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Mais, ce qui ne saurait manquer de surprendre, Condillac est celui de tous les philosophes qui s'est exprimé de la manière la plus décisive. « Il ne suffit pas, dit-il, d'avoir des sensations pour avoir des idées. Pour se faire des idées, par la vue, il faut regarder, et ce ne serait pas assez de voir'.

L'expérience est ici d'accord avec Condillac. Mais que devient son analyse des facultés de l'âme?

Pour se faire des idées par la vue, il ne suffit pas de voir, c'est-à-dire de sentir. Que faut-il de plus? Il faut regarder, c'est-à-dire agir.

Peut-on déclarer plus ouvertement que l'âme n'est pas bornée à la sensibilité; que, s'il n'y avait en elle que sensibilité, elle serait privée de toute connaissance?

Le passage que vous venez d'entendre, et quelques autres semblables qui ne se trouvent que dans l'édition posthume des œuvres de Condillac, m'ont fait penser plus d'une fois que, s'il avait vécu encore quelques années, il aurait modifié son analyse des facultés de l'âme, et qu'au lieu de n'admettre qu'un seul principe, il en aurait reconnu deux : l'un pour les idées, l'autre pour les facultés; le sentiment et l'attention.

Ma conjecture vous semble-t-elle peu fondée, trop hasardée? J'y renonce; mais, d'après les motifs que nous avons exposés dans la première partie de nos leçons, je ne craindrai pas de le dire: Si Condillac n'avait pas changé son analyse, il aurait dû là changer.

4. Art de penser, p. 51-32.

Terminons enfin. Peut-être cette discussion suffirat-elle pour dissiper les doutes qui vous inquiétaient.

Alors vous n'hésiterez plus à blâmer les fausses méthodes qui surchargent d'abord de règles qu'on n'applique pas et que souvent on ne saurait appliquer.

Vous comprendrez mieux la nécessité de soigner les expressions et le langage, si vous voulez que votre raisonnement ait de l'exactitude et de la précision.

Pénétrés de cette vérité, que toutes les connaissances humaines ont leur source dans le sentiment, vous observerez sans cesse vos différentes manières de sentir : vous en ferez l'objet continuel de votre pensée; et vous vous enrichirez tous les jours de nouvelles idées sensibles, de nouvelles idées intellectuelles et de nouvelles idées morales.

La nature a dit aux hommes Je vous fais présent du sentiment. Cultivez ce germe précieux il se développera en rameaux féconds; il produira pour vous l'arbre de la science. Tout ce qui n'a pas ses racines dans le sentiment sera interdit à votre intelligence; qu'il le soit à votre curiosité. Ne cherchez donc pas la raison de ce qui est hors du sentiment; ne cherchez pas la raison du sentiment lui-même '. Je me suis réservé les premiers principes: c'est mon secret.

Et ne vous plaignez pas que je me montre envers vous trop peu libérale. Les conquêtes du génie et les travaux des siècles n'épuiseront jamais les trésors que recèle le sentiment.

4. Part. I, leç. xv.

NEUVIÈME LEÇON.

Des idées innées.

La leçon que je me propose de faire aujourd'hui, quoique un peu longue, je le crains, pourra vous paraître extrêmement abrégée; car elle comprend la matière de plusieurs leçons. Nous aurons des systèmes à exposer; nous aurons de l'historique, du polémique; nous aurons des erreurs de fait à redresser ; et, enfin, nous dirons ce qu'il nous semble qu'on doit penser des idées innées. Je commence, sans autre préambule.

Il y a deux opinions principales sur l'origine des idées.

D'un côté, les idées nous viennent toutes par les sens, ou des sens, ou des sensations : « Il n'y a rien dans l'intelligence, qui n'ait été auparavant dans les sens, dans le sens; nihil est in intellectu quod priùs non fuerit in sensibus, in sensu. » Les partisans les plus célèbres de cette opinion, ceux qui la regardent comme une vérité fondamentale, sont, parmi les anciens, Dé nocrite, Hippocrate, Aristote, Épicure et Lucrèce; dans le moyen âge, les scolastiques, qui, tous, étaient péripatéticiens; et, plus près de nous, Bacon, Gassendi, Hobbes, Locke, Bonnet et Condillac.

De l'autre côté, les idées, plusieurs idées du moins, sont indépendantes des sens et des sensations; et la

maxime « rien n'est dans l'intelligence, qui n'ait été auparavant dans les sens, » loin d'être reçue comme un axiome, est rejetée comme une erreur manifeste. Cette seconde opinion est appuyée sur des noms aussi imposans qué l'opinion contraire: elle compte, parmi ses défenseurs, Platon et ses disciples, l'école d'Alexandrie, les premiers pères de l'Église; au renouvellement des sciences, quelques philosophes italiens; et, plus récemment, Descartes, Malebranche, Leibnitz, et tous les écrivains de Port-Royal.

Voilà de grands noms opposés à de grands noms ; et si, pour nous décider, nous étions réduits aux autorités seules, que pourrions-nous faire de plus sage que de rester en suspens? mais les autorités et les noms, ailleurs d'un si grand poids, doivent en philosophie céder à la raison; et la raison va nous dire que, pour trouver la vérité, il faut la chercher loin des disciples d'Aristote, et plus loin encore des disciples de Platon.

Examinons le sentiment des premiers, et remarquons, d'abord, qu'ils ne sont pas uniformes dans l'interprétation de leur axiome.

Les uns n'ont pas craint d'avancer que toutes les idées nous viennent immédiatement des sens; que des idées qui ne nous viendraient pas immédiatement des sens, ne seraient point, à proprement parler, des idées, mais des mots auxquels ne correspondrait rien. de réel.

Après tout ce que nous avons dit et démontré dans nos leçons précédentes, je ne m'arrête pas sur une chose aussi évidemment fausse.

Les autres, et c'est le plus grand nombre, pensent avec Locke, avec Gassendi, que, des sens, il ne peut nous venir immédiatement que les premières idées, les idées sensibles; que les idées intellectuelles et les idées morales sont le produit de la réflexion appliquée, soit aux idées sensibles, soit aux opérations de l'esprit.

Ces derniers sont dans la nécessité de prouver que toutes, et chacune des idées qui sont dans notre intelgence, nous sont venues, ou par les sens immédiatement, ou par la réflexion et c'est aussi ce qu'ils ont essayé. Mais tous les efforts du génie n'ont pu en venir à bout; car le génie ne change pas la nature des choses: il ne fera pas qu'il n'y ait qu'une seule origine d'idées, ou qu'il n'y en ait que deux, quand la nature a voulu qu'il y eût quatre origines '.

Ce n'était pas assez. On a prétendu expliquer comment les idées viennent des sens; comment un ébranlement dans l'organe est suivi d'une idée dans l'âme. Et ceci n'a pas été particulier aux philosophes qui voient dans les sens l'origine de toutes les idées : il a suffi à d'autres d'en faire dériver quelques-unes de la même source, pour se croire obligés de nous montrer le lien qui unit la substance matérielle à la substance immatérielle.

Voici ce qu'ont imaginé, pour résoudre ce problème, et ceux qui affirment que toutes les idées, sans aucune exception, viennent des sens, et ceux qui pensent qu'il n'en vient qu'un certain nombre.

1. Part. II, leç. I et Iv.

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