fût-il un atome, l'autre un monde tout entier ; l'un dût-il ne vivre qu'un instant, l'autre durer toujours. La raison dit, qu'après la vertu, le savoir est la source et la mesure de toute noblesse, et que le plus intelligent des ètres en est aussi le plus noble.

C'est donc parce qu'il pense, qu'il connaît et qu'il se connaît, que l'homme tient le premier rang. Par son corps, il était sans doute une des œuvres les plus admirables de la Divinité; par son intelligence, il en est devenu l'image.

Quelle étude pourrait nous intéresser à l'égal de celle qui a pour objet une semblable prééminence?

Vous donnerez, je n'en doute pas, une attention soutenue au développement de la théorie des idées ; car c'est par les idées que nous connaissons l'univers, que nous nous connaissons nous-mêmes, et que nous nous élevons à la connaissance de Dieu.

Que n'a-t-on pas dit, combien de pages n'a-t-on pas écrites sur les idées! mais ces pages ont été plus admirées qu'elles n'ont été comprises. La raison, pour admirer, a besoin de comprendre; et, lorsqu'elle se porte sur les idées, elle veut savoir d'abord ce que c'est qu'une idée.

Qu'est-ce que l'idée ? quelle est sa nature? telle est la première question qui se présente. Mal résolue, elle empêchera la solution de toutes celles qui doivent la suivre nous serons trompés sur l'origine des idées, sur leurs causes, et sur la manière dont elles se forment. Dès lors, l'acquisition ne pourra qu'en être difficile; et il deviendra comme impossible de les rectifier, lorsqu'elles auront été mal faites. Sachons donc avant tout ce que c'est qu'une idée.

Vous sentirez mieux la nécessité de cette recherche si vous remarquez dans combien de routes on peut s'engager ou se perdre, quand les premiers pas sont mal éclairés.

Renversons l'ordre véritable; et, avant de nous être assurés de la nature de l'idée, demandons aux philosophes comment il se fait que nous ayons des idées, ce que c'est qu'avoir des idées. Vous verrez ici l'imagination à son aise; et je ne dirai pas tout ce qu'elle a inventé.

Avoir des idées, c'est, ou les tenir de la nature même de notre esprit; ou les avoir toutes reçues au premier moment de la vie; ou n'en avoir reçu d'abord qu'une partie pour acquérir les autres plus tard; ou les devoir au temps, à l'expérience, à une suite d'impressions indépendantes de la volonté; ou enfin,

c'est

les avoir produites nous-mêmes, et jouir d'un bien dont nous sommes en quelque sorte les créateurs. Quel choix ferons nous parmi tant d'opinions?

Les idées sont-elles innées et essentielles à l'âme? sont-elles innées sans être essentielles? peut-on dire qu'elles sont en partie innées, en partie acquises? consentirons-nous à les regarder comme l'effet d'une action qui nous est étrangère? oserons-nous avancer qu'elles sont notre propre ouvrage?, à la différence des sensations qui n'exigent, de la part de l'âme, qu'une simple capacité d'être passivement affectée, l'apparition des idées annoncerait-elle qu'il est en nous une puissance à laquelle nous les devons, et sans laquelle elles n'auraient pu se manifester?

Ici, Messieurs, vous n'attendez pas des réponses unanimes. Les nombreux systèmes que les philosophes ont imaginés pour rendre raison des facultés de l'âme', vous font pressentir que leur imagination n'aura pas été moins active lorsqu'ils auront voulu rendre raison des idées; et vous êtes préparés à trouver Descartes, Malebranche, Locke, Leibnitz, aussi peu d'accord entre eux, que le furent autrefois Platon, Aristote, Épicure, que le sont les philosophes de nos jours.

Des disputes qui remontent jusqu'au berceau de la philosophie, et dont il faut que nous soyons encore aujourd'hui les témoins, sont un grand sujet de réflexions pour ceux qui aiment la paix et la vérité.

Ne verra-t-on jamais la fin de ces luttes obstinées

4. Part. I, leç. xiv.

dans lesquelles chacun des combattans est également assuré de la défaite des autres et de son propre triomphe? Ces convictions imperturbables et opposées durerontelles toujours? Aurons-nous toujours des évidences qui renversent des évidences? des vérités et des erreurs qui demain seront des erreurs et des vérités?

Si les facultés de l'esprit changeaient avec les individus, ou avec les siècles; si les rapports de ces facultés aux choses étaient continuellement variables, on conçoit que les opinions devraient elles-mêmes être toujours changeantes et toujours variées. Mais les lois qui régissent l'univers sont constantes, immuables. Celles qui, dès l'origine, ont coordonné le physique et le moral, sont les mêmes dans tous les temps et dans tous les lieux.

Puisqu'on ne trouve, ni dans la nature de l'esprit, ni dans la nature des choses, les germes de ces divisions qui prennent tant de place dans l'histoire de la philosophie, où donc faudra-t-il les chercher ?

Sont-ils dans les préjugés de l'enfance? dans ceux de l'école? Sont-ils dans les illusions des sens? dans les caprices de l'imagination?

Là sont beaucoup d'erreurs, sans doute, mais non pas l'erreur qui, surtout, produit les dissentimens.

Supposez qu'on mette sous nos yeux un même nombre d'objets, ou un même objet, ou un même point de vue de cet objet: n'est-il pas sûr qu'après avoir bien attentivement regardé, nous verrons tous une même chose, et que nous serons d'accord sur ce que nous aurons vu?

N'est-il pas sûr également que nous ne pourrions

jamais nous accorder, si, à chacun de nous, on n'avait pas montré, ou le même nombre d'objets, ou le même objet, ou le même point de vue d'un même objet?

Vous me prévenez, Messieurs, et déjà vous vous êtes dit que la principale cause des dissidences doit se trouver dans la multiplicité des objets, alors qu'on croit ne raisonner que sur un seul, ou dans l'unité d'objet, alors qu'on croit raisonner sur plusieurs.

Vous en serez tout à fait convaincus par une simple observation qui vous indiquera la source intarissable de ces méprises.

Des objets différens peuvent n'avoir qu'un seul et même nom. Un seul et même objet peut avoir plusieurs noms différens : or, nous sommes portés à ne voir qu'un objet là où nous ne voyons qu'un nom, et à multiplier les objets là où nous voyons plusieurs noms.

Voilà le piége que des langues, ou mal faites, ou qu'on n'a pas étudiées avec assez de soin, tendent aux philosophes. Ils croient parler des mêmes choses quand ils ont prononcé les mêmes mots, ou de choses diffé– rentes quand leur langage est différent. Ils oublient qu'un seul mot a quelquefois plusieurs acceptions; et que d'autres fois, au contraire, plusieurs mots n'en ont qu'une seule, ou que, du moins, ils en ont une com

mune.

Croiriez-vous que, pour désigner ce phénomène de l'intelligence, que nous appellerons idée, ils aient à leur disposition plus de vingt noms différens? Idée d'abord, représentation, image, imagination, forme, espèce, perception, apperception, appréhension, com

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