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SEPTIÈME LEÇON.

ÉCLAIRCISSEMENS SUR LES CAUSES DE NOS IDÉES.

Sentiment, Connaissance, Rapports. Application de notre théorie à plusieurs questions relatives aux idées.

Sentir et connaître, nous l'avons assez dit, sont deux choses qu'il faut bien distinguer. Pour sentir, il suffit à l'âme d'être passivement affectée; au lieu que pour connaître il faut qu'elle agisse ou sur quelque sentiment, ou sur quelque connaissance, résultat elle-même d'une action de l'âme sur ce que l'âme a senti d'abord '.

Entre le sentiment et la connaissance, entre la connaissance et la connaissance, l'action de l'âme se trouve donc interposée; et cette action, toujours indispensable, se fait remarquer principalement lorsqu'elle a été provoquée par de vifs sentimens de plaisir ou de peine, ou lorsqu'elle a été commandée par un ordre plus absolu de l'âme elle-même.

Alors les facultés de l'entendement se portent à l'envi sur nos manières de sentir. L'attention les étudie à part; elle veut savoir ce qu'elles sont en elles-mêmes. La comparaison les rapproche; elle cherche à les apprécier les unes par les autres. Le raisonnement profite de ce

4. Part. I, leç. iv.

que lui ont appris l'attention et la comparaison; il pénètre plus avant, il découvre ce que les deux premières facultés n'auraient jamais pu nous apprendre.

Le sentiment, s'il était seul, aurait beau se répéter, se multiplier, cesser, recommencer, et remplir ainsi la vie la plus longue, il ne laisserait rien après lui. Le passé serait perdu; l'avenir ne pourrait être soupçonné; et l'absence de toute mémoire, de toute prévoyance, concentrerait la durée des siècles dans une existence toujours momentanée, toujours indivisible.

Il ne suffit donc pas que le sentiment recèle les sources de l'intelligence: il faut que l'activité de l'âme pénètre dans ces sources, pour en faire jaillir les idées 1.

On a de la peine à recevoir cette vérité sans la restreindre par quelques exceptions. On voit bien que les idées des facultés de l'âme, plusieurs idées de rapport, et plusieurs idées morales, ne se présentent pas d'ellesmêmes; et qu'afin de les obtenir l'esprit est obligé à un travail qui ne se fait que trop sentir, et qui n'est pas toujours récompensé par le succès. Mais, en même temps, on est porté à croire que les idées sensibles nous viennent toutes faites; qu'elles ne diffèrent en rien des sensations, et qu'elles sont l'effet immédiat de l'impression des objets.

Pour achever de vous convaincre, je n'ai besoin que des observations les plus communes, les plus familières.

4. Part. II, leç. III.

On met sous nos yeux une écriture inconnue, de l'arabe, je suppose. Que verrons-nous au premier instant? Que discernerous-nous?

Je dis que nous verrons tout, mais sans rien dis

cerner.

Nous verrons tout; car les rayons partis de chacun des points de tous les caractères qui sont devant nous pénètrent jusqu'au fond de l'œil, et font sur la rétine une impression, après laquelle nous sentons ou nous voyons, sans qu'il nous soit possible de ne pas voir. La volonté ferait de vains efforts pour nous soustraire à des sensations qui sont la suite nécessaire du mouvement reçu par l'organe.

Mais s'il est incontestable que tout sera vu, il ne l'est pas moins que rien ne sera discerné, tant que l'œil, qui vient de recevoir l'impression simultanée de tous les caractères, ne l'aura pas divisée, par le regard, en plusieurs impressions partielles et successives; et celui qui s'obstinerait à ne pas regarder ainsi successivement resterait des années, toute la vie, avec les pages d'un volume sous les yeux, sans en tirer une seule idée. Il est donc nécessaire que le regard s'arrête sur chaque mot en particulier, afin de détacher de l'image totale l'image de ce mot; et cela ne suffit pas encore. Le mot ne fût-il composé que de trois caractères, ou même de deux, nous sommes forcés de le décomposer, d'étudier ces caractères, un à un, pour les voir à la fois d'une manière distincte.

Voilà comment nous sommes parvenus à lire notre langue; et si aujourd'hui nous saisissons avec une ex

trême rapidité toutes les lettres qui entrent dans la composition d'un mot français ; si nous les distinguons infailliblement les unes des autres, c'est que dès longtemps nous avons appris à faire cette distinction. Les enfans en sont la preuve. Ils ne voient, à l'ouverture d'un livre, que du blanc et du noir; et j'ajoute qu'ils ne distinguent même le blanc et le noir que parce qu'ils ont appris à les distinguer. Un enfant dont les yeux s'ouvrent pour la première fois à la lumière voit sans doute; mais ne croyez pas qu'il soit affecté par la diversité des couleurs. Toutes se réunissent en un sentiment confus, dans lequel il ne démêle rien, et dans lequel il ne pourra rien démêler jusqu'au moment où le regard aura opéré ce démêlement '.

Tout nous assure que, sans le regard, la vue serait impuissante à nous donner la moindre idée.

Qui n'a pas éprouvé qu'on peut avoir cent fois, et les yeux bien ouverts, parcouru la longueur d'une rue sans en connaître autre chose que la direction et le point où elle aboutit, parce que ce sont les seules choses qu'on aura remarquées ?

D'après la multitude des monumens d'architecture, des ouvrages de sculpture et de peinture qui ornent les places, les palais, et qu'on rencontre partout dans une grande capitale, ne dirait-on pas que, de tant d'impressions à chaque instant renouvelées, il doit sortir une foule d'idées? Vous savez ce qui en est, et jusqu'où vont, dans les beaux-arts, les connaissances du

4. Part. I, leg. vi et xv.

peuple. Il a des yeux qui reçoivent l'impression des chefs-d'œuvre; mais, distrait par d'autres soins et par d'autres intérêts, il ne s'en sert pas pour regarder.

Que ceux qui prétendent que l'attention n'est pas toujours indispensable pour acquérir des idées, nous expliquent comment il se fait que dans une ville comme Paris, dont les murs sont couverts de toutes sortes d'écritures, d'adresses, d'enseignes, d'affiches, il se trouve, et non pas en petit nombre, des hommes de cinquante, de soixante ans, qui ne connaissent pas les lettres de l'alphabet, des lettres dont ils n'ont cessé de recevoir l'impression depuis leur première enfance. Pour se faire des idées par le moyen de l'œil, il ne suffit donc pas de voir, de sentir; il est nécessaire de regarder, de donner son attention, d'agir.

Vous raisonnerez sur tous les sens comme sur le sens de la vue, et vous conclurez avec certitude qu'un être organisé comme nous le sommes, mais de manière, s'il est permis de le supposer, à ne jamais donner son attention, à ne jamais faire un usage actif de ses sens, à recevoir toujours passivement l'impression des objets, n'aurait aucune idée sensible, absolument

aucune.

Or, dès qu'il est une fois démontré que l'action de l'âme est la cause productrice des idées sensibles, de ces idées que presque tous les philosophes ont confondues avec les sensations, et qu'on acquiert avec une telle facilité qu'elles semblent naître spontanément des sensations, qu'elles semblent s'identifier avec les sensations, il est démontré, sans doute, que les idées

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