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formes, des moules, des catégories, et je ne sais combien d'autres choses innées, ou indépendantes des sens et de toute expérience, ou, si l'on veut encore, qui sont dans l'âme à priori, que croit-on nous apprendre? Qui ne sait que dans tous les êtres, il y a nécessairement autant de facultés ou de puissances qu'ils peuvent produire d'actes; autant de capacités qu'ils peuvent recevoir de modifications; autant de dispositions qu'ils peuvent produire d'actes et recevoir de modifications? Qui ne sait que le serpent tient de sa nature un penchant à ramper; que le taureau naît avec un instinct qui le porte à frapper de la corne; l'oiseau et le poisson avec des dispositions pour voler et pour nager; l'homme avec la faculté de parler, de penser et de raisonner? Mais est-il permis de confondre la faculté de parler avec la parole, la faculté de penser avec la pensée, la faculté de raisonner avec le raisonnement, la faculté de produire une idée avec une idée, le simple pouvoir, en un mot, avec la réalité de l'acte? En vérité, pour dire ces choses, il faut y être obligé ; et j'espère que ce sera mon excuse.

N'allez pas croire cependant qu'il soit nécessaire de reconnaître et de noter autant de facultés ou de capacités, qu'on peut remarquer d'actes ou de modifications dans l'esprit humain. Au lieu d'enrichir la science, ce serait l'anéantir'. Que penserait-on d'un anatomiste qui, admettant, avec Bonnet, que la fibre de l'œil qui produit le rouge, n'est pas la fibre qui produit le bleu,

4. Part. II, leç. iv.

ou que la fibre de l'oreille qui donne un ton, n'est pas celle qui donne un ton différent, verrait dans cette observation la plus grande des découvertes? Vous avez cru jusqu'ici, nous dirait-il, être réduits au très-petit nombre de cinq sens; je viens vous apprendre que la nature est moins avare dans ses dons. Combien n'avezvous pas reçu d'organes de la vue! combien d'organes de l'ouïe ! combien du goût ! J'en compte dans l'œil sept principaux destinés aux sept couleurs primitives. Dans l'ouïe, j'en vois un égal nombre. Dans le goût, etc.

Nous pouvons maintenant donner l'explication de la table rase, au sujet de laquelle on a tant écrit. Les uns comparent l'âme, au moment de sa création, à la toile du peintre sur laquelle rien n'est encore tracé; les autres, se servant de la même comparaison, veulent que l'âme, au sortir des mains du Créateur, soit comme empreinte de linéamens qui forment des dessins plus ou moins nombreux, plus ou moins bien terminés. Représentez-vous une feuille de papier blanc; voilà, suivant les premiers, une image de l'âme avant son union avec le corps. Si le papier, au contraire, se trouve chargé de caractères, il figurera, suivant les seconds, l'état originaire de l'âme.

L'âme, au premier moment de son existence, est-elle table rase?

Oui et non. Voulez-vous parler des idées, des connaissances? l'âme peut être comparée à une table rase. S'agit-il des facultés, des capacités, des dispositions? la comparaison ne saurait avoir lieu; elle est fausse. L'âme a été créée sensible et active. La faculté d'agir ou

de penser, la capacité de sentir, sont innées; et tous, tant que nous sommes, nous apportons, en naissant, et des dispositions communes à tous les individus de l'espèce humaine, et des dispositions propres à chaque individu. Les idées, au contraire, sont toutes acquises; car les premières qui ont éclairé notre esprit supposent les sensations, qui elles-mêmes sont acquises.

Les idées innées, sous quelque forme qu'on les présente, de quelque nom qu'on les décore, de quelques couleurs qu'on les embellisse, ne soutiennent donc pas l'examen de la raison; et la philosophie, en les créant, s'oublia elle-même pour faire l'office de l'imagination.

L'homme n'entre pas dans la vie, pourvu d'idées, riche de connaissances; l'ignorance est son état primitif; il ne peut s'en affranchir qu'à mesure que la vivacité du sentiment réveille les facultés qui doivent lui former une intelligence.

Des connaissances antérieures à tout sentiment seraient des connaissances sans origine et sans cause; et nous ne savons qu'autant que nous avons senti, qu'autant que nous avons appliqué les facultés de notre esprit à nos différentes manières de sentir. Nous ne savons que ce que nous avons appris: vérité triviale qu'il est bien extraordinaire qu'il faille demander à la philosophie.

Si quelque partisan des idées innées, frappé des ré— flexions que je viens de vous présenter, voyait avec peine le renversement d'une doctrine qu'il chérissait, je lui dirais :

Je suis aussi fâché que vous que nos connaissances ne

soient pas innées. Plût à Dieu que nous les apportassions toutes en venant au monde ! mais la nature en a ordonné autrement. Elle a voulu qu'à l'exception des idées qui sont nécessaires à notre conservation, et qu'elle nous donne en jouant avec nous, pour ainsi dire, presque toutes les autres lui fussent arrachées avec violence. Ce n'est pas en restant oisif que l'homme a trouvé les sciences et qu'il a inventé les arts. Aussi peut-il, à juste titre, s'en glorifier comme d'une conquête heureuse conquête, qui le récompense magnifiquement de ce qu'il a fait pour l'obtenir. Il a mis un siècle à s'emparer d'une vérité; il en jouira pendant des milliers de siècles. Doit-il se plaindre de sa condition ?

« Comme nous sommes condamnés à gagner notre vie à la sueur de notre front, il faut, dit Malebranche, que l'esprit travaille pour se nourrir de la vérité. Mais croyez-moi, ajoute-t-il, cette nourriture des esprits est si délicieuse, et donne à l'âme tant d'ardeur, lorsqu'elle en a goûté, que, quoiqu'on se lasse de la chercher, on ne se lasse jamais de la désirer et de recommencer ses recherches; car c'est pour elle que nous sommes faits'. »

1. Entretiens sur la métaphysique.

DIXIÈME LEÇON.

Distribution en différentes classes, des idées sensibles, intellectuelles et morales.

Aucune idée n'est innée. Aucune idée ne fut originairement gravée dans notre âme par la main de la nature. Toutes sont dues à notre activité propre. De la sensation, l'esprit fait sortir les idées sensibles; du sentiment de l'action de ses facultés, et du sentiment des rapports, les idées intellectuelles; du sentiment moral, les idées morales.

Ces trois espèces d'idées, ou plutôt ces quatre espèces d'idées (puisque nous en avons réuni deux sous le nom d'idées intellectuelles), se divisent chacune en un certain nombre de classes et de mêmes classes; elles sont :

Vraies ou fausses,

Claires ou obscures,
Distinctes ou confuses,

Complètes ou incomplètes,

Réelles ou chimériques,

Absolues ou relatives,

De choses ou de mots,

Elles sont simples, composées, collectives, abstraites, générales.

Toutes ces classes n'ont pas, à beaucoup près, une égale importance: il suffira presque d'avoir énoncé les

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